Intervention de Rachid Adda

Intervention prononcée lors du colloque du 9 janvier 2006 La République au défi des banlieues

Je ne reviendrai pas sur les causes profondes de l’embrasement de quartiers de villes populaires de banlieues. L’analyse de Jean-Pierre Chevènement est limpide et j’y souscris totalement.
Je voudrais plutôt évoquer l’occasion, qui a été saisie par certaines de nos élites dirigeantes, prenant ces événements comme prétexte, pour remettre en cause le modèle républicain laïque et tenter de promouvoir un modèle anglo-saxon communautariste qui repose sur des concepts étrangers aux valeurs républicaines et à la conception républicaine de notre nation, comme le rappelait Max Gallo.
L’égalité des chances et le droit à la différence sont aujourd’hui des alibis bien utiles pour tirer à boulets rouges sur un modèle qui aurait failli à sa mission. Le tir est croisé puisqu’à sa droite la République trouve des libéraux communautaristes qui prônent une gouvernance où le religieux jouerait un rôle politique et à sa gauche un cartel pluriel bien singulier rassemblant des libéraux et des gauchistes qui encouragent l’émergence d’une société multiculturelle. Ce concept est d’ailleurs distinct de ce que Sami Naïr a appelé la République métissée, une formule plus imagée pour désigner le creuset républicain que nous défendons.
Les libéraux ont tout intérêt à une ethnicisation des rapports sociaux. Adeptes ou convertis aux concepts macroéconomiques qui constituent les fondements de la construction européenne, ils n’ont pas de réponses économiques aux problèmes sociaux de notre temps et souhaitent donc déplacer les clivages. Masquer les effets de la crise démocratique et citoyenne profonde leur permettra pour un temps (le temps d’un ou deux quinquennats…) de ne pas devoir s’atteler aux véritables causes de cette crise.
D’où la stratégie qui a consisté à cogner le modèle républicain et promouvoir la discrimination positive et les quotas avec plus ou moins de convictions, d’ailleurs. Certains à gauche, sentant la contradiction, ont évoqué des quotas temporaires pour ouvrir une parenthèse communautariste qu’ils ne refermeront jamais ! A dire vrai, je fus d’abord étonné de voir que pour seul diagnostic ils nous proposaient en fait une autopsie de la République. D’autant plus, que vivant à Sarcelles, ma ville natale, j’ai pu y constater que la population ne remettait pas en cause le modèle républicain. Bien au contraire, elle demandait plus de République, elle demandait d’avoir accès à la citoyenneté, elle demandait d’être française à part entière.
J’en profite d’ailleurs pour indiquer que j’ai un décalage avec Max Gallo et que je ne suis pas en accord avec son interprétation ethnique des évènements de novembre. L’origine religieuse ou ethnique est, bien entendu, un des paramètres à prendre en compte puisque cette crise, en touchant des territoires et des quartiers où habitent, avec un phénomène de concentration croissante, des populations immigrées ou des Français issus de l’immigration, est aussi l’expression d’une crise de la citoyenneté, d’une perte de repères républicains et du sentiment d’abandon de certains de nos concitoyens.
80 % des populations immigrées ou « issues de l’immigration » (pour faire court) vivent en effet sur 10 % du territoire national majoritairement situés dans les ZUS. La dimension territoriale et sociale entraîne donc mécaniquement une dimension ethnique. Mais il a cité Alain Finkielkraut pour étayer son analyse. Or ce dernier voit une motivation ethnique voire une conscience religieuse chez les émeutiers et interprète cette crise comme une expression, en France, du choc des civilisations tel qu’il est conçu notamment par un certain nombre de néoconservateurs américains.
Si l’analyse de Max Gallo est celle-ci, je ne peux pas être d’accord parce qu’elle n’est pas conforme à la réalité. Et même elle n’est pas acceptable parce qu’elle semblerait indiquer que ces jeunes-là sont des étrangers dans leur propre pays alors qu’ils expriment leur désespérance, de manière brutale certes, mais en tant que Français. C’est aussi parce qu’ils se savent français qu’ils ont agi « hors de la loi », alors que leurs parents ou leurs grands-parents « rasaient les murs », comme ces Italiens de 1848 dont parlait Max Gallo. D’ailleurs les générations précédentes qui ont vécu dans le mythe du retour, furent très patientes et ont même fait preuve d’un calme exemplaire dans les années 70 quand des « Dupont Lajoie » les tiraient comme des lapins (vague de crimes racistes entre 73 et 80).
Enfin cette référence par des républicains, censés ignorer l’existence des communautés, est même singulière car elle renvoie à leurs origines des Français dont ils dénoncent par ailleurs la tentation communautaire et l’importation, dans leurs quartiers, du conflit israélo-palestinien.

