Intervention de Patrick Quinqueton

Intervention prononcée lors du colloque du 9 janvier 2006 La République au défi des banlieues

Je pense, pour ma part que la réalité des discriminations dans l’emploi, tenant à l’origine (visible ou liée au patronyme) des personnes concernées, est confirmée par un certain nombre d’études récentes. Elle est, en outre, fortement ressentie par les personnes qui en sont victimes. Contrairement à une idée toute faite, les discriminations dans l’emploi ne sont pas plus fortes dans la fonction publique que dans les entreprises privées.

C’est dans le contexte de la montée des idées libérales, qui favorise la rente au détriment du travail, que la pénurie globale de l’emploi exerce ses effets de discrimination notamment à l’encontre des enfants d’immigrés. S’il s’agit d’une question en soi, elle est exacerbée par le chômage de masse. Seules des politiques économiques plus favorables au travail qu’à la bourse peuvent enclencher un cercle vertueux. Mais, pour autant, il n’est pas possible de s’en tenir à cette seule réponse.

Si l’acuité d’une question est fonction du nombre de rapports que le gouvernement demande à des hauts fonctionnaires, je pense que cette question a une grande acuité : une quinzaine de documents administratifs ont été publiés en dix-huit mois, avec les meilleures et les pires des choses… Par ailleurs, la loi du 30 décembre 2004 a créé la Haute autorité de lutte contre les discriminations. Mais le risque est qu’on s’enferme ainsi dans une logique de lutte contre les discriminations individuelles, dans une espèce de renoncement à examiner ce qui, dans le fonctionnement des Institutions et de la société est de nature discriminatoire et peut donc être remis en cause.
Le gouvernement va présenter cette semaine un projet de loi pour l’égalité des chances. Il comporte un certain nombre de mesures disparates : l’apprentissage junior, le renforcement des zones franches, la création d’une agence, à partir du FASILD, le renforcement des pouvoirs de la Haute autorité et une nouvelle tutelle allégée sur les allocations, plus quelques pouvoirs de sanctions contre les incivilités pour les maires.
Il y a de bonnes idées, mais ce qui manque, ce sont les lignes de force.

C’est pourquoi j’ai préféré essayer de concentrer ma réflexion sur quelques principes simples qui doivent à mes yeux guider une action publique, et je dis bien une « action publique » et non pas un ensemble de mesures contre des discriminations individuelles, dirigée contre les discriminations telles qu’on les observe.

1. Il faut que les bons élèves puissent réussir leurs études, quelle que soit leur origine et quel que soit le quartier où ils habitent.
Pour cela, il est nécessaire de développer les études surveillées, les classes préparatoires adaptées, les internats, les bourses au mérite. Mais il faut imaginer des dispositifs de promotion des talents. Une fois n’est pas coutume : nous pourrions nous inspirer en la matière de ce que pratique l’Etat américain du Texas. Les 10 % de meilleurs élèves de chaque lycée de cet Etat peuvent accéder aux universités publiques de leur choix. (A l’inverse de ce qui se passe chez nous, aux Etats-Unis, les universités publiques sont ce qu’il y a de mieux, les universités privées étant généralement moins bien dotées).
Pourquoi les 10 % de meilleurs élèves de chaque lycée de France (pourcentage appliqué au lycée d’Aubervilliers comme au lycée Louis le Grand) ne pourraient-ils pas être automatiquement admis en première année de classe préparatoire aux grandes écoles ou d’établissement qui sélectionne à l’entrée ? Ce serait, par ailleurs, le moyen de contrer le contournement de la carte scolaire. Il est aussi nécessaire de continuer de développer les procédures de pré-recrutement rémunéré dans la fonction publique, assorties d’un engagement de servir porté de cinq à dix ans.

