Intervention de Sami Naïr

Intervention prononcée lors du colloque du 9 janvier 2006 La République au défi des banlieues

Merci Monsieur le Président,
Il est évidemment un peu difficile d’intervenir après le cadrage que nous venons d’entendre : il n’y a plus qu’à s’y instiller.
Je crois que sur cette question, nous devons avoir une discussion, un débat de fond parce que tout le monde n’est pas d’accord sur le sens des événements qui se sont passés et, notamment, sur la signification d’un certain nombre de comportements.

Je voudrais donc essayer de répondre très rapidement à quelques questions. Lorsque ces événements sont intervenus, la première question que je me suis posée, a été : Qui sont ces gens qui ont décidé de passer à l’action directe – si je puis dire – un peu à la manière « propagande par le fait », un peu à la manière des syndicalistes révolutionnaires ou des ouvriers de la fin du 19e siècle ou du début du 20e siècle qui cassaient leurs machines et passaient à la propagande par le fait en attaquant directement les biens et les personnes.
Il m’est apparu évident qu’il s’agissait d’abord d’une révolte de jeunes appartenant à ce qu’on appelait les « classes dangereuses », au sens qu’avait cette formule au 19e siècle.
Mais d’autre part, malgré le formidable effet d’amplificateur des médias, il ne faut pas surestimer le nombre de jeunes impliqués directement dans le soulèvement : je veux dire impliqués directement dans la casse. Il est, en réalité, peu important. Ce qui, en revanche, est important, c’est le soutien dont il a bénéficié chez les autres, chez ceux qui n’ont pas participé directement au mouvement, y compris chez les parents, même s’ils n’approuvent pas les méthodes utilisées.

Il ne faut pas non plus oublier un deuxième aspect : je redoute que nous ayons à connaître à l’avenir d’autres soulèvements, d’autres comportements de ce type parce que, d’une certaine façon, le fait que cela ait existé, et que les autorités se soient mobilisées, le fait qu’on ait tenu – c’est une bonne chose – un discours positif d’intégration va pousser un certain nombre de gens à faire entendre leurs revendications de façon plus bruyante.

Qui sont-ils ?
Ce n’est pas un hasard si Jean-Pierre Chevènement vient de mettre l’accent sur l’immigration. Ils sont majoritairement issus de l’immigration avec une composante d’autochtones, une composante, allais-je dire, d’ « indigènes ». Confrontés les uns et les autres à des problèmes de conditions sociales identiques, ils rencontrent des problèmes d’intégration et d’identité totalement différents.
Je concentrerai ici mon propos sur les enfants issus de l’immigration parce qu’on sait bien que dans l’imaginaire de la société française, c’est ce dont il est réellement question. Lorsqu’on pense à ces mouvements, on pense d’abord aux cités extérieures aux villes et aux enfants issus de l’immigration.
Or ces jeunes, et sans aucunement légitimer leurs méthodes, sont souvent des victimes de la crise sociale que notre pays subit depuis si longtemps. L’aspect « victimes » étant aussi important que l’aspect « coupables ». « Victimes » parce qu’il y a là un très vieux contentieux datant de plus de quarante ans et qui fait que toute une partie de la société française, qu’elle soit ou non de nationalité française, vivant dans ce pays et contribuant à sa richesse, est non vue, exclue, marginalisée, mais aussi considérée comme une catégorie de citoyens de seconde zone.
La marginalisation sociale, le chômage, frappent en priorité cette partie de la population. De même, ces jeunes subissent – et ont subi – les formes d’apartheid urbain mises en place à partir des années 1970 en France, lesquelles ont remplacé les bidonvilles par les cités d’exclusion ou les ghettos à l’intérieur des villes.
Ils subissent le délitement de la cellule familiale, une crise extrêmement profonde qui traverse toute la société française mais qui, là, est plus manifeste qu’ailleurs – crise de la cellule familiale, de l’autorité parentale. Très souvent, la culture sauvage de la rue, la culture de la violence, est transposée par les enfants à l’intérieur de la structure familiale. D’où, très souvent aussi, la démission, l’incapacité des parents à s’opposer à ces comportements.
Ils subissent l’inefficacité de l’école dans la transmission des valeurs républicaines en dépit d’exemples de très belles réussites scolaires, mais qui ne doivent pas cacher la réalité de la grande masse.
Et ils subissent – c’est pour moi l’aspect le plus important – un rapport social ethnique discriminant. Ce rapport social ethnique ne signifie pas que la France soit un pays raciste, mais que l’ethnicité, avec sa version violente, le racisme, est désormais un élément qui joue dans le regard collectif et dans les choix sociaux à l’intérieur de la société française. Ce rapport social « racisant » a des conséquences extrêmement négatives et pénalisantes : toutes les enquêtes montrent la terrible discrimination à l’emploi, au logement, à la promotion sociale que subissent les enfants d’immigrés, surtout d’ailleurs les enfants d’immigrés maghrébins et noirs, c’est-à-dire ceux qui sont installés en France depuis le plus longtemps.
L’ensemble de ces éléments révèle, me semble-t-il, une faiblesse très grave de la République. La République sait de moins en moins faire lien, elle abandonne trop de ses enfants sur le chemin de la vie, elle peine à faire Nation, à faire Patrie.