Cette approche ethnique biaisée alimente surtout, par symétrie des causes et des remèdes, le fonds de commerce de ceux qui tentent aujourd’hui de dénaturer le pacte républicain par la promotion des quotas et de la discrimination positive.
La crise dans des banlieues populaires a été en effet l’occasion rêvée, voire même le prétexte saisi pour promouvoir le modèle anglo-saxon et dénigrer le modèle républicain, jugé responsable de la crise actuelle du fait de sa supposée inadaptation aux exigences de son temps, pour mieux le remettre en cause. Dans le même temps la politique de la ville, en tant que politique transversale adaptée aux zones urbaines sensibles, a été critiquée en bloc par Nicolas Sarkozy, principal chef d’orchestre de cette attaque en règle du modèle républicain.
Cette tentative de passage en force a en partie échoué parce que le Premier Ministre et le président Chirac ont refusé de relayer les velléités de gouvernance communautariste du ministre de l’Intérieur. Mais le plus déterminant a été l’attachement au modèle républicain exprimé par les Français, notamment ceux issus de l’immigration. Sans ce mouvement d’opinion à froid, Nicolas Sarkozy serait allé plus vite et plus loin. Mais il n’a pas renoncé. Pour s’en convaincre il suffit de voir son changement de cap dans la politique de la ville qu’il réduit à une politique d’immigration ou bien le rôle qu’il a donné aux autorités religieuses dans cette crise des banlieues. Je lui ai d’ailleurs fait remarquer, lors d’une réunion, que lorsque des agriculteurs mettaient à sac des lieux publics, il ne recevait ni Monseigneur Lustiger ni les curés de campagne !

Sans nier l’importance des discriminations active ou passive qui touchent une partie de nos concitoyens en raison de leur origine réelle ou supposée, l’invisibilité de ce que l’on nomme improprement les « minorités visibles », n’est elle pas avant tout la résultante de diverses forces qui éloignent de l’emploi, de la fonction politique, de la promotion sociale, du logement une partie encore plus grande de nos concitoyens sur des bases générationnelles, sociales, géographiques, institutionnelles ?
Prenons l’emblématique exemple de la composition de l’Assemblée Nationale dont Nicolas Sarkozy et d’autres voudraient modifier la composition à coup de quotas.