2. Il faut que les jeunes diplômés accèdent à un emploi à la mesure des compétences qu’ils ont acquises.
C’est un deuxième angle des discriminations telles qu’on les observe, c’est-à-dire qu’un certain nombre de jeunes qui ont fait des études ont accès à des emplois mais à des emplois totalement déqualifiés par rapport aux études qu’ils ont faites.
Pour cela, l’extension de la pratique (non obligatoire) des CV anonymes est une bonne mesure pour que ces jeunes puissent accéder au moins à un premier entretien. La négociation sociale (de branche et d’entreprise) doit s’emparer de la question des procédures de recrutement et de leur transparence. Les concours de recrutement de la fonction publique peuvent être diversifiés : plusieurs modes de recrutement, faisant appel à des savoirs et des savoir-faire différents, mais tous fondés sur le mérite, doivent permettent d’introduire de la diversité dans la catégorie A de la fonction publique.
Pour l’emploi des étrangers arrivés jeunes en France, la question de la condition de nationalité française doit être réexaminée pour les emplois (publics ou privés) qui ne sont pas directement liés à la souveraineté. Dans certains secteurs (éducation, santé, et même sécurité), c’est précisément l’emploi précaire de ressortissants étrangers qui supplée aux manques de titulaires nationaux : dès lors, invoquer en pareil cas des motifs de souveraineté relève de l’escroquerie intellectuelle.

3. Il faut que les habitants des quartiers populaires n’aient pas le sentiment d’être les oubliés de la France.
Je suis d’accord avec ce qu’a dit Max Gallo sur le caractère nécessairement bivalent de cette affaire : il faut qu’ils se sentent le goût de la France mais, ce dont je parle, c’est d’éviter une discrimination par l’éloignement. L’implantation d’emplois dans les zones franches urbaines – dont l’initiative a été prise par des gouvernements de droite – doit continuer d’être encouragée, mais les services publics doivent aussi s’y implanter ou s’y développer. Les mesures précitées en matière d’éducation doivent s’inscrire dans une réelle logique de zones d’éducation prioritaire : il ne faut pas des enseignants plus nombreux dans les quartiers difficiles, mais des enseignants mieux formés et mieux soutenus. Par contre, c’est l’encadrement, la surveillance et l’aide aux devoirs qui doivent être développés. La politique dite de la ville doit être recentrée sur la formation et le travail. Plus généralement, les politiques territorialisées doivent être davantage fondées sur l’exigence que sur la redistribution.

4. Il faut que les jeunes en échec puissent avoir une seconde chance.
Cela passe par la multiplication (d’ailleurs en cours) des écoles du même nom, établissements destinés à remettre le pied à l’étrier des jeunes qui ont échoué. Plutôt que le débat sur l’âge d’entrée en apprentissage, l’amélioration de la qualité de celui-ci est nécessaire et passe notamment par la bonification de la fonction de maître d’apprentissage : si celui-ci ne voit pas son rôle reconnu, sur la base de l’exigence, l’apprenti se sentira lui-même relégué.
Mais il faut aussi inventer un dispositif de réorientation des élèves des premiers cycles universitaires sans débouchés vers les métiers de demain. Il y a une forme de discrimination qui n’est pas forcément celle dont on parle le plus mais qui est sans doute la plus présente dans un certain mal être, c’est l’accumulation d’étudiants de premier cycle dans des études, par exemple, de psychologie. Je n’ai rien contre la psychologie… mais on sait très bien qu’il n’y a aucun débouché dans ce domaine à hauteur de plus de 10% des étudiants inscrits. Il faut peut-être se poser la question de savoir s’il n’y a pas à proposer à ces jeunes assez rapidement d’autres orientations. Je sais bien que le consensus s’est établi sur le fait que l’orientation est libre et que chacun va où il veut. Mais n’a-t-on à proposer aux étudiants aujourd’hui que le droit de se planter et d’aller dans le mur ? On peut avoir une politique plus active dans ce domaine.
Sur un registre très différent, le développement du travail et de la formation en maison d’arrêt ou en centre d’éducation renforcé est indispensable. La seconde chance peut prendre des formes multiples.

