La République au défi des banlieues : conclusion par Jean-Pierre Chevènement

Intervention prononcée lors du colloque du 9 janvier 2006 La République au défi des banlieues

Je suis très surpris qu’on ait très peu parlé de la sécurité, problème essentiel car sans sécurité, pas de vie en société. Le problème de la sécurité doit être corrélé à celui de l’éducation et de la citoyenneté.
Brûler une Ecole est honteux. Il faut le dire. Il ne suffit pas de faire couler « le lait de l’Humaine tendresse ». Il faut aussi manier le bâton. Il n’y a pas de prévention sans sanction, mais pour manier le bâton, il faut avoir le sentiment d’incarner quelque chose.
A-t-on besoin d’une transcendance ?
Faut-il croire en Dieu ?
Pour manier le bâton… il faut y croire un peu ! Il faut croire en tout cas que c’est nécessaire. L’invocation à la République : « Combats avec tes défenseurs » peut quelquefois être un motif suffisant, peut-être dans la tête d’un bon préfet ou d’un bon flic. Cela peut-il aller au-delà ?

Régis a posé un problème de fond :
La République peut-elle fonctionner sans une certaine transcendance ?
Tu as dit que la République était indissociable d’un certain attachement à la patrie. Je partage entièrement ce sentiment. Il faut recréer un surmoi républicain. Sans patriotisme, pas de civisme.
Peut-on recréer un patriotisme moderne ?
Peut-on redonner un sens à la France dans le monde d’aujourd’hui ?
Peut-on articuler la France avec l’Europe et avec le monde ?
Je pense qu’on ne peut pas substituer l’Europe à la France. Une phrase cent fois répétée pendant les vingt années écoulées: « La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir » peut très bien se lire comme : « la France est notre passé, l’Europe sera notre patrie ». Je pense que ce changement de paradigme n’est pas opératoire, nous sommes en train de nous en apercevoir : ça ne marche pas !
Il faut organiser le retour de la France, pour l’Europe, non pas en prétendant faire la France par l’Europe, comme l’a écrit Jacques Delors [« La France par l’Europe » était le titre d’un de ses ouvrages dans les années quatre-vingts : je ne sais pas très bien ce que ça veut dire…] mais faire l’Europe par la France, ou en tout cas avec la France, parce que la France est un pays singulier dont toute l’Histoire s’articule autour de cette coupure – qu’on pourrait dire épistémologique – de la Révolution française, qui donne sens à l’Histoire et pas seulement de notre peuple. Si on veut faire surgir un acteur européen indépendant, il ne faut pas mettre la France en congé. Ce serait une grave erreur de raisonner seulement à l’échelle de l’Europe. Il faut raisonner à l’échelle du monde.
La grande erreur est d’avoir oublié que la France est articulation du particulier (les Celtes, Clovis et tout ce qu’on voudra) et de l’universel. Par conséquent, la France doit parler au monde et en particulier au monde arabe et à l’Afrique, à cause des liens tissés par l’Histoire… Je considère qu’il n’y a rien de catastrophique dans le passé colonial de la France qui nous a portés à un moment donné de l’Histoire vers ces parties du monde. Ce sont des faits historiques à traiter comme tels. Il y a aujourd’hui un témoignage à porter, celui de la justice et des valeurs républicaines, vis-à-vis du monde arabe en particulier. Des problèmes sont pendants depuis trop longtemps, il faut les résoudre.

Où est aujourd’hui la voix de la France, même fluette ?
On ne l’entend guère : la feuille de route, le quartette… tout ça n’est pas sérieux !
L’Afrique est un problème immense ! Va-t-on se désintéresser d’une Afrique aux 2/5 èmes francophone? C’est là-bas qu’il faut agir même si, nous le savons, c’est infiniment complexe. La Fondation Res Publica prépare d’ailleurs pour cet automne un colloque qui sera intitulé : « Où va l’Afrique ? ».
Si on ne fait pas ce travail de réarticulation de la France par rapport au monde et, accessoirement à l’Europe, on ne peut pas non plus « tenir le bâton » ! La force manquera. L’anomie triomphera.