Que remarque-t-on ?
· Que le découpage électoral implique que les zones rurales sont surreprésentées en comparaison des zones urbaines. Un conseiller général représente des citoyens dans un rapport de 1 à 10 et un député dans un rapport de 1 à 4 suivant le territoire concerné.
· Que le mode de scrutin est responsable d’une bipolarisation qui ne choque personne, du moins dans les deux partis bénéficiaires : UMP et PS représentent à peine 20% des inscrits laissant hors de l’Assemblée Nationale 80 % des inscrits. Comment oser demander que l’on représente un pourcentage quelconque de la population sur une base ethnique quand l’électorat du FN, qui se prononce sur un programme politique (que je combats), est exclu de la représentation nationale ? Ce que je viens de dire est peut-être choquant mais voilà le type de raisonnement que nous imposeraient les quotas. On ne peut pas défendre à la fois une politique de quotas et se satisfaire d’une bipolarisation factice qui exclut de nombreuses sensibilités politiques dont la gauche républicaine d’ailleurs.
· Que certaines couches socioprofessionnelles (fonctionnaires, professions libérales) y sont dominantes : le monde de l’entreprise au sens large (ouvriers, employés, artisans, ingénieurs…) y est quasiment absent.
· Que la société civile y est peu représentée puisque les députés et plus généralement les élus sont des cumulards, récidivistes de surcroît !
· Que la formation initiale par l’ENA ou les Grandes Ecoles est un passage quasi-obligé et que l’inégal accès à ces formations est donc une cause de seconde espèce d’invisibilité politique du fait de l’appropriation de la fonction politique par les grands corps.
· Que les pratiques dans les partis politiques, du fait des appareils constitués d’hommes et de femmes, – qui accusent en chœur le modèle républicain pour mieux se disculper – favorisent la cooptation, les parachutages, la consanguinité républicaine par une transmission héréditaire du mandat et sont une entrave au processus démocratique qui permettrait au moins d’avoir des élus à l’image des militants !
· Qu’une génération dont beaucoup d’éléments ont d’ailleurs obtenu leurs diplômes par décret, celle de mai 68 pour ne pas la nommer, s’est accaparé le pouvoir politique mais aussi médiatique, culturel et économique au détriment d’un renouvellement générationnel naturel. La classe politique française est ainsi parmi les plus âgées de toutes les démocraties modernes !

Rapprochons cette réalité de verrouillage des institutions de notre République de la réalité sociologique de nos concitoyens ciblés par une éventuelle politique de quotas :
· Ils vivent pour 80% d’entre eux sur 10 % du territoire français, ultra majoritairement dans des zones urbaines sous représentées à l’Assemblée et très souvent terres propices aux parachutages politiques !
· Ils appartiennent à des couches sociales peu représentées à l’Assemblée ou en sont issus.
· Ils ne bénéficient majoritairement pas de réseaux particuliers, de l’hérédité, du corps de formation leur assurant la cooptation immédiate au sein d’un appareil politique.
· Ils sont issus de l’immigration (2ème, voire 3ème génération) et ont majoritairement moins de quarante-cinq ans.

