Où va la Russie ? : premières conclusions par Jean-Pierre Chevènement

Intervention prononcée lors du colloque du 11 octobre 2005 Où va la Russie ?

Merci, Monsieur Pozner, pour cette intervention très intéressante, comme toutes celles qui ont précédé, bien que sur des modes et avec des perspectives différents.

L’Association pour la Fondation « Res Publica » a choisi de s’interroger sur l’avenir de la Russie, car il nous semble que l’immense problème de la Russie, nation indispensable, aurait dit Madame Allbright [elle l’a dit à propos des Etats-Unis mais la Russie est aussi une nation indispensable], n’est pas toujours traité en France avec la hauteur de vues nécessaire, mais souvent à travers le prisme de considérations héritées de la période soviétique.

M. Vladimir Pozner s’interrogeait à l’instant sur le sens de l’évolution : « Où va la Russie ? » précisant qu’on n’avait pas encore répondu à cette question. Mais la réponse est très difficile si on ne prend pas un peu de recul, car il n’y a pas de réponse autrement que dans la longue durée. Or, la Russie d’aujourd’hui n’est pas l’Union Soviétique. C’est faire une grave insulte au bon sens de faire comme si, en quinze ans, rien n’avait changé. Faut-il rappeler d’ailleurs que l’URSS s’est défaite pacifiquement, évènement exceptionnel dans l’Histoire des Empires, par l’effet d’une politique mise en œuvre délibérément, au nom des « valeurs universelles », par son dernier dirigeant, Mikhaïl Gorbatchev ? La transformation de l’URSS en CEI (Communauté des Etats indépendants) s’est faite au prix d’effusions de sang très minimes. Héritière de l’arsenal nucléaire soviétique, la Russie a montré enfin un comportement éminemment responsable en ne favorisant pas, bien au contraire, la dissémination nucléaire.

Inversement, et M. Pouchkov l’a fort bien dit, les thérapies de choc administrées à la Russie tout au long des années quatre-vingt-dix ont entraîné un appauvrissement considérable. Le produit intérieur brut a chuté de près de moitié. La désintégration complète de l’Etat menaçait. Un retour en arrière violent eût été possible en 1999. Il n’a pas eu lieu. Vous avez évoqué la possibilité que M. Ziouganov soit élu. Cela ne s’est pas produit.
Nous observons, incontestablement, un sens de l’évolution. Evidemment, il est très difficile de répondre à la question de manière définitive.
Je voudrais rappeler à Jacques Fournier que la République française a été dirigée de 1880 à 1914 par un grand parti du centre, le parti des opportunistes, qui rejetait les extrêmes sur ses bords. C’est un exemple tiré de ce qui s’est passé dans notre histoire.

C’est dans ce contexte, me semble-t-il, qu’il faut tenter de juger la tentative de Vladimir Poutine de restaurer l’Etat et de moderniser l’économie russe. Va-t-il réussir ? Je n’en sais rien. Je suis beaucoup moins bien informé que tous ceux qui se sont exprimés ici, bien que je sois allé en URSS pour la première fois en 1964, que je sois retourné en Russie il y a quelques années et que j’aie donc pu observer certaines transformations, Nous sommes évidemment en présence d’un régime autoritaire mais qui laisse place aux forces du marché dans l’ordre économique et à des formes d’opposition minoritaires et un peu dispersées dans l’ordre politique, et qui autorise enfin l’espoir que puisse se constituer dans l’espace russe un véritable Etat de droit.
Je comprends bien que c’est très difficile. J’ai bien entendu ce qu’a dit Monsieur Pozner. Du point de vue de l’Europe, nous n’avons pas intérêt à ce que la Russie verse dans le chaos. Il me semble que nous devons l’encourager, autant que possible, à aller dans la direction où elle déclare vouloir se diriger : une économie modernisée, une société démocratique, un Etat de droit. Peut-être en sommes-nous encore éloignés, à l’aune de critères que notre propre expérience devrait nous amener d’ailleurs à relativiser. Mais ce qui compte, c’est le sens de l’évolution et il me semble que sur quinze ans, ce sens n’est guère contestable, si nous voulons bien ne pas mythifier la période Eltsine, comme si elle avait été un âge d’or de la démocratie.