5. Il faut que les salariés, dans leur diversité, aient les mêmes chances de parvenir à des postes de responsabilité.
C’est un sujet qui est venu par la porte la plus visible – dans tous les sens du mot – la télévision, où la diversité serait mal représentée. Je voudrais attirer votre attention sur le fait qu’il n’y a pas qu’à la télévision que l’on voit peu de Français issus de l’immigration : dans les réunions ministérielles ou au conseil exécutif du MEDEF, c’est la même chose. Ce n’est pas qu’une affaire de visibilité.
Dans la fonction publique, il s’agit de dynamiser les concours internes et d’élargir le recrutement des troisièmes concours.
Ce qui est à la discrétion du gouvernement dans les postes à responsabilité, c’est la nomination des directeurs d’administration centrale : c’est un domaine où on a le plus large choix pour faire appel aux talents là où ils sont et nommer des responsables. Une attention particulière doit être portée aux conditions de recrutement au tour extérieur, souvent réservé au reclassement d’amis (ou adversaires) politiques alors qu’il pourrait (aussi) permettre un élargissement de la base de recrutement à partir d’expériences différentes.
Dans le privé, la discrimination dans les carrières fonctionne d’une façon très simple : ce sont les réseaux d’anciens élèves, la cooptation. Les dirigeants embauchent des gens issus de la même école qu’eux parce que l’association des anciens élèves leur envoie des candidatures. C’est comme ça qu’on reproduit des systèmes : on sait que telle grande entreprise est un repère de polytechniciens, telle autre, un repère de centraliens… Ce sont ces mécanismes qui produisent de l’exclusion : quand on a un système de préférence, on a aussi un système d’exclusion.
L’égalité dans le déroulement des carrières dans les entreprises privées doit aussi devenir un objet de négociation contractuelle et une dimension de la gestion des ressources humaines.

C’est autour de ces quelques idées simples qu’il serait possible de dynamiser l’intervention publique en faveur de l’égalité devant l’emploi.

Mais le débat est actuellement pollué par une polémique, un débat sémantique entre discrimination positive et action pour l’égalité.
Le débat sémantique n’est ni neutre (car le mot « discrimination » sonne mal dans un pays construit sur le principe d’égalité), ni innocent (car son emploi systématique par le ministre de l’intérieur a un objectif politicien à double entrée). L’ambiguïté de la formule laisse place à une double interprétation : « discrimination » pour ceux qui veulent entendre ce mot, et « positive » pour ceux qui en attendent beaucoup. Cette expression est en fait un moyen de « ratisser large » et de déconstruire la République.

En fait, si l’on y regarde de près, le débat est entre les actions positives fondées sur l’origine ethnique et celles fondées sur la situation socio-économique.

Si l’on utilise l’expression « discrimination positive » pour désigner toute politique qui vise à redresser des situations d’inégalité socio-économique, alors la France en fait depuis longtemps : l’impôt sur le revenu avec son caractère progressif, certaines allocations familiales fondées sur une condition de revenu comme l’allocation de parent isolé, la gratuité de certains services publics locaux pour les personnes en difficultés, seraient alors autant de discriminations positives. Depuis les années 80, des politiques publiques ont visé plus systématiquement un objectif d’égalité, à travers des dispositifs à caractère collectif (ou individuel) plus favorables pour les populations en difficultés : la politique de la ville, les zones d’éducation prioritaires, les contrats aidés de la politique de l’emploi, le RMI, les zones franches urbaines, etc. Leur efficacité peut être discutée au cas par cas, mais il s’agirait de politiques de discrimination positive. On pourrait même y ajouter, bien que sa nature soit hybride, l’égalité professionnelle et la parité hommes-femmes. Plus proche de la discrimination positive à l’américaine, il existe en France, depuis plus de cinquante ans, un dispositif d’obligation d’emploi des personnes handicapées : mais le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’a pas donné des résultats excellents.