A la lumière de ce constat, il apparaît clairement que la discrimination positive se contenterait alors de traiter les signes de la maladie sans en soigner les causes premières ! Je suis contre la discrimination positive mais je fais miennes les « ambitions nobles » qu’elle affiche à savoir obtenir dans toutes les sphères de la société une représentation plus conforme à la réalité de la population française. Je m’oppose à l’idée de quotas parce qu’elle est une remise en cause des principes fondateurs de notre Nation mais aussi parce qu’elle va à l’encontre de ses objectifs supposés.
La politique des quotas remettrait en effet en cause les fondement de notre citoyenneté : l’égalité de chacun face à la Loi et l’égale capacité pour chacun de participer à la vie de la Nation soit en se présentant à une élection soit en soutenant, selon le principe « un citoyen, une voix », le candidat de son choix. Même si le phénomène d’identification est important notamment pour l’exemplarité ou pour le sentiment d’appartenance à la Nation Citoyenne, il ne faut pas le confondre avec le processus de représentation. L’implicite des quotas est dans la coïncidence dangereuse entre ces deux concepts dont le premier danger serait une « communautarisation de la souveraineté » et le second l’impossibilité pour chacun de pouvoir se définir autrement que par son origine ethnique ou sa religion. Le citoyen ainsi communautarisé choisirait un candidat pour sa ressemblance et non pour sa capacité à rassembler autour d’un projet. Les quotas et la discrimination positive n’auraient donc pas un impact marginal mais changeraient notre conception de la citoyenneté, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité : Liberté dans des communautés liberticides pour l’esprit citoyen, égalité dans des communautés inégales entre elles, fraternité dans des communautés mises en concurrence !
Reconnaître la diversité culturelle dans notre pays ne doit pas nous entraîner à instaurer des modèles communautaires qui nous ramèneraient à l’Algérie coloniale, celle où sont nés mes parents, et au deuxième collège. La première mesure de discrimination positive me venant à l’esprit est d’ailleurs le décret Crémieux. Par la formalisation de l’inégalité de traitement, il a été une des raisons profondes de la segmentation de la société algérienne et de la séparation de destins qui étaient pourtant liés. La lutte pour l’égalité des droits et de traitement, avant même un quelconque sentiment national, fut la raison de l’engagement de mes parents et de mes grands-parents pour l’indépendance de l’Algérie. Je n’ai pas envie que dans mon pays, en France, en instaurant ce type de politique de quotas, on segmente aujourd’hui la population française pour sacrifier demain la Nation citoyenne. D’ailleurs, ceux qui veulent le faire aujourd’hui pourront dire demain aux « Français de souche » qu’on a dû y renoncer, non au nom de l’Europe fédérale ou d’une autre forme de supranationalité, mais pour pouvoir intégrer ces gens un peu bronzés… D’une certaine façon, on mettra sur le dos des discriminés le renoncement au modèle républicain. Tout à l’heure, Max Gallo parlait du CRAN ou du CRAB, j’ai bien peur que si demain le CRAN a une raison d’être, le Front national incarnera le CRAB.
Même s’il y a des difficultés à le maintenir, le vivre ensemble existe. Je pense qu’aujourd’hui, il est urgent de mettre en oeuvre des solutions républicaines pour élaborer une véritable « ingénierie » de lutte contre les discriminations et tordre le cou définitivement à l’idée de la faillite du modèle républicain. Cela nécessite de démonter les mécanismes discriminatoires pour voir où ça bloque et donc avoir une « approche technique ».
L’instauration de quotas serait très difficile à mettre en œuvre dans un esprit « égalitaire » et nous obligerait à une comptabilité antirépublicaine digne du régime de Vichy sans d’ailleurs résoudre la quadrature du cercle. Quelles minorités devrait-on prendre en compte ? Sur quelles bases ? Ethniques ? Religieuses ? Par pays d’origine ? Par couleur de la peau ? Où s’arrêtent les différences ? L’instauration de quotas sur une base ethnique ou raciale serait donc un raccourci qui nous mènerait finalement à l’impasse.
L’ordonnance se réduirait à un traitement symptomatique du mal qui touche notre République avec des effets secondaires sur le pacte républicain, dévastateurs pour la cohésion nationale. Au contraire un véritable remède consisterait à tenir compte de l’étiologie de la pathologie qui touche notre République à savoir le déficit démocratique dont l’absence de la représentation nationale de nos concitoyens issus de l’immigration est le signe le plus invalidant. Il doit donc être pris en compte rapidement mais dans le cadre d’une thérapeutique globale qui traite les véritables causes qui sont géographiques, sociales, générationnelles et institutionnelles.
Voici quelques pistes : un redécoupage électoral plus favorable aux zones urbaines, l’instauration d’une dose de proportionnelle, redéfinition du financement des campagnes électorales, une fusion du Sénat et du CES afin d’avoir une véritable chambre haute représentative de la société civile, « congé citoyen » d’un an qui permettrait aux militants politiques salariés en dehors de la fonction publique de pouvoir assumer pleinement une campagne électorale sans délaisser leur activité professionnelle.
Cela nécessitera avant tout une grande volonté politique chez les élites dirigeantes politiques.
Sans ce volontarisme républicain, en particulier des deux grands partis qui monopolisent à eux seuls au moins 80 % des mandats nationaux, on ne pourra pas changer les pratiques antidémocratiques au sein des partis politiques. L’accusation en règle du modèle républicain n’est- elle pas une forme de déni plus subtile de la part des dirigeants politiques ? On impute au navire une défaillance technique pour mieux excuser l’équipage et faire oublier l’erreur humaine ! Tous ces fossoyeurs de la République feraient de piètres mécaniciens. Après en avoir trafiqué le moteur et la carburation, ils mettraient une voiture à la casse pour panne d’essence. Ainsi avait-on besoin de quotas au PS pour investir des candidats à l’image des militants au lieu de privilégier des parachutages comme à Bondy ? Ne pouvait-on, par simple volonté, permettre l’élection d’un militant du terroir, un Jean-Paul, un Mamadou une Fatima ou même une Elizabeth ? A-t-on besoin à l’UMP des quotas pour dénoncer la transmission héréditaire des mandats politiques comme en Auvergne depuis trois générations ?
Il faut d’autant plus les dénoncer que l’instauration de quotas n’aboutira qu’à l’émergence d’une représentation décorative sans représentativité dont les bénéficiaires, élite s’autoproclamant représentante de communautés virtuelles, seront plus nommés qu’élus. Et finalement la discrimination positive reproduirait les schémas qui lui ont donné naissance. Le mal comme remède, et réciproquement. D’ailleurs à qui a objectivement bénéficié la parité ? Les ouvrières qui ont obtenu au nom de l’égalité homme/femme le droit de travailler la nuit ? Les femmes qui doivent inventer la machine à remonter le temps pour concilier vie familiale et vie professionnelle ? Bien sur que non ! Car cette loi sur la parité n’a rien changé aux conditions objectives qui exclut toujours la majorité des femmes du monde politique ! Et finalement les femmes politiques ont majoritairement les mêmes profils que les hommes politiques : elles proviennent presque toutes des grands corps de l’Etat ou sont passées par une grande Ecole.