Je voudrais d’abord exprimer ma conviction : Pont entre l’Europe et l’Asie, de loin le pays le plus étendu du monde avec ses 17 Millions de km2, la Russie est une nation indispensable à la paix sur notre continent et à l’équilibre du monde.

Ses atouts sont grands, son peuple et sa culture d’abord, ses richesses naturelles, notamment énergétiques, ensuite.

Ses handicaps le sont aussi, comme l’a fort bien rappelé Thierry de Montbrial, liés à la géographie et au climat, ainsi qu’à une hétérogénéité certaine : 180 nationalités sont reconnues à l’intérieur de la Fédération. Mais il n’y a pas de paix et de développement concevables dans l’espace russophone, dans le Caucase et en Asie Centrale, sans une Russie qui aura durablement trouvé le chemin de la prospérité économique et celui d’un Etat de droit dont l’affermissement sur la base de règles stables et incontestables, conditionne d’ailleurs à long terme l’essor des forces productives.

Engagé dans une transition économique difficile, confrontée à un déclin démographique préoccupant, ayant à concilier le principe d’une citoyenneté russe égale pour tous et une réalité multinationale bigarrée, où les peuples à majorité religieuse musulmane, occupent une place importante – un bon dixième de la population totale -, la Russie a besoin de l’Europe, comme l’Europe d’ailleurs a besoin de la Russie.

La Russie a besoin de l’Europe. Le peuple russe est un peuple européen. Si la religion orthodoxe et l’alphabet cyrillique sont venus de Byzance, tout l’effort de la Russie, de Pierre Le Grand à Lénine a été tourné vers l’Europe. Rejoindre l’Europe a toujours été le tropisme de l’Histoire russe. La culture russe est d’un apport inestimable à la civilisation européenne. Si la Russie est incontestablement eurasienne, sur le plan géographique, il faut rappeler que c’est à partir de l’Europe qu’ont été pénétrées les immensités sibériennes et l’Asie Centrale.

Or, aujourd’hui le défi principal pour la Russie est de réussir sa modernisation économique, comme l’a rappelé M. Lavrov. Les taux de croissance enregistrés depuis 1998 (environ 6% par an), l’excédent commercial (183 Milliards de dollars d’exportations pour 96 Milliards d’importations), l’excédent budgétaire (4 % du PIB) et le désendettement extérieur (le service de la dette n’absorbe que 7 % des recettes d’exportations) forment un tableau positif qui ne doit pas cependant dissimuler les ombres : Après une dévaluation salubre en 1998 qui avait fouetté l’essor de la production intérieure, notamment le secteur des industries légères, l’appréciation continue du rouble – près de 80 % depuis lors, sous l’effet de l’afflux des devises rapportées par les hydrocarbures et de la dépréciation du dollar – a favorisé la croissance trop rapide des importations au détriment des producteurs russes.

Dans le même temps la productivité du travail ne s’élevait en effet que de 40%. L’investissement (18 % du PIB) reste trop faible, compte tenu des immenses besoins liés à l’obsolescence de la plupart des équipements. Le PIB est d’ailleurs loin d’avoir retrouvé le niveau de 1990. Plus de la moitié des investissements enfin est concentrée dans le secteur des hydrocarbures.

Dans ces conditions, la Russie qui fait plus de la moitié de son commerce extérieur avec l’Union Européenne (52,8 % des importations et 50,4 % des exportations en 2004) a un besoin impérieux des investissements et du savoir-faire européens.

Bien entendu elle doit d’abord compter sur elle-même. Le relèvement heureux du pouvoir d’achat des salariés, des retraités et des fonctionnaires et notamment des professeurs peut contribuer à nourrir la croissance. Encore faudrait-il que la Russie ne s’enferme pas dans un système d’économie rentière où l’appréciation du rouble pénaliserait tout le reste de la production, en dehors du secteur pétrolier et gazier. Un taux de change plus faible et un blocage des prix internes de l’énergie conditionnent le développement des industries manufacturières : telle est la conclusion d’une étude fort intéressante du professeur Jacques Sapir (juin 2005). Pour attirer les investissements de l’Europe sur son territoire, la Russie doit à la fois devenir une plate-forme compétitive notamment vis-à-vis des pays de la CEI et développer son propre marché intérieur par une politique de croissance ordonnée des revenus, mettant l’accent sur la réduction des inégalités sociales et régionales. Un recours accru à l’euro (actuellement 7 % des échanges extérieurs russes seulement) faciliterait le rapprochement avec l’Europe, en supprimant les frais de change liés à l’utilisation du dollar et aux fluctuations monétaires.

