Intervention prononcée lors de la table-ronde du 28 novembre 2005 Mondialisation régulée des échanges et préférence européenne

Je suis doublement en difficulté.
La première est que c’est toujours difficile de parler au moment où chacun commence à avoir l’estomac dans les talons…
La deuxième raison est que – et ce n’est pas la première fois que je le constate – le point de vue libre-échangiste [j’entends : le point de vue libre-échangiste intégral] est volontiers tiers-mondiste en France depuis un certain nombre d’années.
Selon les partisans du libre-échange, l’ouverture du marché chinois permettra des gains de productivité qui, à un moment ou un autre se traduiront par une amélioration du pouvoir d’achat. On cite ainsi les exemples probants du décollage du Japon puis de la Corée, pays dans lesquels les salaires des ouvriers productifs ont rejoint ceux de l’occident en une génération. Je voudrais défendre ici l’idée d’une exception chinoise par rapport à ce modèle libre-échangiste.

Lorsque la Chine a été intégrée dans l’OMC, plus globalement lorsqu’elle a été largement intégrée à l’économie mondiale, au commerce mondial, trois idées circulaient, souvent exprimées par les décideurs européens.

La première idée était que le marché chinois allait devenir le plus grand marché du monde et un formidable support à la croissance économique mondiale.
Cet argument a surgi au moment de la parution du fameux rapport sur « BRIC » (comme Brésil, Russie, Inde et Chine) : cette étude, réalisée par deux économistes, prolongeant les courbes actuelles, pronostiquait que la Chine allait devenir la première puissance mondiale vers 2050. A partir de là, dans l’esprit des décideurs, des industriels et des gouvernants, l’idée s’est établie que la Chine, c’était l’avenir parce que c’était le premier marché du monde.
C’était le premier argument.

Deuxième argument : l’investissement en Chine a été également présenté comme une manière formidable d’améliorer le pouvoir d’achat des consommateurs puisqu’en investissant en Chine on allait produire moins cher, que les prix allaient baisser en conséquence et que les consommateurs verraient leur pouvoir d’achat augmenter.

Troisième argument (plus implicite mais qui traîne beaucoup dans les sphères de décideurs) :
Il consiste à dire que forcément, à un moment ou à un autre, le marché mène à la démocratie et que, implicitement, plus vous favorisez l’insertion de l’économie chinoise dans l’économie mondiale, plus vous favorisez l’émergence de la démocratie en Chine.

C’est de cette façon que l’insertion de la Chine dans l’économie mondiale a été présentée comme un jeu gagnant-gagnant pour toutes les parties.

Je ne suis ni économiste ni sinologue. Je suis allé en Chine, je m’y suis baladé, j’ai travaillé avec Luc Richard qui y habite et parle le mandarin. Nous avons enquêté dans ce pays de façon artisanale c’est à dire en refusant d’être « guidé » par des experts, ou des responsables ayant un intérêt économique ou politique dans le pays. Plutôt que de se rendre, comme nos confrères, dans les métropoles du « miracle chinois », Shangaï ou Shenzen, nous nous sommes rendus dans les campagnes chinoises, dans lesquelles vivent, rappelons-le, 900 Millions de personnes avec moins de deux dollars par jour.

Ces voyages nous ont amenés à remettre en cause les trois postulats exposés plus haut :

1. L’exception chinoise :
L’ouverture de l’économie chinoise date de 1979. Vingt-six ans plus tard, aucun phénomène de rattrapage comparable à celui du Japon ou de la Corée ne peut être décelé, même si l’on s’en tient aux sources officielles du parti communiste chinois.
[Il faut savoir qu’en matière de statistiques, la Chine, c’est la Terra incognita. Les chiffres diffusés dans le monde entier à propos de la croissance chinoise sont probablement aujourd’hui sous-évalués : les dirigeants chinois ont « peur de faire peur » et, comme les chiffres se décident en bureau politique, ils ont tendance à les minorer. Un certain nombre d’experts qui voient les inputs concernant les matières premières, affirment que la croissance est plus proche de 11% ou 12% que de 9%.] Entre temps, le Parti communiste chinois vient de reconnaître officiellement, à la fin de l’année 2005, que la croissance avait été sous-évaluée de 16% en 2004.
Mais les études de chercheurs crédibles dont on peut disposer montrent que, y compris dans les usines d’exportation, le salaire des ouvriers chinois a très peu évolué depuis vingt-cinq ans, il est resté à peu près stable.