Je voudrais en profiter pour m’arrêter quelques instants sur l’accès à la formation des élites que nous devons réformer si l’on veut véritablement remettre en marche l’ascenseur social et supprimer cette cause importante du déficit de représentation des jeunes des quartiers populaires. Les grandes écoles ont été créées pour deux raisons d’ailleurs liées : répondre à la fois aux besoins de la Nation en recrutant les meilleurs et à l’exigence républicaine d’égalité qui est d’ailleurs l’une des conditions de mise en œuvre de la première.

Un vrai problème est posé aujourd’hui par le mode de recrutement sur dossier nominatif (lycée et élève) pour l’accès aux classes préparatoires qui formalise la ségrégation territoriale et le lycée à deux vitesses, en prenant certes les meilleurs des beaux quartiers mais en oubliant parfois de très bons élèves des quartiers populaires (discrimination à l’adresse) au profit d’élèves moyens des beaux quartiers ! Les classes préparatoires ne recrutent plus tous les plus méritants mais surtout les plus informés. Une réforme républicaine de l’accès à la formation des élites consisterait à prendre 5 à 10 % des meilleurs élèves de terminale de chaque lycée en classe préparatoire afin de permettre aux enfants des quartiers populaires d’accéder aux grandes écoles sur les mêmes concours. En effet être parmi les meilleurs d’un lycée de ZEP est au moins tout aussi méritoire que d’être un élève moyen d’un lycée parisien huppé. Ce serait accessoirement un moyen de réintroduire de la mixité au lycée et de lutter contre le détournement de la carte scolaire par ceux qui ont les moyens financiers d’esquiver le handicap territorial. Au contraire, les promoteurs de la discrimination positive, comme le directeur de Sciences-Po, proposent des solutions cyniques comme la création d’un lycée d’élite en banlieue réservé aux seuls élèves des quartiers populaires. Encore un exemple du mal pris comme remède. Au lieu de favoriser la mixité sociale, cette solution en trompe l’oeil renforcerait une « ghettoïsation sociale » des meilleurs éléments des banlieues populaires. Après avoir construit les collèges au pied des tours, certains ont pensé à la classe prépa dans la cité HLM ! Au contraire il faudrait une réforme de la carte scolaire qui cesse de faire entrer les problèmes du quartier dans les établissements scolaires et permette de restaurer une mixité sociale, première condition de l’égalité des possibles à l’Ecole.

