De la société du savoir à la question de l’Ecole

Intervention prononcée lors du colloque du 4 avril 2006 Pas de société du savoir sans école

Mesdames, Messieurs, chers amis,
Nous avons maintenu ce colloque en dépit des circonstances qui rendent les déplacements un peu difficiles. Ceci me conduit à remercier l’assistance et les intervenants, venus parfois de loin. Je pense en particulier à Marc Le Bris qui arrive d’une Bretagne ardente.

Il n’y a pas d’ironie, je crois, à s’interroger sur l’Ecole à l’heure où s’exprime une angoisse – déjà ancienne, il est vrai – sur la question de l’emploi. J’y vois même une complémentarité assez évidente.
D’une part une société riche et développée, la nôtre, qui, depuis longtemps déjà, se révèle incapable de répondre au défi de la création d’emplois que lui impose son implication de plus en plus grande dans la mondialisation.
De l’autre, la même société riche, qui, si elle devait demain créer enfin les emplois de l’avenir, grâce, notamment, à de vrais investissements à l’échelle nationale ou européenne, se trouverait peut-être confrontée à la question de l’investissement humain préalable, celui dont la clef réside dans l’accès des plus larges couches de la population à une éducation digne du futur.

C’est ainsi que j’en viens au thème de la « société du savoir » que nous avons choisi pour titre au colloque d’aujourd’hui.
C’est un thème qui s’est répandu dans le monde comme une traînée de poudre depuis le début des années 2000 et a été notamment formalisé au « sommet du Millénaire » par lequel la quasi-totalité des pays représentés à l’ONU avait défini de grands objectifs touchant à l’évolution souhaitable des sociétés. L’objectif désirable n’a cessé depuis lors d’être cristallisé dans l’idée de « société du savoir ».

Mais on voit très bien que cet objectif est profondément équivoque, pour plusieurs raisons.
D’abord, s’il constitue un objectif en ce qui concerne les pays en développement, c’est déjà un constat en ce qui concerne les pays riches et développés. L’idée sur laquelle il repose est assez simple à défaut d’être parfaitement claire : nous sommes passés d’une économie industrielle à une économie où les investissements principaux se font dans les domaines de l’éducation, de la formation, de la recherche et des nouvelles technologies. Tel est le constat de la « société du savoir » qui serait l’étape actuelle des sociétés développées.
De l’autre côté, les organisations internationales et les institutions multilatérales ont de plus en plus tendance, notamment à la clef des programmes qu’elles proposent, à marteler que c’est l’objectif désirable vers lequel doivent tendre les sociétés moins développées. De même que depuis une dizaine d’années on leur a présenté la « gouvernance », on présente aujourd’hui à ces sociétés l’idée qu’en développant les réseaux de nouvelles technologies de l’information et de la communication (les NTIC) elles arriveront peut-être enfin à relever le défi de l’accès à une société plus intelligente dont le savoir de base sera plus développé et plus accessible à un grand nombre de fractions marquantes de la population.
Or il n’est pas besoin d’être grand clerc pour constater que tout cela repose sur des présupposés dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont plus obscurs que clairs.
Si l’on comprend bien, la clef du développement passe par une ou des formes de promotion, d’organisation et de diffusion d’un savoir comprenant, dans un grand mélange, les acquis éducatifs de base, les connaissances scientifiques et techniques plus pointues, l’accès général à l’information, notamment par les réseaux de nouvelles technologies et, même la formation continue bien qu’elle soit un peu le parent pauvre dans les documents qui touchent à la société du savoir.

Dans les nombreux documents émanant des organisations internationales ou multilatérales, tout particulièrement l’OCDE, on peut ainsi relever un ou deux traits marquants.
Tout d’abord, le rôle prépondérant accordé aux technologies de l’information et de la communication. On fait comme si, d’une part, ce rôle modifiait radicalement l’approche des pays déjà dotés d’un système d’éducation effectif, en révolutionnant et en rénovant en profondeur l’enseignement : c’est pour le moins une question. Et, d’autre part, on suppose que les NTIC constitueraient l’élément clef qui permettrait aux sociétés pauvres d’accéder au savoir : autre présupposé pour le moins fragile.
Un autre trait caractérise cette littérature sur la société du savoir : la croyance ou le présupposé, quasi tacite, que les systèmes éducatifs s’améliorent. On privilégiera alors la formation continue et, plus encore, le développement de la recherche – à très juste titre, bien sûr – sous l’angle des investissements nécessaires. Cette croyance – ou ce présupposé – que les systèmes éducatifs s’améliorent tout seuls, notamment à la base est tempérée par des polémiques récurrentes qui, dans notre pays, s’expriment par l’interrogation sur le niveau « qui monte »… ou « qui baisse… » et dont peu de personnes, sans doute, ont réellement la clef.