Naturellement les pays européens devraient soutenir la Russie pour qu’elle puisse obtenir du FMI et de l’OMC les clauses dérogatoires et transitoires dont elle a besoin pour réussir son décollage économique : taux de change différencié pour les hydrocarbures et double prix de l’énergie en interne et à l’exportation. Parions que la même orthodoxie libérale à courte vue dont la Russie a déjà payé le prix dans les années quatre-vingt-dix, se mettra en mouvement à nouveau pour faire barrage à ces mesures de salubrité publique, mais il appartient à la Russie de faire valoir son droit légitime au développement.

L’Europe doit aussi aider la Russie à construire un Etat de droit avec des règles stables, juridiquement garanties, car c’est la condition de la confiance des entrepreneurs aussi bien que des investisseurs étrangers. Le rapprochement durable de la Russie et de l’Europe Occidentale sera facilité par l’adoption de telles règles. Comme l’a fort bien indiqué M. Evguenni Kojokine, l’Europe a intérêt à voir se développer une société civile russe, avec des classes moyennes plus nombreuses et plus aisées, des relations sociales plus équilibrées grâce aussi au développement de syndicats capables de s’appuyer sur les dispositions du Code du travail récemment promulgué. Bien sûr, le concept de « société civile » doit-il être précisé : il ne s’agit pas, à mes yeux, du développement des Organisations non gouvernementales (ONG) plus ou moins financées de l’extérieur. Il s’agit de l’auto organisation des forces sociales non pas contre l’Etat qui dispose de la légitimité démocratique mais dans le respect des lois. La France elle-même n’a admis que tardivement l’existence des syndicats ou des collectivités décentralisées (1884) ou du droit d’association (1901). Mais l’existence d’une telle société civile républicaine favorise le foisonnement des initiatives et fournit un cadre propice au développement de l’esprit d’entreprise.

Je ne vais pas revenir sur le problème de la Tchétchénie, il est douloureux, il n’a sûrement pas été exempt d’erreurs mais il est difficile : la crainte de la dispersion des terres russes n’est pas entièrement dépourvue de fondement. Le souci de l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie doit aller de pair avec celui d’une raisonnable autonomie consentie aux 89 sujets de ladite Fédération, aux vingt-et-une Républiques constitutives et plus généralement aux minorités nationales. Jacques Fournier nous a rappelé la difficulté d’organiser une Fédération véritable et je n’ai pu m’empêcher d’évoquer le rôle que jouent en France les préfets vis-à-vis des collectivités territoriales décentralisées. Quoi qu’il en soit, le développement de la Tchétchénie ne pourra être résolu que dans le cadre de toute la région du Sud de la Russie dont le retard de développement s’est considérablement accentué. Ne nous voilons pas la face : des forces puissantes existent de par le monde, et notamment aux Etats-Unis, qui ne souhaitent pas le rétablissement de la Russie pour des raisons géopolitiques à courte vue. C’est le fait d’une certaine « ubris », d’une certaine démesure de penser que la domination de l’Hyperpuissance implique la disparition de tout autre môle de puissance et de stabilité qu’elle : c’est alors qu’on récolte le chaos. Encore une fois, l’intérêt bien compris de l’Europe n’est pas de laisser s’installer le désordre à ses portes.
Enfin, l’Europe ne peut pas faire l’impasse sur les dangers de l’intégrisme islamiste. Celui-ci ne pourra être combattu que par la victoire des tendances modernisatrices à l’intérieur même du monde musulman. C’est là un intérêt partagé. C’est ainsi que le rapprochement avec la Turquie doit aller de pair avec le partenariat privilégié entre la Russie et l’Europe.

De la même manière, il est raisonnable – selon moi – de faire de l’Ukraine, de la Biélorussie et des Républiques caucasiennes non pas un terrain de confrontation mais un pont entre l’Europe et la Russie. Une certaine vigilance doit rester de mise si l’on veut éviter l’instrumentation de tel ou tel conflit en vue de freiner voire d’empêcher la coopération entre l’Est et l’Ouest de notre continent.