Pourquoi cela peut-il durer ?
Cela peut durer parce que le projet de développement des dirigeants chinois est fondé sur le maintien de ce que Marx appelait une « armée de réserve », ceux qu’on appelle les mingong, les travailleurs migrants de Chine qu’on estime entre cent et deux cents millions de personnes. Ces personnes quittent les campagnes où elles vivent dans des conditions extrêmement misérables, sur des lopins de terre qui n’assurent pas leur subsistance. Ces mingong sont aspirés dans les villes où ils acceptent des conditions de travail absolument épouvantables (j’en ai été personnellement le témoin) parfois plus dures encore que celles que nous connaissions au 19e siècle.
· La moitié des travailleurs chinois n’ont pas de contrat de travail (depuis cette intervention, un rapport du Parlement de Pékin a reconnu que 80% des salariés du secteur privé ne disposaient pas de contrat de travail) ;
· Les mingong sont souvent logés chez leur employeur
· Les salaires ne sont versés qu’à discrétion. Des centaines de milliards de yuan (des dizaines de milliards d’euros) sont gardés par les entrepreneurs et distribués avec retard, selon une logique qu’eux seuls maîtrisent et sans aucun recours pour ces travailleurs.
La compagne du journaliste avec lequel j’ai travaillé en Chine, était assistante de direction dans une petite entreprise de dix personnes qui, depuis quatre mois, n’avaient reçu aucun salaire… pendant que le patron louait une luxueuse voiture pour environ mille cinq cents euros par mois. Tous les salaires des employés étaient utilisés pour la location de sa voiture.

Il y a peu de recours : on peut aller voir les autorités du Parti mais le risque est de voir l’entreprise fermée et de perdre son emploi.
Voilà la situation.
Je crois que celle-ci peut durer parce que, contrairement au tableau trop souvent fait dans les reportages, la Chine n’est pas une économie de marché. Elle subit encore un système communiste, totalitaire dans lequel le Parti pèse sur un certain nombre de points-clés de l’économie.
Quels sont ces points-clés ?
Le Parti maîtrise les prix agricoles et le prix d’un certain nombre de matières premières. Par exemple, la surexploitation des travailleurs du charbon provoque, selon certaines estimations (une publication du PCC parle de 5000 morts), la bagatelle de vingt mille morts par an alors qu’il y a une énorme aspiration : le marché demande du charbon. La main de fer du Parti maintient les bas salaires puisque c’est lui qui fixe le prix. De la même manière, si le Parti considère qu’il y a trop de travailleurs migrants qui quittent la terre, il remonte les prix agricoles pour essayer de maintenir les gens à la campagne. A l’inverse, s’il veut accélérer les migrations pour éviter la hausse des salaires à la ville, il baisse les prix agricoles de manière à favoriser le départ des travailleurs migrants. C’est un jeu assez subtil par lequel le Parti dispose de leviers.
Je pourrais également évoquer le levier bancaire utilisé par le PCC. En Chine, la population épargne 40% de son revenu pour pallier l’absence de toute protection sociale. Cela créée une énorme manne financière utilisée à discrétion par le Parti. C’est ainsi que, au niveau local comme au niveau national, les dirigeants chinois peuvent soutenir des entreprises indépendamment de leurs performances. La notion de faillite, telle que nous la connaissons en Occident n’existe pas en Chine. C’est le Parti qui, en dernière instance décide si une entreprise mérite de survivre ou non.