Toujours est-il que ces questions d’ensemble, à la fois liées et hétérogènes – le système de formation, le développement des NTIC, les nouveaux investissements dans le recherche – font l’objet d’une rhétorique mondialisée, équivoque, peu claire, tendant finalement à accréditer l’idée que nous progressons tous – chacun à son rythme- vers une société plus intelligente tout en refusant de s’interroger sur ce que sont les instruments réels de cette société plus intelligente.

Dans ce panorama, il a paru à la Fondation Res Publica, compte tenu des objectifs qui sont les siens, que le rôle de l’Ecole, qui n’est jamais posé dans les documents relatifs à la société du savoir, devait être regardé comme central.
Pour mieux nous focaliser sur ce rôle central de l’Ecole, nous avons pensé qu’il fallait retenir une problématique qui fût claire, quant à elle, mais qui fût également relativement densifiée autour de la question principale. Et il nous a semblé que la question principale est celle de l’état du système éducatif et de sa capacité à relever les futurs défis qui se posent à notre pays comme à d’autres. Permettre au pays d’aller de l’avant est bien en effet, sur ce sujet comme sur d’autres, au centre des préoccupations de Res Publica.

Pour définir ces facteurs qui nous permettront d’aller de l’avant, nous avons choisi de nous interroger sur l’évolution des trois ou quatre décennies passées, leurs dérives et les raisons de ces dérives mais aussi d’avancer des propositions « constructives » puisque l’on accole toujours, peut-être généreusement, cette épithète, que nous espérons néanmoins mériter ici, à travers quelques questions-clefs : la question de la transmission des savoirs et des modalités de cette transmission – tout particulièrement à l’école – et la question qui lui est liée des structures et des filières à travers lesquelles se fait la transmission des savoirs, ce qui concerne davantage le collège.
C’est donc sur ces deux niveaux du système éducatif que portera l’essentiel des interventions

Je résumerai autrement cette question qui nous préoccupe :
Dans un pays riche, comme le nôtre, peut-on tenir pour acquis ce présupposé d’un progrès global dans l’ordre du savoir, qui en ferait une société plus intelligente, sans s’être interrogé sur l’état des savoirs de base ? Et que sont les savoirs de base si ce n’est ce qui est dispensé à tous, c’est-à-dire en France à l’école et au collège ?

Pour nous interroger sur cet ensemble de questions, nous entendrons des interventions traitant des raisons des dérives qui ont pu s’installer dans notre pays depuis une bonne trentaine d’années (sans que je veuille là fixer une date précise). Nous essaierons aussi de rechercher des raisons, ou plus exactement des moyens -ce ne sont pas encore des raisons d’optimisme- pour en sortir, compte tenu du fait que ces dérives se sont accentuées depuis l’époque, il y a vingt ans, où Jean-Pierre Chevènement a essayé de relever l’Ecole de la République et a été entendu par l’opinion, comme l’on s’en souvient.

Je laisserai à d’autres, plus experts, le soin de décliner les causes. Mais le mal est sans doute profond .Un certain nombre de systèmes opaques, intermédiaires se sont mis en place, pas seulement dans l’appareil éducatif, mais aussi, d’une manière beaucoup plus redoutable, chez les « faiseurs d’idéologie », expression que je préfère à « faiseurs d’opinion », notamment dans ce domaine.
Je donnerai deux exemples de ces dérives.

Le Monde du mardi 28 mars publiait une interview de Philippe Meirieu dont tout le monde connaît le rôle dans l’évolution de l’école dans ce pays depuis vingt-cinq ans.
Philippe Meirieu s’exprime ainsi :
« Dans la conjoncture actuelle … Je me sens trop en désaccord avec les décisions prises, ces dernières années, dans le domaine éducatif »
Je ne décline pas ses raisons, d’autres le feront peut-être, mais j’en viens aux propositions qu’il avance. Je les trouve, pour ma part, très révélatrices de ces évolutions négatives auxquelles je n’ai fait pour l’instant qu’une rapide allusion.
« Il est plus important aujourd’hui, dit Philippe Meirieu, de connaître la différence entre le civil et le pénal que de savoir résoudre le théorème de Thalès. De même, un minimum de culture économique serait plus utile que la maîtrise d’une troisième langue vivante. » Important pour qui ? Pour quoi ? Important en soi, sans autre justification.
Et de conclure :
« Au lieu de réconcilier certains élèves avec l’école, par la culture, l’expérimentation, le sport, on se focalise sur certaines matières académiques. On est dans l’acharnement pédagogique. »
Ce qui est intéressant, c’est ce mode de dénonciation sur lequel s’exprime un pédagogiste en réalité triomphant dont le système de pensée, me semble-t-il, a largement eu gain de cause : et sûrement pas dans le sens de « l’acharnement pédagogique ». Ce qui peut sembler également extraordinaire est de voir comment un homme intelligent et cultivé met sur le même plan, pour « réconcilier » les élèves avec l’école, trois instruments qui n’ont absolument aucun rapport entre eux. La culture et le sport, passe encore… mais en quoi l’expérimentation, qui est une méthode, peut-elle se comparer à la culture et au sport ?
Je vois dans cette absence de rigueur matière à s’inquiéter… si nous n’étions pas déjà très inquiets !

