Intervention prononcée lors du colloque du 9 janvier 2006 La République au défi des banlieues
Quelle est la spécificité de l’événement que nous venons de vivre ?
En tout cas c’est celle que je me suis posée : n’ayant aucune compétence particulière de terrain, ni de gestion de politique de la ville, je raisonne à partir de ma compétence relative d’historien.
Cet événement, je le rappelle, a causé 4 morts, 270 blessés dans les forces de l’ordre, dont une dizaine de blessés graves. 10 000 voitures ont été brûlées. 233 bâtiments publics et 74 bâtiments privés ont été endommagés.
Bref, un événement important.
La première spécificité, par rapport, en tout cas, à d’autres événements que je vais évoquer, est la confusion inéluctable entre ce qu’on pourrait appeler le virtuel et le réel.
Le réel, c’est la réalité tragique de ces chiffres, pour beaucoup de personnes c’est l’inquiétude, la peur qui se sont manifestées, les mesures qui ont été prises… l’état d’urgence, ce qui n’est pas rien !
Le virtuel, c’est la représentation qui a été donnée de ces événements, notamment à la télévision.
Et-ce tout à fait nouveau ? Régis Debray, spécialiste de médiologie, connaît Karl Kraus qui a beaucoup réfléchi sur ces problèmes. Dès 1914, il écrivait dans sa revue Le Flambeau : « les vrais événements ce sont les informations sur les événements ».
Un cas précis en exemple : plusieurs stations de télévision ou de radio ont répété pendant quelques heures :
« Pour la première fois, le centre d’une ville – c’était Lyon – a été touché par les émeutes, c’est un seuil qui a été franchi ».
J’avais un témoin fiable sur place, Place Bellecour… Il y avait là trois cents CRS et, peut-être, une cinquantaine de personnes qui jetaient quelques poubelles et les allumaient… c’est-à-dire un événement qui, dans sa représentation, scandait le caractère tout à fait exorbitant, extraordinaire, violent, de ce qui se passait… que je ne nie pas.
Nous sommes désormais dans un temps de la communication où un événement n’est événement que par sa représentation, ce qui ne permet d’ailleurs pas d’en connaître très précisément la réalité.
Un événement dans le train Nice-Marseille nous est représenté avec trois jours de retard. J’ai écouté, j’ai lu… sans être capable, aujourd’hui, de savoir avec précision ce qui s’est passé, qui étaient les agresseurs, quels étaient leur âge, leur origine. Je ne sais pas et… on en reste là.
Cela pose un vrai problème et constitue une réelle originalité. Nous devons évidemment en tenir compte.
Est-ce le problème de l’immigration, au sens général du mot ?
Je suis issu de l’émigration italienne, je la connais très bien. Je peux vous dire, l’ayant étudiée en historien – et tous ceux qui ont lu les très nombreux livres sur ces questions le savent – qu’à la fin du 19e siècle, les Italiens ont été accueillis de la même manière que nous accueillons les extra-Européens.
A Salon de Provence, en 1893, il y a eu au moins une dizaine de morts italiens, des « jaunes », il est vrai, lynchés par les grévistes « gaulois », « celtes » comme dirait François Mitterrand. L’année d’après, en 1894, l’assassinat d’un président de la République, Sadi Carnot, à Lyon, par l’anarchiste italien Caserio, a déclenché dans toute la France une chasse aux Italiens.
Donc, les immigrations, même dans le passé – je m’arrête à cette fin du 19e siècle – ont connu des violences, des exclusions. La description que Sami Naïr nous a faite des victimes d’aujourd’hui est justifiée, mais je peux vous dire que des générations d’Italiens en Lorraine, en Moselle, dans le sud de la France, de Polonais qu’on a renvoyés chez eux par trains entiers en 1930 parce que la crise était là, ces immigrations européennes ont été traitées de la même manière par la population française et son gouvernement.
Est-ce aussi neuf de parler de banlieues ?
Je crois que c’est Emile de Girardin qui, dans les années 1832-1840, évoquait « ces barbares qui campent sous les murs de nos villes ». Les barbares n’étaient pas sénégalais, maliens ni ghanéens, ils étaient corréziens, bretons et venaient s’entasser sous les murs de Paris, à la suite de crises économiques. C’était l’exode rural qui, ajouté à beaucoup d’autres causes sur lesquelles je passe, déboucha sur la Révolution de février 1848. Mais ce n’est pas cette révolution qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est que la Deuxième République, la grande République fraternelle, après avoir accordé pendant quelques mois un « RMI » de l’époque aux ouvriers des Ateliers nationaux, les a traités en juin 1848 avec les Dragons et les compagnies de l’Infanterie de ligne.