Que font-ils ?
On ne peut généraliser.
Beaucoup luttent dans des conditions extrêmement difficiles pour vaincre les résistances sociales et la dureté du sort qui leur est imposé. Ils trouvent souvent en France, il faut le souligner, des mains secourables car le Français de base, je le crois sincèrement, n’est pas raciste.
D’autres vivent le rejet social avec colère et, parfois, haine, d’où la violence et la délinquance. Ceux-là se désassimilent ou n’ont jamais été assimilés à l’identité nationale, à la République, à la citoyenneté. Ces notions, quand on en parle avec eux, leur paraissent mensongères. Ils font de l’exclusion une identité négative qu’ils transforment en conversion à la religion, à la violence, à la patrie perdue des pères, à la communauté d’origine… selon le bricolage de chacun. Souvent, ils rejettent les lois, imposant leurs propres lois. Je dis bien qu’il y a deux courants : il y a ceux qui s’accrochent, difficilement, et cherchent à s’intégrer et ceux qui décrochent et, très souvent, se perdent dans le nihilisme.
Souvenez-vous des manifestations lycéennes en 1999 contre la loi Allègre. Deux mouvements convergeaient vers la Place de la Nation : le mouvement lycéen défilant en cortège ordonné, sérieux, avec des mots d’ordre clairement affirmés et, à côté, de jeunes excités, costume « banlieue », qui finirent par mettre le feu aux devantures de plusieurs bars à la Place de la Nation.
Or, le mouvement lycéen était dirigé par une jeune fille issue de l’immigration. Les casseurs étaient, eux aussi, majoritairement issus de l’immigration.
Deux mondes, celui de la revendication citoyenne et celui de la destruction nihiliste, ce dernier s’en prenant précisément à tout ce qui peut symboliser une vie normale selon le principe bien connu : puisqu’on n’est pas dans cette vie, on la détruit.

Que veulent-ils être ?
On pourrait discuter très longuement sur ce sujet.
Pour moi il tient en une phrase : fondamentalement, il y a une énorme demande de reconnaissance chez ces jeunes issus de l’immigration.
Ils veulent être reconnus comme égaux. Si la loi est effectivement celle de la République égalitaire, ils veulent être reconnus dans la fierté de leur origine. On sait aujourd’hui le poids des identités, le poids des références originelles. Le contenu de cette référence tient dans l’intégration sociale. De quelque manière que l’on tourne le problème, tant qu’il n’y aura pas d’intégration sociale pour ces jeunes de la seconde, de la troisième génération, il sera extrêmement difficile d’accéder à une intégration en valeurs.
Toute l’histoire du mouvement ouvrier depuis le 19e siècle, toute l’histoire de la sociologie des mouvements sociaux le démontre très clairement : il ne peut pas exister – sauf dans des cas exceptionnels – de véritable identité en valeurs avec la société dans laquelle on vit si, en même temps, on n’y a pas socialement sa place. C’est un problème fondamental.
Cette demande de reconnaissance implique donc l’intégration sociale.

Que faut-il faire ?
Il faut, bien sûr, rappeler la loi. Il n’est pas question d’accepter que l’on brûle la voiture du voisin pour manifester son mécontentement. L’Etat doit donc affirmer son autorité.
Mais il faut aller plus loin ; il faut refonder le lien républicain qui a été, ces trente dernières années, fissuré de toutes parts.