Il y a quelques années, j’ai essayé de développer l’idée que la France pouvait rester une grande puissance politique et, curieusement, elle l’a montré, en 2002-2003, au moment de l’affaire irakienne. La diplomatie française a réussi quelque chose à ce moment-là, même si l’Irak est aujourd’hui un pays occupé, même si son peuple continue à souffrir comme peu d’autres.
Peu de pays, à bien y réfléchir, peuvent, comme la France, prétendre demeurer dans le monde d’aujourd’hui, avec des moyens matériels limités, une grande puissance politique. Cela veut dire que nous devrons être capables de relever la fierté française, d’inscrire l’Histoire de la France dans un grand mouvement de liberté, de libération, de solidarité des peuples, articulé aux valeurs républicaines, aux valeurs de la Révolution française !
Nous serons alors capables d’enseigner ensemble l’Histoire et l’Education civique et morale. Quand j’étais ministre de l’Education nationale, on m’avait proposé de réintroduire l’Education civique et morale. Après réflexion j’ai jugé qu’« Education civique » suffisait… Je pense aujourd’hui que j’ai eu tort de n’avoir pas accepté cette proposition de l’inspection générale, c’était une bonne idée. Il faut bien avouer ses fautes. C’est à la mode d’ailleurs.
Il me semble que l’intégration par la citoyenneté est une idée tout à fait moderne. Encore faut-il que nous puissions faire revivre le politique – ce qui est bien difficile par les temps qui courent – et le débat politique, en ouvrant largement à tous les jeunes les portes de l’engagement politique et syndical et de la participation aux mandats politiques.

La question que je pose est celle de la volonté politique. Y a-t-il en France une volonté politique ? Sur qui peut-on s’appuyer ? La droite ? La gauche ? Toute politique antidiscriminatoire aura un effet d’éviction par rapport à certaines clientèles aujourd’hui privilégiées. Je cherche sur quoi on peut appuyer la volonté politique. Seul le peuple le permettrait. Encore faut-il le rencontrer …

Aux mesures évoquées par Patrick Quinqueton, je voudrais ajouter quelques autres, forcément diversifiées, du fait du cumul de handicaps qui frappent les jeunes de nos banlieues (sociaux, géographiques, générationnels ou au niveau de la formation) auxquels se surajoutent des comportements discriminatoires de la part de certains employeurs fondés sur des préjugés ou attribuant à leur clientèle des préjugés contre lesquels il y a lieu de réagir au lieu de baisser les bras.
· Des mesures concernant le logement et l’habitat :
La déségrégation urbaine prendra du temps.
Il faudrait porter le SRU à 20% pour toutes les communes, quitte à utiliser le cadre de l’intercommunalité pour mutualiser les efforts de construction de logements sociaux nouveaux. L’intercommunalité doit être développée, le rôle des communautés d’agglomérations est essentiel : au nombre de 162 aujourd’hui, elles devraient être des outils pour la politique de l’habitat. Il en va de même pour les communautés de commune en milieu urbain ou périurbain. La politique de la ville est relativement bien dotée mais il y a une action vigoureuse à mener au niveau des attributions de logements.
· Des mesures concernant l’Ecole :
Il est nécessaire d’améliorer l’orientation. La création de classes passerelles, de filières d’excellence faciliterait l’accès aux prépas et à l’université.
Des préparations rémunérées aux concours et des formations courtes d’adaptation aux concours dans les ZEP pourraient être envisagées.
Pourquoi ne pas envisager une forme d’apprentissage sous contrat de travail, comme le suggère l’Institut Montaigne ? Ceci devrait s’accompagner d’une revalorisation du statut de maître d’apprentissage, sous forme de surcote pour la retraite par exemple.
Jacques Berque suggérait l’ouverture de lycées expérimentaux franco-arabes et franco-turcs comme devant favoriser l’ouverture de la France sur le monde.
· Des mesures concernant l’accès à l’emploi :
Une sensibilisation nationale à la diversité exige une campagne de communication des pouvoirs publics à destination des organisations syndicales, des chefs d’entreprises, des responsables DRH, des intermédiaires de l’emploi.
L’accès à la Fonction Publique pourrait être facilité par un 3ème concours, le recours aux emplois jeunes, des préparations rémunérées, des bourses de service public, une sensibilisation des jurys et des enseignants des centres de formation, le développement du pré recrutement pour les catégories C et les B de la Fonction Publique, la valorisation des acquis permettant des prépas courtes aux concours dans les ZEP.
Dans les entreprises privées, des audits de la « diversité » (photographies statistiques de la diversité dans les entreprises) pourraient être systématisés. Le problème est celui de l’instrument de mesure : La « discrimination positive » ne doit pas déboucher sur l’ethnicisation des problèmes.
En effet, la République admet les traitements différenciés, non pas sur une base ethnique mais en fonction du revenu et des territoires. C’est un état d’esprit qu’il faut faire changer : les rapports ministériels ne suffisent pas (Rapport Berque : 1985, Rapport Biville : 1989).
L’expérience des Codac de 1999 pourrait être reprise avec, dans chaque département, une mission de sensibilisation.
Des « Observatoires de la diversité » pourraient être créés. A partir de quels outils de mesure ? Pour éviter la dérive inévitable qu’entraînerait l’appartenance ethnique déclarée, il faudrait privilégier des critères objectifs : la nationalité des parents et grands-parents ou leur lieu de naissance
D’autres initiatives ont été envisagées en particulier par l’Institut Montaigne : « promotion des talents » (1000 premières entreprises françaises), ouverture du recrutement dans les grandes écoles d’ingénieurs, réforme de l’orientation après la 3ème et réorientation des premiers cycles universitaires vers les métiers de demain, socialisation par l’insertion dans les entreprises du secteur marchand, cycle dual entre les collèges ZEP et les entreprises en associant CCI et Chambres des Métiers dans chaque ZUS, création d’associations locales « entreprises et quartier » et d’une association nationale favorisant le parrainage et le tutorat.
Quelle que soit la situation générale de l’emploi, ces mesures sont nécessaires mais elles ne prendront leur plein effet que si la création d’emplois redémarre.