Les choses sont complexes et la République peut être violemment répressive, même si on la compare à la monarchie. A ma grande surprise, j’ai découvert, en travaillant sur Victor Hugo, élu député au début de 1848, qu’il avait pris la tête de troupes de ligne. En tant qu’élu national, il devait montrer son courage et il avait conduit les troupes de ligne, des fantassins, à l’assaut des barricades : ceux qui étaient sur les barricades étaient les frères des soldats, reconnaissait-il, mais l’ordre devait l’emporter !
Victor Hugo a mené l’assaut contre les « barbares qui campaient sous les murs de nos villes ».
La spécificité des événements d’octobre-novembre 2005 ne me paraît donc pas résider dans la description de situations victimaires.
Pour revenir à l’immigration italienne, rappelons les 70 élèves par classe dans les écoles primaires, les coups de gaule donnés par les instituteurs pour qu’on parle français (seulement français), les quartiers insalubres, même dans la banlieue parisienne, où, jusqu’aux années 1950, s’entassaient les Italiens par régions d’origine : Calabrais ici, Siciliens là, Piémontais ailleurs… Tout cela, malgré les apparences, n’est pas réellement une spécificité. Il y a sans doute une spécificité mais je ne la trouve pas là.
Dans l’analyse de ces événements, une première lecture s’est beaucoup exprimée, notamment dans l’exposé de Sami Naïr, c’est la lecture sociale de l’événement. Nous connaissons tous les ZEP, les problèmes scolaires, la discrimination à l’embauche…
[A l’époque de l’immigration italienne, les gens attendaient sur une place, l’entrepreneur passait, désignait un ouvrier qui lui semblait costaud, l’embauchait pour la journée, le payait le soir et recrutait quelqu’un d’autre le lendemain.] La lecture sociale est tout à fait légitime mais elle ne me paraît pas spécifique de l’événement, pas plus que la dimension sécuritaire, en réponse à la lecture sociale, ne me paraît spécifique. C’est pourquoi j’ai évoqué juin 1848 : une réponse sécuritaire classique à des problèmes sociaux.
Il n’y a donc pas de spécificité de ce point de vue-là.
Une deuxième lecture, beaucoup plus scandaleuse, a été évoquée par Sami Naïr et par Jean-Pierre Chevènement, c’est la lecture ethnico-religieuse.
Je prendrai pour exemple les propos tenus par celui qui fut très vite considéré comme un bouc émissaire, sinon un disciple masqué de Le Pen, je veux parler d’Alain Finkielkraut. Il a dit :
« On voudrait réduire les émeutes des banlieues à leur dimension sociale, y voir une révolte de jeunes contre la discrimination et le chômage. Le problème est que la plupart sont noirs ou arabes, avec une identité musulmane. En France, il y a d’autres émigrants en situation difficile, ils ne participent pas aux émeutes. Il est clair que nous avons affaire à une révolte à caractère ethnico-religieux ».
Scandale ! Est-ce là la spécificité ? Je dois reconnaître, quitte à me faire lyncher comme Alain Finkielkraut, que je vois là quelque chose de la spécificité de cette réalité.
Puisque Jean-Pierre Chevènement a cité François Mitterrand, je citerai le Général de Gaulle (en 1965, dans un entretien avec David Schoenbrun, journaliste américain) :
« Pour moi, l’histoire de France commence avec Clovis, choisi comme roi de France par la tribu des Francs qui donnèrent leur nom à la France. Mon pays est un pays chrétien et je commence à compter l’histoire de France à partir de l’accession d’un roi chrétien qui porte le nom des Francs »
Pas de Celtes… mais des chrétiens, ce qui pose un problème.
A la question de la lecture ethnico-religieuse, pouvons-nous répondre réellement en connaissance des faits ?
Je dis non, parce que le tabou accepté comme une auto-censure, ou imposé par la communauté universitaire à laquelle on appartient, fait que nous ne disposons pas de statistiques précises sur la question. J’ai, par exemple, découvert en lisant la presse avec attention à propos de l’épisode du train Nice-Marseille, que selon un témoin, les gendarmes, présents sur le quai, se faisaient agonir d’injures anti-blancs. J’en ai donc déduit que ceux qui proféraient ces injures n’étaient peut-être pas blancs. Mais c’est indicible !