Je diverge d’avec le texte que vient de nous citer Jean-Pierre Chevènement.
La République, tout comme la Nation, n’est pas une substance éternelle, immuable et finie, comme la monade de Leibniz « sans porte ni fenêtre ». : « Les Monades n’ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose puisse entrer ou sortir »
Elle est une forme qui doit évoluer en même temps que son contenu. Elle doit correspondre, dans son concept, à la réalité qui la fonde. Or le concept du peuple français aujourd’hui, c’est celui d’un peuple métis, divers ethniquement, socialement, confessionnellement mais qui doit s’unir autour de valeurs d’appartenance communément partagées. Il faut une République à l’image du peuple français réel.
C’est un travail d’identité que les institutions n’ont pas promu et qu’elles doivent promouvoir.
Comment ?
En relançant les vecteurs d’intégration : l’éducation, l’instruction civique, le service national obligatoire, je pense même au service militaire ! On ne regrettera jamais assez la disparition du service militaire comme moment d’intégration symbolique dans la Nation.
Il faut également et surtout favoriser l’accès à la citoyenneté par l’accès aux responsabilités politiques. Regardez l’Assemblée nationale, regardez le Sénat et comptez le nombre de parlementaires issus de l’immigration, comptez le nombre de ces enfants de Maghrébins et d’Africains dont les parents sont français depuis plusieurs générations…
Mais il est vrai qu’il y a encore quelques années, les partis politiques avaient peur de faire figurer sur leurs listes des jeunes issus de l’immigration! Pendant les campagnes électorales, sauf quelques exceptions particulièrement notables, les candidats faisaient tout pour éviter de leur serrer la main parce qu’ils pensaient qu’ils ne votaient pas et que montrer une solidarité quelconque avec eux risquait de leur coûter des voix. Je crois que cela ne sera pas oublié rapidement et je crains que d’aucuns profitent de cette stigmatisation pour flatter des réactions communautaristes dans ces populations.

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation différente. Aujourd’hui, il est bon d’avoir « son » fils d’immigré sur la liste. Tant mieux ! C’est peut-être un premier mouvement.
Car il y a un véritable problème : la représentation politique en France, les lieux de responsabilité institutionnelle n’ont, en réalité, pas grand-chose à voir avec la diversité du peuple français.
Pour répondre à ces défis, il faut mettre en place une véritable politique d’identité républicaine ; faire non seulement du présent mais aussi du passé national, un sujet d’adhésion identitaire. Je dis cela à dessein parce que s’il y a une voie qu’il ne faut pas utiliser, c’est celle de l’insulte par prétérition, ou de l’insulte par comportement post-historique. Et je considère qu’on n’arrivera évidemment pas à intégrer ces jeunes, à leur faire aimer la Nation si on leur explique que la colonisation a été et est un phénomène positif dans l’histoire de France. Qu’on le veuille ou non, cela ne marchera pas, provoquera des blessures terribles et accentuera le communautarisme. Car face à ce type de questions, ils réagiront toujours en fonction de leur identité refusée.
Enfin, il faut déclarer la guerre à l’ethnicisation des rapports sociaux.
Deux voies sont possibles :
Soit on continue de se cabrer sur les principes d’une égalité abstraite dans une République abstraite et ils continueront de prendre des coups avec les effets en retour que l’on connaît : individualisme sauvage, anomie et leur envers, le communautarisme.
Soit on affronte l’ethnicité, le racisme qui en résulte et il faut prendre en considération l’exclusion spécifique, l’exclusion concrète.
Il faut alors discuter de choses qui, très souvent, ne nous plaisent pas, à nous républicains. Il faut parler des quotas, des CV anonymes, de la question des origines discriminantes et de la manière de la prendre en compte pour favoriser les victimes de cette exclusion. Et je ne dis pas qu’il faille nécessairement adopter ces mesures. Je dis qu’il faut éviter les tabous, pour le seul fait de donner à croire qu’on s’en tient à une conception pure, intellectuelle de la République. Mais il faut entreprendre cet examen au nom d’une véritable politique d’assimilation républicaine en valeurs, d’assimilation républicaine à l’identité française.
L’assimilation républicaine ne signifie pas pour moi le refus du métissage, elle lui donne au contraire un foyer sûr dans les valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité. Ce qui est en jeu, c’est l’avenir de la France comme Nation, comme République, et, plus fondamentalement, comme Patrie de tous.
Merci

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