Ce qui compte, c’est d’avoir des propositions et une volonté. Mais je le répète : encore aurions-nous cette volonté, si nous ne sommes pas capables de faire régner la sécurité dans les quartiers, nous ne réussirons pas car nous ne ferons pas l’économie de la fermeté !
Je voudrais vous en convaincre.
Il y a une manière de faire que la police soit plus efficace, qu’elle ne cristallise pas tous les ressentiments et « la haine » que j’évoquais tout à l’heure dans un monde ultra-simplifié des beurs et des keufs… C’est quand même moins élaboré que l’opposition bourgeoisie-prolétariat. Je regrette l’époque du marxisme triomphant : un horizon où on pouvait progresser ! Avec les keufs et les beurs, c’est plus difficile !
Mais je crois qu’on peut réellement avoir une police citoyenne, plus proche de la population, qui la connaisse, qui soit connue d’elle. C’est ce que j’avais essayé de faire avec la police de proximité, une police sectorisée, polyvalente (police judiciaire et de sécurité publique) et partenariale. Elle était à la fois préventive (patrouilles organisées à partir des commissariats de secteur) et répressive. Soixante-sept expérimentations ont été menées en 1999 suivies d’une première vague de généralisation en juillet 2000 pour les grandes circonscriptions. Mais l’efficacité implique la durée. Probablement ne fallait-il pas aller jusqu’aux petites circonscriptions de police et renoncer à la troisième vague de généralisation dans les petites villes. Il y a eu ensuite un changement de gouvernement et de doctrine, mais je crois profondément que c’est la bonne solution. Il ne faut pas confondre la police de proximité avec la police communautaire. La tentation de la sous-traitance à des polices communautaires existe, comme celle de créer des instances communautaires ou de détourner les instances cultuelles de leur rôle. Ce serait un réflexe d’abandon de la République. Ce serait traiter des problèmes réels sur une base ethnique : Une facilité au départ, très dangereuse à l’arrivée car la crise du modèle multiculturel ou communautariste est avérée (Grande- Bretagne – Pays Bas).
On peut aussi avoir une police à l’image de la population. J’ose dire que j’ai fait rentrer près de 2000 ADS (adjoints de sécurité) recrutés dans les quartiers dans la police nationale. Ils ont passé les concours de gardiens de la paix. La mise en œuvre de cette politique n’a pas été simple. Dès novembre 1998, Sophie Body-Gendrot relevait (1) « A la suite des arbitrages rendus à la fin du printemps 1998, et du soutien réaffirmé à l’ordonnance de 1945, la politique actuelle se fait hésitante, soulignant son attachement à l’approche éducative, refusant un droit d’ingérence dans la vie des individus et des familles à problèmes, et ne se dotant ni d’outils ni de personnels adéquats pour permettre le rétablissement de la sûreté dans ces quartiers. ». On se reportera utilement à « Défis républicains » (Fayard 2004) pour connaître la suite (chapitre 14 « Le défi de la sûreté, p. 308-328).
A partir du moment où notre police sera vraiment aux couleurs de la France, il n’y aura pas besoin de quotas, il suffira, comme je le proposais tout à l’heure, de préparation aux concours (ou, après certains diplômes, d’une petite transition) et de l’utilisation des emplois jeunes pour arriver à ce résultat.
On pourra alors « manier le bâton » avec plus de discernement car – il faut le dire – c’est un travail d’artiste, un travail infiniment délicat qui demande beaucoup de doigté, pas de mots trop violents ! C’est tout à fait inutile.
En même temps, pour remettre en marche le modèle républicain, la fermeté ne suffit pas : cela demande beaucoup de générosité.