Pour cela, l’Etat pourrait exiger d’inclure dans les contrats d’Etablissement des Grandes Ecoles, recevant des investissements publics, des actions territorialisées (type SUPMECA) au profit des lycées situés dans les territoires dits « politiques de la ville ». Ce type d’action, à distinguer de l’expérience Sciences-Po d’instauration de quotas « hors concours » insultant pour leurs bénéficiaires peu nombreux d’ailleurs, utilise un dispositif déjà existant de passerelles d’admissions sur titre (niveau Bac+2 ou Bac+3) en ouvrant l’accès aux meilleurs élèves ayant opté après la Terminale pour une filière courte en IUT ou BTS. Les Grandes Ecoles quasiment toutes situées à la périphérie des grandes villes françaises pourraient aussi se voir confier la création en leur sein de classes préparatoires académiques faisant profiter aussi aux habitants des quartiers populaires des filières d’excellences dotés d’équipements et d’enseignants de qualité.
Il faut aussi agir sur les conditions matérielles discriminantes pour la poursuite d’études supérieures. La construction d’un grand nombre de bibliothèques d’études dans les banlieues permettrait de pallier l’inégalité de moyens liée à l’habitat et de favoriser l’émulation par le travail. Par exemple, Sarcelles ne dispose que de trente places de bibliothèques pour près de 60000 habitants ! Financer sur le modèle des IPES les études supérieures en subordonnant cette aide à un emploi dans la fonction publique pendant cinq à dix ans ou dans des domaines d’intérêt national (recherche et développement) serait un moyen de répondre à la double exigence évoquée précédemment. En effet, de trop nombreux jeunes diplômés des grandes écoles ou de l’enseignement supérieur, majoritairement de parents CSP+, rechignent à travailler dans ces secteurs préférant pantoufler dans le privé, dans les banques d’affaires ou les cabinets d’audit. L’accès à ces diplômes de jeunes issus des quartiers populaires et de familles ouvrières, dont le modèle de réussite « privilégie la valeur travail à la valeur argent », rendra un grand service à la Nation tout en offrant une promesse d’emploi à des jeunes diplômés souvent discriminés ou manquant de réseaux personnels.
Une autre mesure anti-discriminatoire consisterait à transformer la remise fiscale en avoir fiscal afin que l’aide indirecte de l’Etat pour les cours particuliers de soutien scolaire bénéficie aussi aux familles les plus modestes qui ne paient pas l’impôt sur le revenu.

Pour finir, au moment des événements dans les banlieues, des journalistes m’ont appelé :
« Vous avez réussi, vous êtes ingénieur, conseiller régional… Comment avez-vous fait ? »
J’avais l’impression d’être le seul rescapé d’un crash … Je leur ai conseillé d’aller se promener au CNRS ou à l’Université pour constater que je suis une des réussites ordinaires de la République. Celles dont on ne parle pas pour mieux faire croire que ce modèle ne fonctionne pas par essence. Il y a encore vingt ans, il fonctionnait pleinement, jusqu’à son abandon progressif, plutôt sa perversion, par des élites politiques.

Je date pour ma part le début de cette perversion communautariste du modèle républicain à la création de SOS racisme, première organisation qui ait segmenté la population française sur des bases ethniques. En phagocytant, au nom du légitime combat contre le racisme, le combat républicain pour l’égalité porté par la marche des Beurs, ses fondateurs ont contribué à donner une définition de la citoyenneté d’une partie de nos concitoyens par opposition à un autre groupe social ou politique ou par référence à une même différence ! D’ailleurs au lieu de présenter le FN comme un danger pour la démocratie, il a d’abord été montré comme un danger pour une partie de la population. Au lieu d’un « touche pas à mon pote », j’eus préféré un « touche pas à ma République » ou au moins « touche pas à ma démocratie… ».
SOS racisme a été créé quand j’avais seize ans ; je n’y ai pas souscrit parce que je sentais la fumisterie et la manipulation politique. Aujourd’hui, le CRAN, les « indigènes de la République » et d’autres sont dans la suite logique de SOS racisme qui peut être considéré comme le premier né de cette lignée. Nombreux, malheureusement trop silencieux, sont les Français issus de l’immigration qui les renvoient dos à dos en pensant « ni indigène, ni alibi : citoyens ! ». SOS racisme a changé mais le CRAN et d’autres prennent le relais pour vampiriser les derniers espoirs d’une jeunesse à l’abandon. Tous ces mouvements s’appuient en effet cyniquement sur des combats justes pour développer par la suite un catéchisme communautaire antirépublicain, parfois au nom des valeurs de la République et toujours drapés d’une représentativité factice autoproclamée. L’appel d’air créé par les discours de certaines élites politiques ou par les gouvernance locale en est grandement responsable.