Le deuxième texte auquel je voulais me référer pour qu’on mesure l’étendue des dérives est tiré du Code de l’éducation. La partie réglementaire de ce code est aujourd’hui en voie d’examen au Conseil d’Etat. Il s’agit de figer des textes intervenus depuis une quinzaine d’années.
Voici le début du chapitre unique, section 1 :
« Organisation et fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires publiques ». Il reprend, sans rien y ajouter, le décret du 6 septembre 1990 « relatif à l’organisation et au fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires ».
Vous allez voir, c’est très beau.
Voici donc la toute première chose qui est dite sur la mission de l’école :
« L’école favorise l’ouverture de l’élève ».
« L’ouverture de l’élève »
… ! pas l’ouverture de l’estomac, ni l’ouverture de Tannhauser, « l’ouverture de l’élève ». Voilà la première chose que l’on dit sur l’école ! Voilà ce que le pouvoir réglementaire reprend à son compte et fige dans un code de l’éducation !
Vous devinerez naturellement sur quoi « s’ouvre l’élève : « sur le monde »
La suite : « et assure, conjointement avec la famille, l’éducation globale de l’enfant. Elle a pour objectif la réussite individuelle de chaque élève en offrant les mêmes chances à chacun d’eux. Elle assure la continuité des apprentissages. »
De ces objectifs parfaitement lénifiants, on passe ensuite aux objectifs propres à l’école maternelle et à l’école élémentaire. Et voilà donc figé dans le marbre tout ce que les gouvernements successifs qui n’ont pas manqué de proclamer la nécessité de « réformes », de réflexion et de « débats » publics sans parler du recours généreux à la loi, ont à dire aujourd’hui sur la mission essentielle de l’Ecole…

Je vais m’en tenir, avant de présenter les intervenants à ces deux textes parce que, je l’ai dit, on ne peut pas construire si on n’a pas pris la mesure de certaines dérives. Jusqu’à présent je me suis bornée à les pointer comme des réalités parce que les intervenants les décrypteront et les analyseront beaucoup mieux que je ne saurais le faire.

Pour aborder la question de la condition préliminaire des savoirs et de leur transmission aux plus larges couches de la population, qui nous semble le préalable indispensable à toute société intelligente… ou plus intelligente, en bref, à la « société du savoir », nous avons prévu une série de quatre interventions qui seront brèves de manière à ce que nous puissions avoir ensuite des échanges avec la salle.

Nous entendrons d’abord Philippe Barret qui, dans ses habits actuels, est Inspecteur général de l’Education nationale et qui traitera du sujet suivant : « Rompre avec la logique d’une dégradation » ;
Nous entendrons ensuite, sur le sujet : « Face à la dérive pédagogiste, transmettre et innover » Elizabeth Altschull, enseignante à Paris, auteur de « L’école des ego » que certains d’entre vous ont en mémoire. Vous vous souviendrez qu’elle a été membre de la commission Thélot, de célèbre mémoire, dont elle a été conduite à démissionner, démission évoquée par Le Monde sous le titre spirituel : « les partisans de la vieille école sont battus » ou quelque chose de ce genre.
Le troisième intervenant est Marc Le Bris, enseignant en Bretagne et membre du Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes (GRIP). Il interviendra sur le sujet des contenus : « Transmettre les savoirs, quels programmes ? ». Il est l’auteur de « Et vos enfants ne sauront pas lire ni compter »… C’est tout un programme… en creux, fort heureusement.
Le dernier intervenant sera Guy Coq, écrivain, philosophe, connu pour ses nombreuses contributions sur des sujets touchant à l’Ecole ou connexes à l’Ecole, comme la laïcité, par exemple. Guy Coq est l’auteur d’un ouvrage « Eloge de la culture scolaire », paru il y a deux ans. Il sera en tout cas le dernier intervenant avant que nous soit donnée une conclusion par Jean-Pierre Chevènement.
Je vais donc donner la parole à Philippe Barret.

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