De même quand un personnage gouvernemental – d’une façon que je n’approuve pas – a prononcé le mot de polygamie, il a été immédiatement incendié de toutes parts, du Premier Ministre jusqu’au moindre « folliculaire » (comme aurait dit le général de Gaulle) pour avoir émis l’hypothèse que la polygamie pouvait jouer un rôle dans les problèmes des banlieues et le comportement de certains jeunes. Puis quelqu’un a eu l’audace de publier une statistique selon laquelle il y aurait en France 30 000 à 40 000 familles polygames. Si le nombre d’enfants par famille s’élève à 10, 400 000 enfants et adolescents appartiennent à ces familles polygames. Je prétends que dans un pays qui se bat pour la parité, et qui aura peut-être bientôt une présidente de la République, l’existence de ces familles pose un problème. Devons- nous traiter ce problème sous l’angle : « ce sont des victimes, nous sommes des oppresseurs ? » Voire….
Et cela doit-il entrer en ligne de compte dans l’analyse de ce qui se passe dans ce qu’on appelle les banlieues ou les quartiers populaires ? Le terme « quartiers populaires » me paraît préférable : je ne suis pas sûr que le train Nice-Marseille relève de la définition de la banlieue. Le problème est peut-être plus général que la question des banlieues.
A cette lecture ethnico-religieuse, pourquoi ne pas juxtaposer une lecture post-coloniale ?
En janvier 2005 a été créée l’association « les indigènes de la République ».
Leur manifeste dit ceci :
« Descendants d’esclaves et de déportés africains, filles et fils de colonisés et d’immigrés, Français et non Français vivant en France, militantes et militants engagés dans les luttes contre l’oppression et les discriminations produites par la République post-coloniale… »
Nous sommes une République « post-coloniale » !
Politis publie un dialogue entre Daniel Bensaïd et le sociologue Saïd Bouamama, le journaliste précise : « l’indigène Bouamama ». Celui-ci dit très clairement que « nous sommes une classe spécifique ».
S’agit-il là, justement, d’un aspect spécifique qui doit intervenir dans cette lecture de l’événement ou non ?
Ce sont des questions que je me pose d’autant plus que le phénomène n’est pas spécifiquement français : en Grande Bretagne, en Belgique, aux Pays-Bas, dans les pays scandinaves, en Allemagne, en Italie se sont produits des événements analogues.
La France est particulièrement concernée en raison de ses traditions d’assimilation, d’égalité républicaine, en raison du caractère constamment explosif de cette devise républicaine à laquelle nous sommes attachés. Il n’empêche que le phénomène a une dimension incontestablement européenne. Le nier ne me paraît pas une attitude raisonnable si on veut éclairer le phénomène des banlieues.
Je ne fais ici qu’évoquer des questions que je me pose.
A ce problème des banlieues, on donne des réponses d’ordre sécuritaire. Elles tentent certains. Quand ils voient se créer des associations comme le CRAN (Conseil représentatif des associations noires) ou « les indigènes de la République », ils n’oublient pas que dans ce pays les blancs – pour parler comme ceux qui se définissent par la couleur de leur peau, ce que je combats – sont largement majoritaires – même si Le Monde, titrait une double page « La colère noire » et publiait une « libre opinion » sous le titre « La fin de la République blanche ». En décembre 2005, comme il y a un CRAN, s’est créé un CRAB (quelqu’un indique qu’il existe déjà), Conseil représentatif des associations blanches ! Nous voyons bien qu’une des issues possibles de cette situation et de cet aveuglement devant les réalités est une confrontation entre une majorité et des minorités… et ces dernières ne seront pas gagnantes ! Nous serons perdants en tant que démocrates et républicains mais les minorités ne seront pas gagnantes.
Il vaut donc mieux regarder la réalité en face, telle qu’elle est.
Les réponses sociales, les politiques de la ville, les réponses sécuritaires ou la bivalence des professeurs proposée par M. de Robien me paraissent tout à fait insuffisantes, car il existe une spécificité qui définit ces événements.
Ce qui m’a frappé dans l’immigration italienne ou polonaise, c’est la longue patience de ces gens, leur longue résignation, accompagnée d’une douloureuse et silencieuse humiliation.
Cette patience, pour des raisons sociologiques, techniques, économiques (la communication, les écrans plats, les portables, les vidéo…) n’existe plus.
La demande d’égalité est dans l’immédiateté : « Nous voulons des vêtements de marque comme les autres ! ». Cette impatience est une spécificité.