Si la Russie a besoin de l’Europe, celle-ci aussi a besoin de la Russie, pour des raisons qui tiennent à ce qu’est la Russie, à la qualité de son peuple, à sa culture, à son apport à la civilisation.
Rien ne serait plus dangereux par ailleurs que de laisser la Russie s’isoler derechef, et s’enfermer dans un état d’esprit obsidional qui creuserait à nouveau des fractures sur notre continent. Le problème des minorités nationales, à commencer par les minorités nationales russes, peut devenir dans l’avenir une source de tensions et de conflits comme l’Europe en a connus déjà, entre les deux guerres mondiales. L’équilibre et la paix de l’Europe impliquent une bonne entente entre Moscou et les grandes capitales européennes sans oublier les institutions de Bruxelles où le poids des petits Etats d’Europe centrale et orientale entretient encore une méfiance héritée d’un passé dépassé.

Ainsi en va-t-il également de l’équilibre et de la paix dans le monde. La Russie reste l’un des Cinq membres permanents du Conseil de Sécurité et la deuxième puissance nucléaire mondiale. Sa relation avec la Chine et avec l’Inde, son rôle en Asie Centrale en font une pièce maîtresse de la stabilité du monde. Pour toutes ces raisons, l’Europe a intérêt, selon moi, à maintenir avec Moscou un étroit dialogue.

L’Europe a aussi besoin de la Russie pour des raisons économiques et énergétiques. La dépendance croissante de l’Europe en matière de pétrole et de gaz, l’intérêt de la coopération aéronautique et spatiale, la profondeur que l’immensité russe peut donner à notre développement industriel, militent pour un partenariat économique solide. L’importance relative des flux commerciaux (plus de 50% des importations et des exportations russes vont déjà vers l’Union européenne), qui ne peuvent que se développer, devrait, en toute logique, conduire à la constitution d’un espace économique et monétaire commun. Il est regrettable que le commerce entre l’Europe et la Russie se fasse trop peu avec l’euro : 7% ; un chiffre minime, alors qu’un recours accru à l’euro éviterait tous le frais de change liés à la conversation en dollars, surtout avec des fluctuations permanentes.

Le rejet de la Constitution européenne doit conduire à explorer de nouvelles voies pour le développement de la construction européenne. L’idée de la géométrie variable fait peu à peu son chemin. Celle-ci ne concerne pas que l’Europe à vingt-cinq. Il est de plus en plus nécessaire de penser la dimension paneuropéenne, à l’échelle du continent tout entier. Il me semble que c’est une vision plus riche d’avenir que le repli d’une Europe sur elle-même. Thierry de Montbrial l’a dit, et Monsieur Lavrov avant lui : il n’est pas question d’une adhésion actuellement. Mais de quoi parlons-nous ? Au fond, on ne le sait pas très bien. Jacques Delors disait que l’Europe était un objet juridique non identifié. Il est de moins en moins identifié. Essayons de regarder vers l’avenir pour en tirer le meilleur.

Sans négliger les institutions européennes, la Russie doit s’attacher à développer ses relations avec les grands pays européens, pas seulement la France et l’Allemagne, que les aléas électoraux ne devraient pas détourner de la voie qu’elles ont choisie, mais aussi la Grande-Bretagne, l’Espagne et enfin la Pologne qu’il faudra convaincre de chercher sa sécurité en Europe plutôt qu’aux Etats-Unis : la vision d’une grande Europe réconciliée est quand même plus riche de perspectives que l’extension continue vers l’Est de l’OTAN !

S’il est bon de s’interroger comme notre colloque l’a permis sur l’avenir de la Russie, il me semble que c’est avec le désir de l’aider à réussir sa modernisation. Avant de laisser la place au débat, il me semble à ce stade, que notre colloque a permis de mieux cerner les sujets d’interrogation. Mais la réflexion doit nourrir l’action : Un esprit européen éclairé doit favoriser cette politique volontariste vis-à-vis de la Russie que l’accession de Madame Merkel à la Chancellerie allemande ne devrait pas interrompre. Nous ne savons pas et nous ne pouvons pas savoir où va la Russie mais nous devons l’aider à aller, autant que possible, dans la direction où elle déclare vouloir se diriger : celle d’un grand Etat européen moderne et démocratique. C’est aussi la responsabilité de la France que de maintenir ce cap, dans l’intérêt bien compris de l’Europe tout entière.

Nous pouvons maintenant entamer un débat avec les personnes qui souhaiteraient poser des questions ou entre les intervenants eux-mêmes.

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