Intervention de Jean-Michel Quatrepoint

Intervention prononcée lors de la table-ronde du 28 novembre 2005 Mondialisation régulée des échanges et préférence européenne

Je voudrais vous donner deux chiffres avant de revenir à quelques considérations générales.

Prenons le cas concret d’un soutien-gorge importé par Carrefour :
· en 1996, prix d’achat, rendu entrepôt en France, hors taxes : 8,5 euros.
· en 2004, prix d’achat, rendu entrepôt en France (la production entre temps s’est délocalisée de la Tunisie vers la Chine) : 5 euros.
Les industriels du textile n’avaient pas attendu la chute de la barrière de l’OMC, ils avaient délocalisé leur production depuis longtemps en Afrique du nord et l’irruption de la Chine pose un énorme problème, non pas au textile français ni au textile européen, mais aux pays d’Afrique du nord (ce qui entraîne des problèmes politiques vis-à-vis de l’islamisme).

Quant au prix de vente au consommateur TTC dans les gondoles de Carrefour :
· en 1996 : 15 euros,
· en 2004 : 20 euros !
Le multiplicateur qui était de 1,8 en 1996 est passé à 4 en 2004.
La grande distribution a donc énormément profité de la délocalisation des productions en Chine.

Je voudrais maintenant revenir sur des problèmes plus généraux. Le libre-échange, on nous l’a toujours expliqué, c’est « win-win ».
Depuis quelques années, ce n’est plus tout à fait gagnant-gagnant pour tout le monde. Certains pensent que mondialisation risque de rimer avec paupérisation pour certaines couches de la population. Qui gagne ? Qui perd ? C’est toute la question.

Je voudrais faire un bref retour historique sur les cycles.

Première étape :
Le big bang libéral commence le 15 août 1971 lorsque Richard Nixon abandonne le Gold Exchange Standard, les accords de Bretton Woods et que le dollar se met à flotter.
Le dollar devient une marchandise et les marchés financiers des devises commencent à évoluer : on joue sur le dollar et sur les devises.

Deuxième étape, très importante : 1980, avec l’arrivée de Ronald Reagan et la dérégulation.
Reagan vient sur un programme idéologique : « America great again » prôné par l’école de Chicago. L’Amérique, à l’époque, va mal, elle a été humiliée au Vietnam, elle a été humiliée par le Watergate, humiliée par l’Iran, elle est désindustrialisée. Les Japonais lui donnent des leçons pour construire les automobiles, les semi-conducteurs…
Elle décide de rebondir, de réagir.
Ce sera le mérite de Reagan qui a incarné cette politique, avec Margaret Thatcher en Grande Bretagne. Ils dérégulent puis s’adressent au reste du monde : « Nous avons dérégulé, nous déréglementons, vous allez appliquer les mêmes règles chez vous »
C’est là que commence la vague de l’idéologie de la dérégulation.
En même temps intervient un autre phénomène qu’on n’a pas bien vu à l’époque : les accords sur la rétrocession de Hongkong.
Il semblerait que dans ces accords entre Margaret Thatcher et le Parti communiste chinois, avec la bénédiction de Washington, il y ait eu une sorte de deal :
«On vous rétrocède Hongkong mais, en contrepartie, le dollar de Hongkong s’indexe sur le dollar des Etats-Unis et le yuan est indexé sur le dollar de Hongkong puisqu’il n’est pas une monnaie convertible ».
Ipso facto, si vous vous remettez dans le contexte de l’époque, la zone yen dont on parlait beaucoup dans le milieu des années 1980 est mort-née. Elle n’existera jamais, ce qui servira ensuite les Etats-Unis pour régler certains problèmes avec le Japon.