2. Deuxième argument des libre-échangistes : l’investissement en Chine va améliorer le pouvoir d’achat des consommateurs européens.
D’abord, ce constat est tout relatif : On a beaucoup parlé de l’affaire du textile chinois. Il faut savoir qu’entre 2004 et juin 2005, alors que les entreprises achetaient massivement du made in China, la baisse des prix du textile en Europe (selon Eurostat) n’a été que de 0,5%.
En réalité, les Chinois ne sont pas seuls responsables de la situation dans laquelle nous nous trouvons, le grand responsable est aussi la grande distribution qui s’est attribuée les marges…
Ensuite – je rejoins les réflexions de Jean-Luc Gréau – la délocalisation à outrance, la désindustrialisation qu’elle entraîne dans les pays développés, va finir par peser sur le pouvoir d’achat des salariés européens et américains. Nous sommes au début d’un processus que nous sous-estimons et qu’a très bien expliqué le chercheur Jean-Louis Levet (un rescapé du commissariat au plan). Selon lui, dans les entreprises françaises et même européennes, tout patron dont le plan de développement ne passe pas par la délocalisation en Chine et en Inde est aujourd’hui considéré comme un rigolo. Nous sommes dans une logique de désindustrialisation pure et simple avec l’illusion – qui ne peut même plus fonctionner aujourd’hui – que c’est en montant dans la valeur ajoutée, en employant davantage les chercheurs, les ingénieurs qu’on va se mettre en position concurrentielle. Ceci ne tient pas : je suis allé en Inde et en Chine. La Chine est aujourd’hui le pays qui produit le plus d’ingénieurs au monde. Rien ne s’oppose à ce que ces pays deviennent très compétitifs dans les secteurs de haute technologie, il n’y a aucune raison pour qu’ils restent l’atelier du monde.

3. La troisième illusion est l’idée que le marché mène forcément à la démocratie. Nous avons en Chine des observateurs qui espèrent de toutes leurs forces pouvoir alimenter cette argumentation, et qui scrutent en permanence la société chinoise pour essayer de déceler des petites pépites de démocratie… pour le moment la pêche est vaine. Au contraire, on assiste plutôt à un resserrement (sur le plan des libertés, par exemple) de la façon dont le Parti communiste chinois dirige ses affaires.
Je n’ai pas le temps de développer ici toutes les pistes abordées dans notre livre pour permettre à la fois de sauver l’industrie européenne et inciter les dirigeants à promouvoir un développement plus équilibré de leur société. Nous abordons notamment la question du rétablissement de la préférence communautaire, la bataille pour la réévaluation du yuan, la monnaie chinoise, que les Etats Unis ne doivent pas mener seuls, et la TVA sociale. Je me cantonnerai ici à trois idées.

Je me suis toujours amusé en entendant le refrain « Obligeons la Chine à respecter les droits de l’homme » ! La Chine ne bafoue pas les droits de l’homme, mais le droit tout court !
Le piratage dans le monde représente six cent milliards de dollars par an, la moitié provient de Chine… pour le grand bonheur du consommateur occidental : on trouve des DVD à moins d’un euro. Le voyage en Chine permet aujourd’hui d’acheter à prix dérisoire tous les produits de grande consommation des marchés européens. Ceci sans la moindre répression.
Quant au droit du travail, j’ai dit ce qu’il en est.
En ce qui concerne l’environnement, la Chine a une réglementation extrêmement sophistiquée mais, parce qu’elle est à la discrétion des pouvoirs locaux, elle n’est absolument pas respectée. Les Occidentaux ont du mal à percevoir que si le pouvoir communiste chinois est toujours en place, il n’est plus centralisé. C’est la grande différence avec le passé, notamment le passé de l’URSS.
Il existe en Chine un équilibre très particulier des pouvoirs entre les institutions locales et les institutions nationales, autrement dit entre le Parti local et le Parti national. Si les choses vont trop loin, s’il y a des émeutes, le centre peut remplacer les dirigeants, voire les condamner à mort.
Beaucoup des aides attribuées aux autorités locales afin d’agir en matière d’environnement ont été détournées à d’autres fins, ce qui explique un certain nombre d’explosions qui, d’ailleurs, ne sont connues qu’au bout de quelques jours. Ceci montre bien la réalité chinoise : la dernière explosion n’a été révélée qu’au moment où le flot de benzène est arrivé en Russie en dépit de la présence en Chine – à Pékin – de dizaines de journalistes correspondants.