Si l’on passait à un système de discrimination positive à raison de l’origine, cela exigerait que chacun s’identifie selon son origine ethnique. Faudrait-il alors mettre en place une reconnaissance de travailleur d’origine étrangère, comme il y a une reconnaissance de travailleur handicapé ? Alors que certains jeunes issus de l’immigration se plaignent d’être discriminés, cela reviendrait à leur demander de porter en permanence un tee-shirt avec la mention « noir » ou « arabe ». C’est un peu contradictoire avec les CV anonymes, souvent soutenus par les mêmes partisans de cette discrimination positive.

La question des statistiques n’en est pas vraiment une. Les jeunes qui peuvent faire l’objet de discriminations s’identifient statistiquement par le lieu de naissance de leurs parents ou par le quartier qu’ils habitent. En outre, l’examen des noms figurant sur le registre du personnel d’une entreprise peut aussi donner une idée assez précise de la diversité d’origine des personnels qu’elle emploie.

Notre choix est donc de ne pas entrer dans cette logique. Il n’est alors pas souhaitable de parler de discrimination positive, mais d’action pour l’égalité.

Une expression employée par Patrick Weil me paraît plus intéressante que celle de discrimination positive. Il demande un véritable « plan pour l’égalité ».

Il est tout aussi important de passer d’une lutte contre les discriminations individuelles (renvoyant le plus souvent au sentiment charitable ou au procès judiciaire) à une véritable politique publique, ou plutôt un ensemble de politiques publiques dont le but serait l’égalité devant l’emploi. Ces politiques publiques doivent engager l’Etat, mais aussi les collectivités territoriales et, lorsqu’il s’agit d’emploi, les partenaires sociaux. Ce sont celles qui ont été précisées à partir des cinq principes que j’ai énoncés, qui ne cherchent pas à innover, mais à en fixer clairement les objectifs précis.

Certaines des mesures évoquées sont d’ailleurs déjà à l’œuvre depuis plusieurs années ou plus récemment. Le prérecrutement, par les adjoints de sécurité, de futurs policiers recrutés par la voie normale du concours et issus des quartiers populaires, date de 1999. La territorialisation de l’action, par les CODAC, date aussi de 1999. La signature par des grandes entreprises d’accords collectifs (Peugeot) ou de conventions avec le FASILD (Adecco) sur la diversité dans l’embauche date de 2002. Certaines organisations syndicales, comme la CFDT et la CGT, ont entrepris depuis cinq à dix ans une sensibilisation en profondeur de leurs militants sur ces questions. Même le MEDEF a pris l’initiative d’une négociation nationale interprofessionnelle sur la diversité en 2006. Ce qui est important, c’est de montrer la direction dans laquelle il faut s’engager.

Plusieurs raisons militent pour une action de grande ampleur dans un délai rapide. Tout d’abord, les départs à la retraite des générations du baby-boom créent un appel d’air pour des recrutements plus nombreux dans le public et dans le privé. Ensuite, la demande d’égalité, corollaire du sentiment de relégation, monte dans la société française, que ce soit d’ailleurs de la part de ceux qui sont réellement discriminés ou de la part de ceux qui ont peur de le devenir si notre pays s’ouvre trop. Enfin, les événements du mois de novembre 2005 montrent à quel point la société française se décompose sous l’effet du chômage de masse et de la faiblesse de notre volonté d’intégration et, pour reprendre le titre d’un livre de Michèle Tribalat, de « Faire France ».

Il existe donc une opportunité, une demande sociale et une exigence nationale : trois raisons pour agir vite et fort vers l’égalité devant l’emploi. Une initiative franco-allemande est d’ailleurs en cours d’élaboration sur ce sujet. Mais la question de l’orientation est importante. Ce n’est pas l’échec du modèle républicain qu’il faut critiquer, mais le renoncement des élites de notre pays à le mettre en œuvre.

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