D’autres mesures volontaristes pour rétablir la méritocratie républicaine et l’égalité de traitement existent ; elles seront abordées par Patrick Quinqueton lors de son intervention. Je pense par exemple à l’anonymat des demandes de logement, la responsabilité es qualité des DRH en cas de discrimination avérée, la fermeture administrative des agences immobilières ayant des pratiques discriminatoires ou l’exclusion des dispositifs d’allègements fiscaux pour les locations de biens immobiliers des propriétaires pratiquant la discrimination.
Elles doivent être mises en œuvre rapidement, dans le cadre d’un Plan pour l’égalité, pour que l’égalité des chances ne serve plus d’alibi à une remise en cause du modèle républicain et pour que les discriminations cessent de saper le pacte républicain.
J’aimerais finir en saisissant l’occasion de rappeler l’importance de distinguer, sans vouloir les hiérarchiser, la lutte contre les discriminations de la politique d’intégration. La première, qui s’adresse à des citoyens français, est un des aspects d’une politique d’accès à la citoyenneté et pour l’égalité effective des chances. Elle est l’une des faces, celle de l’accès aux droits, d’une politique de la citoyenneté dont l’autre face indissociable est le respect des devoirs. La lutte contre la discrimination s’inscrit donc dans le respect et la mise en œuvre pratique du pacte républicain et du contrat social fondateurs de notre Nation citoyenne. Quant à la seconde, elle est le devoir de la Nation vis-à-vis des populations étrangères accueillies sur notre sol et qui contribuent à la vie de notre Nation. Je n’oublie pas bien sûr qu’un lien générationnel (parents-enfants) et social opère un couplage des deux problématiques et que les discriminations au faciès ou au patronyme frappent indistinctement les Français issus de l’immigration que les étrangers vivant sur notre territoire. Il est toutefois nécessaire de faire cette distinction, en particulier au niveau des organes de réflexion, de décision politique et de communication médiatiques sauf à vouloir scinder la population française, contester la citoyenneté française à certains de nos concitoyens, pratiquer l’amalgame dans les constats et les diagnostics, et donner des solutions ethniques en trompe l’œil ! Pour cela, la question de l’immigration doit sortir des enjeux politiques électoraux.

Depuis vingt ans la classe politique tout entière fait le constat, avec plus ou moins de sincérité, de la fracture sociale et territoriale. Serait on prêt aujourd’hui à dire aux Français les plus défavorisés que l’on va seulement améliorer le sort d’une partie d’entre eux alors que la souffrance et le désespoir sont au moins d’égale importance ? Au contraire la lutte contre les discriminations éthnico-raciales doit être l’occasion de remettre à plat l’ordre social actuel qui a entériné de fait les inégalités de moyens et de traitement des couches sociales défavorisées. Cette crise des banlieues pourrait alors avoir de salutaire une prise de conscience, par la classe dirigeante, de la nécessité de redonner à la France un cadre macroéconomique permettant de résoudre la fracture sociale et territoriale avant qu’elle ne laisse définitivement la place à une fracture nationale, au sens de la Nation citoyenne
Car quand Nicolas Sarkozy nous dit : « le modèle républicain a failli, ça ne peut pas être pire », je remarque que ce ne sont que des voitures, et, malheureusement des gymnases et des écoles qui ont brûlé en novembre.
En comparaison, dans les pays à modèles communautaires anglo-saxons, les émeutes urbaines sont l’occasion d’affrontements ethniques, de batailles rangées entre communautés. Demain, si on met en place un tel modèle en France, les émeutiers ne se confronterons plus à une police qui incarne la présence d’un Etat jugé responsable de leur sort, mais c’est en bandes ethniques qu’ils s’affronteront et ce seront alors des mosquées, des églises et des synagogues qui brûleront parce qu’alors c’est dans l’Autre qu’ils chercheront le responsable de leur mal de vivre.

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