Ce dispositif de mesures n’aura d’efficacité que si on fait reculer le chômage.
Le problème de l’emploi est évidemment le problème majeur. C’est ce que vise à occulter, consciemment ou non, l’approche sociale-libérale de type caritatif fondée sur une idéologie victimaire-compassionnelle, des présupposés différentialistes et des préconisations essentiellement stigmatisantes, visant à judiciariser le traitement des discriminations, avec comme effets inévitables une culpabilisation à l’échelle de la société tout entière et une sourde exaspération des antagonismes entre différentes communautés de « victimes ». Cette approche, fondée sur la « bonne conscience », n’est pas opératoire. Seul le débondement de l’accès à l’emploi et la large ouverture à tous les citoyens de toutes les responsabilités à tous les niveaux de la société peut remettre en marche le modèle républicain.
La lutte pour l’égalité des chances et contre les discriminations ne pourra donc se développer, j’insiste sur ce point, que si, par ailleurs, des emplois se créent et le chômage recule.

Si on n’est pas capable de renverser les postulats qui pèsent sur notre politique : Banque centrale européenne indépendante, si on n’est pas capable de relancer l’économie à l’échelle européenne, ce sera plus difficile, mais il faudra quand même le faire.

Remettre en marche le modèle républicain demande beaucoup d’énergie, interdit la moindre complaisance vis-à-vis des communautarismes aussi bien que de l’idéologie de la gauche différentialiste, idéologie de la bonne conscience, idéologie qui excelle à créer plusieurs catégories de victimes qui se font concurrence entre elles.
Jean-Marie Delarue a dit tout à l’heure une chose très juste : il existe aussi des minorités qui sont presque des majorités silencieuses, de gens qui ne sortent plus, qui ont peur. C’est pourquoi il faut faire la police, pour apprendre aux gens à sortir, à se fréquenter, à ne plus avoir peur de mettre le nez dehors.
Est-ce par des condamnations judiciaires prônées par les tenants de cette idéologie fondée sur des présupposés différentialistes-ethnicistes), est-ce par la publicité sur ces condamnations qu’on va régler les problèmes ? On ne les règlera – c’est ma conviction la plus profonde – que si on est capable de faire accéder à l’emploi des catégories qui, aujourd’hui se sentent marginalisées.

Le problème n’est pas simple. Il ne suffit pas de faire appel aux bons sentiments et à la bonne conscience. Il faut se retrousser les manches ! Il faut que se manifeste dans l’Etat une véritable volonté que, pour ma part, je n’ai pas vue souvent !

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1)Sophie Body-Gendrot, Les villes face à l’insécurité, p. 229, Bayard Editions, novembre 1998

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