Le problème du droit en Chine, la situation financière et bancaire chinoise, l’existence de créances douteuses, cet ensemble d’éléments fait que la Chine n’est pas une société de droit. Avant d’appliquer les droits de l’homme, il faudrait pouvoir appliquer le droit tout court.
Certains intellectuels chinois croient d’ailleurs que l’émancipation du pays viendra par le droit et ils poussent un mouvement en faveur de l’indépendance des magistrats pour essayer de faire avancer le pays vers la démocratie.
Ma deuxième idée concerne le commerce international.
Une évidence : il est stupide de faire effectuer vingt-cinq mille kilomètres à une tomate pour la payer deux centimes moins cher à l’autre bout du monde.
Je crois qu’il va falloir discuter sérieusement de cela à l’échelle internationale. C’est pourquoi je m’inscris en faux contre l’idée qui relègue l’agriculture, voire l’industrie, dans le passé, présentant le service comme l’avenir de nos sociétés développées.
La réalité qui s’impose à nous est toute autre :
· Le métier le plus pratiqué aujourd’hui dans le monde reste celui de paysan : il concerne 1,5 milliard de personnes.
· C’est probablement dans l’agriculture que se trouvent toutes les énergies renouvelables dont nous aurons besoin demain.

J’aimerais promouvoir l’idée de faire payer au vrai prix le transport des marchandises.
Puisqu’on est dans une économie marchandisée, « marchandisons » jusqu’au bout.
Les routes empruntées par les camions ne sont pas taxées au vrai prix, très loin de là.
Que représente l’investissement de l’Etat ?
Quel est le coût de la sécurité pour les bateaux ?
Il est incroyable que, pour mettre en vente en Europe une paire de chaussettes chinoises, le coût du transport ne soit que de trois centimes d’euro ! Ce n’est pas le vrai prix pour faire venir en France ou en Europe les chaussettes chinoises ! Une partie de ce prix est acquittée par les Etats. En somme, nous finançons nous-mêmes en partie la compétitivité des industriels chinois qui fabriquent du chômage en Europe !

Nous sommes quelques-uns à mener une croisade sur le déséquilibre de l’économie actuelle qui vient de la place de plus en plus oligopolistique occupée par la grande distribution dans le processus économique.
Quant, à propos de mon livre, on me parle de « péril jaune », je réponds qu’il ne s’agit pas de « péril jaune » mais de « péril bleu », bleu comme le logo de Carrefour ou de Walmart (la plus grande entreprise de distribution du monde qui s’approvisionne à 80% en produits chinois). Il n’y a pas de concurrence pour ces entreprises, le seul concurrent de Walmart, très loin derrière, s’appelle Carrefour et risque d’être racheté lui-même assez vite par Walmart.
Nous sommes dans une logique de déséquilibre entre la distribution et l’industrie qui me semble très préjudiciable.
Il me semble par exemple que le développement des marques de distributeurs qui esclavagisent les industriels et contribuent puissamment à faire du prix le seul critère de concurrence, n’est pas loyal en ce sens que les distributeurs captent toute la valeur ajoutée des produits fabriqués sans prendre aucun risque.
C’est dans ce domaine, me semble-t-il, qu’il faudrait imaginer des réformes et des décisions aidant les industriels à maintenir un rapport de force.

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