Mais une autre spécificité me paraît essentielle :
Il y avait chez ces immigrants ce que j’appellerai, faute de mieux, le désir de France, la capacité d’accepter pour s’assimiler, pour s’intégrer, pour avoir le droit d’être français, pour le mériter. On peut considérer que c’est une attitude insupportable en ce début du 21e siècle mais si on ne mesure pas la différence qu’il y a sur ce plan entre aujourd’hui et hier, on ne comprend rien à ce qui se passe.
Le désir de France a baissé. On peut me dire que « nique la France », « nique les ministres », « pisse sur Napoléon », « pisse sur De Gaulle »…(je cite) constituent une forme de dérision mais je crois que les mots, quand ils s’entrechoquent, comme le disait Aragon que je cite mal, « font autant de bruit que les épées ». Je crois que ces mots signifient quelque chose, ils signifient que la puissance d’attraction de la Nation française, pour des raisons multiples, évoquées par Jean-Pierre Chevènement et par Sami Naïr – en particulier la démission des élites qui ont considéré que la France était obsolète, que la France devait se dissoudre – s’est affaiblie. Evidemment, la France n’offre plus cette attractivité qui faisait qu’il y avait un désir de France !
C’est pourquoi la question des banlieues est d’abord et avant tout une question nationale. Il faut donc oser l’affronter dans toutes ses dimensions, et d’abord dans sa dimension historique.
Ma thèse, depuis de longues années, est qu’une crise nationale de longue durée a commencé dès les années 1920 et n’a connu que quelques rémissions : 1934-1936-1937, 1944-1946, peut-être 1962-1967.
Les élites, j’entends tous ceux qui prétendent représenter un groupe social : les élites syndicales ou politiques, ont démissionné par rapport à ce projet.
On peut comprendre cette démission dans un monde où le train libéral fait apparaître la Nation comme obsolète. Le problème, c’est que partout depuis 1990, on assiste à un regain national et nous sommes évidemment déphasés, en retard d’un mouvement … qui reparaît en Tchéquie, dans les Balkans, en Allemagne.
Le chancelier Schröder, dans son discours d’adieu, évoquant son bilan, disait : « Nous avons fait beaucoup pour l’Allemagne ».
Ici, nous préférons parler de « société » de « pays » plutôt que de Nation.
Je crois qu’il faut oser affronter ces problèmes.
Je ne suis pas d’accord avec le titre de ce colloque : « La République au défi des banlieues »…
La « République », c’est trop facile … c’est un mot abstrait qui évacue la question de la Nation (dont Jean-Pierre Chevènement a d’ailleurs beaucoup parlé), la question de l’enracinement qui est acceptation de l’Histoire de la Nation.
Même si, en 1802, Napoléon a rétabli l’esclavage – ce qui est en effet criminel – ce pays doit avoir le courage de célébrer Austerlitz !
Il faut expliquer à chaque communauté qu’elle ne peut pas dire que l’histoire de France ne l’intéresse qu’à travers ses propres souffrances ou que l’histoire de France commence au moment de son arrivée en France.
C’est l’histoire de la France et non l’histoire de telle communauté en France.
L’histoire de la France a commencé avec les Celtes selon François Mitterrand, avec Clovis, selon De Gaulle. Marc Bloch disait : « il y a deux catégories d’individus qui ne comprendront jamais rien à l’histoire de France, ce sont ceux qui ne sont pas émus par le sacre de Reims et ceux qui ne sont pas émus par la fête de la Fédération »
Il faut – et c’est le préalable – que cette histoire de France, non pas apologétique, ne dissimule pas la traite, les croisades, mais considère que ces aspects font partie du patrimoine de ceux qui veulent être français. Sinon le risque est la balkanisation, balkanisation non seulement nationale – tension forte – mais aussi européenne.
L’Europe occidentale n’est pas à l’abri de ce qui s’est passé dans les Balkans.
Je crois réellement que les échéances politiques qui approchent seront capitales.
L’élection de 2007 et ses suites seront beaucoup plus importantes qu’en 1981. L’affiche de campagne de François Mitterrand rappelait une France stable, paysanne : un village, un clocher.
Elles seront plus importantes que 1974, probablement aussi importantes que les événements de 1958 avec une situation différente mais d’égale gravité.
Osons affronter, non seulement les questions de la République, mais les questions de l’identité nationale, donc des racines et nous comprendrons mieux que ce problème – appelons-le « des banlieues » – est en fait le problème de l’identité nationale de la France.
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