Troisième étape :
Début des années 1990 (nous sommes toujours dans ces cycles décadaires). C’est l’irruption d’Internet, la seconde irruption de la Chine, lorsque Hongkong est effectivement rétrocédé et l’élargissement de l’Europe.
La Chine, avec le yuan toujours indexé sur le dollar, permet aux multinationales américaines, Walmart en tête, de pouvoir se délocaliser : dans un premier temps pour accéder au gigantesque marché chinois, exporter et produire sur place pour un milliard deux cent millions d’habitants. Assez vite, un certain nombre de multinationales, à commencer par Walmart, ont compris que l’on pouvait aller beaucoup plus loin dans un phénomène de mondialisation accélérée par les technologies informatiques des télécommunications, en temps réel, la financiarisation de l’économie mondiale, rendue possible, elle aussi, par les nouvelles technologies. D’un coup, le monde comptait cinq milliards de producteurs possibles !
Et – c’est une incidente – pendant que nous, Européens, Français, étions en train de nous serrer la ceinture pour respecter les critères de Maastricht et pour « rentrer dans les clous » de l’euro – nous sommes en 1995 – déjà le système (les multinationales) jouait le coup d’après : l’élargissement sans fin de l’Europe et la mondialisation. Les multinationales, à l’époque, raisonnaient déjà à l’échelle du monde : Chine, Inde, Amérique latine…

Là-dessus est arrivée la financiarisation de l’économie.
Quand on dit : Qui gagne ? Qui perd ? Il y a des gens qui gagnent beaucoup d’argent.
Je suis étonné qu’on n’en ait pas parlé depuis trois heures !

Je vais vous expliquer comment gagner de l’argent, à condition que vous en ayez et que vous ayez les bons circuits.
Nous sommes tous ensemble, nous avons gagné un peu d’argent dans la deuxième moitié du siècle dernier en jouant en bourse, nous sommes sortis à temps – contrairement aux gogos que nous avons attirés au dernier moment – nous avons fait quelques profits en bourse et, miracle! Grâce à la baisse des taux d’intérêt et à ce qu’on appelle le leverage by out nous allons jouer avec l’argent des autres – car on joue toujours avec l’argent des autres, c’est comme cela que l’on gagne le plus d’argent.
Donc nous nous réunissons, nous apportons un peu de capital, mettons 100 millions d’euros. Dans le tour de table nous avons quelques amis banquiers ou représentants des sous-filiales de tel ou tel établissement financier grâce à qui nous allons lever – emprunter – facilement 900 millions d’euros, ce qui nous fait un milliard.
Nous allons lever ces 900 millions d’euros sur trois ans, à 3% d’intérêt, soit 27 millions d’euros d’intérêts par an.
Avec ce milliard d’euros, nous allons acheter une entreprise, pas une entreprise qui est en perte de vitesse, une entreprise qui vivote. Nous commençons par « virer » quelques hauts salaires pour faire quelques économies, ensuite nous externalisons le service informatique, en infogérance, puis une ou deux usines (Alcatel est un spécialiste).
Si nous voulons aller plus loin, nous pouvons vendre l’immobilier à un autre fonds d’investissement…
Au bout de trois ans, sans être vraiment géniaux, nous aurons amélioré ce qu’on appelle l’ebdit-da (invention des financiers, un cash flow amélioré) de 10%, ce qui, en trois ans, n’est pas terrible. Du coup la valeur de l’entreprise aura progressé de 10%.
Nous allons donc revendre l’entreprise avant l’échéance du prêt (entre temps l’entreprise aura supporté les 27 millions d’intérêts annuels). Nous trouvons un autre fonds, constitué de la même façon, éventuellement avec les mêmes banques, et nous lui vendons l’entreprise 1,1milliard. Nous remboursons les 900 millions. Il reste 200 millions. Nous avions mis 100 millions, nous avons donc doublé notre capital en trois ans… et comme nous nous sommes localisés astucieusement dans un paradis fiscal, nous ne paierons pas un sou d’impôts là-dessus. CQFD. Mais pour que je gagne 30% par an, il faut que d’autres gagnent beaucoup moins, ou plutôt perdent.

C’est pourquoi je suis devenu un partisan de la hausse des taux d’intérêt parce que ce système n’a été rendu possible que par la baisse des taux d’intérêt, historiquement bas, pendant des années, le taux de la Banque centrale européenne est à 2 % !

A qui a profité cette baisse des taux d’intérêt ? Pas aux entreprises puisqu’elles ne peuvent plus s’endetter : on veut qu’elles crachent du profit au maximum pour permettre aux fonds de dégager un bénéfice en revendant rapidement.
On n’emprunte pas à long terme, on joue le court terme. On retarde les investissements.
Surtout plus de recherche fondamentale ! On externalise, on vend des usines, on les revend une deuxième fois et ensuite – c’est là qu’interviennent nos Chinois et nos Indiens – au troisième stade, on délocalise complètement. Comme c’est un fonds d’investissement international qui a récupéré l’usine depuis trois ans, il lui est indifférent de la fermer. Il se moque du député local ou du maire du coin puisqu’il n’y a pas de rapport de dépendance (que ce soit en France, en Allemagne ou en Italie).Le tour est joué ! C’est pourquoi les bas taux d’intérêt ont eu des effets pervers. Quand on part en guerre contre Jean-Claude Trichet, on devrait peut-être y réfléchir à deux fois.
Nous avons un taux d’épargne élevé (14% du PIB) très mal rémunérée, à 2,50%, 2,75%, soit le taux de l’inflation. Pendant ce temps on fait des ROE (Return on equity) de 15% à 30%. Les entreprises qui ne savent plus quoi faire de leurs profits rachètent leurs propres actions au lieu d’investir à long terme.

Comment se sortir d’une économie du court terme ?
Indiscutablement, cette course au profit à court terme est une nuisance pour le capitalisme. Je pense que c’est son principal risque. Il est vrai que la Chine et l’Inde – et les délocalisations massives – participent de cette course au profit à court terme, de cette maximisation du profit. Comment revenir à des perspectives à long terme ?

Bien sûr, nous n’allons pas remettre des barrières protectionnistes, cela ne sert à rien, à l’exception des protections par les normes. Les Allemands étaient très forts dans ce domaine et cela leur a réussi.
Mettons donc des protections techniques, sanitaires, (grippe aviaire…), sécuritaires, pour les produits du nucléaire et de l’aéronautique : nous devons être excessivement vigilants sur les conditions dans lesquelles les Chinois, les Indiens, les Brésiliens … produisent des pièces de haute sécurité.
Soyons draconiens sur les normes environnementales.
En revanche je pense que nous n’avons pas à imposer de normes sociales.
Jusqu’à quel âge est-on un enfant ? Cela varie selon les pays. Dans certains pays, si les enfants ne travaillent pas, la famille ne mange pas. On ne peut pas imposer notre modèle de vieux pays développé à des pays qui ont une autre culture et ont besoin de décoller.

Nous devons tout réorienter sur l’investissement à long terme.
Il va falloir trouver des mécanismes, sans doute au niveau européen, pour relancer l’investissement à long terme, obliger ou amener les gens, les entreprises à investir à long terme (cela peut passer par des systèmes de détaxation fiscale).
Il faut réinvestir à long terme et réinvestir dans la recherche fondamentale et dans l’excellence de nos universités. Notre système d’éducation, nos universités sont en faillite. Il faut très vite redresser la situation : pour cela le projet ITER est une bonne chose. Il faut garder le savoir-faire dans l’école de mathématiques, dans le nucléaire, dans l’énergie, dans l’informatique (même Bull-informatique a encore des chercheurs qui tiennent la comparaison avec les Américains et les Indiens).
Tout ceci nous coûtera cher …et nous avons de moins en moins d’argent.
Nous n’échapperons pas au débat sur la protection sociale.
Nous n’échapperons pas au débat sur la discrimination de la protection sociale : Michel Rocard avait dit que nous ne pouvions pas assumer toute la misère du monde. Notre système de protection sociale, dimensionné pour cent à cent vingt millions de personnes, donne un effet d’aubaine, non seulement aux pays du sud et de l’est, mais à nos amis et partenaires européens. Dans le Gers, on a constaté une explosion des demandes de RMI formulées par des résidants secondaires britanniques ! Les Britanniques et les Italiens se font abondamment soigner en France et nous ne récupérons pas les sommes … Les gens ont compris le système : ils abusent de l’AME, de la CMU, du RMI…
Nous n’allons pas pouvoir continuer sans discriminer la distribution de ces minimums vitaux.

Il faudra aussi réapprendre à travailler. Le travail reste la meilleure valeur. Une société qui ne travaille plus ne peut pas espérer se développer.

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