Intervention de Vladimir Pozner

Intervention prononcée lors du colloque du 11 octobre 2005 Où va la Russie ?

Ce que je trouve intéressant, c’est que personne n’a répondu à la question :
« Où va la Russie ? ».
Je vais essayer d’y répondre. Il y a des instruments différents qui permettent de porter un jugement : l’économie, la politique aussi, certainement. Mais puisque je travaille dans les médias, je préfère me servir de cet instrument-là pour juger, tenter de déterminer où va la Russie du point de vue de la démocratie. C’est la question qui m’intéresse le plus.
Le ministre, Monsieur Lavrov, a dit qu’il existe en Russie plus de 3000 organismes de télévision et radio, plus de 46000 journaux, que seulement 10% d’entre eux appartiennent au gouvernement ou à l’Etat et que, naturellement, il n’est pas possible de contrôler un tel nombre de médias. Ce qu’il n’a pas dit, c’est que ce n’est pas nécessaire : il suffit de contrôler quelques médias.
Aujourd’hui, la presse écrite, en Russie, ne joue pas un grand rôle dans la formation de l’opinion publique. Les gens lisent peu, d’un côté parce que beaucoup sont pauvres et ne peuvent pas se permettre d’acheter la presse, d’un autre côté, la presse a beaucoup changé.
La radio existe mais n’a pas le même poids que la télévision. Je parle là de la télévision nationale, des chaînes. Il n’y en a pas cinq ou six comme l’a dit Monsieur Lavrov, mais, en réalité seulement trois. La Deuxième chaîne, qui est une chaîne d’Etat, la Première n’est pas officiellement chaîne d’Etat, mais la majorité appartient à l’Etat, enfin la Quatrième.
Il y a eu un changement très net avec l’apparition de Monsieur Poutine, avec un contrôle exercé, très clairement, en ce qui concerne les informations.
Au temps de Eltsine, quand ces chaînes étaient privées, il est vrai que les oligarques se servaient de la télévision à des fins politiques :
Avant les élections de 1996, quand Eltsine a commencé avec un soutien de 6%, certaines personnes ont décidé de l’aider à regagner sa popularité. Il faut se rendre compte que Monsieur Zouganov était alors le candidat du Parti communiste, et pour beaucoup de journalistes en Russie, il n’était pas envisageable de voir les mêmes communistes revenir au pouvoir, interdire toute parole, dans une absence totale de démocratie, comme au temps de Brejnev. Oui, il y a eu cet effort qui a eu des conséquences néfastes, en fin de compte, pour les journalistes et la télévision, mais du point de vue humain, on peut comprendre pourquoi ça s’est passé comme ça, pourquoi on ne voulait pas permettre à Zouganov de gagner…et il aurait gagné car il bénéficiait du soutien d’au moins 30% de la population.
Je me souviens avoir interviewé Monsieur Eltsine quand il n’était pas encore président, en 1999. Je lui avais demandé :
« Etes-vous démocrate ? »
Il m’avait répondu :
« Non, vous savez bien où je suis né, vous savez dans quelle société j’ai vécu, vous savez à quel parti j’appartenais…Non, je ne suis pas démocrate. Peut-être apprendrai-je un jour ce qu’est la démocratie… »
C’était une réponse honnête.
La grande majorité de la population russe est soviétique. Les changements, la Perestroïka, ont commencé en 1985. Ceux qui avaient vingt ans en 1985 ont fait leurs études dans une école soviétique, ils ont vécu dans une société soviétique, ils ont été formés en Union soviétique. Aujourd’hui, ils ont quarante ans, ce sont des soviétiques.
La population de la Russie est-elle démocrate ? Non, elle n’a pas cette expérience, il n’y a pas eu de démocratie en Russie. Ca ne s’apprend pas en quinze ans.
Dans quelle direction va le pays ? S’il est vrai qu’après Eltsine il fallait faire quelque chose – le pays était en plein chaos, on ne savait pas où on allait – cette « verticale du pouvoir » et le contrôle des médias actuels ne conduisent pas à la démocratie. C’est même une habitude qui devient de plus en plus acceptée par la population. Aujourd’hui, les sondages montrent que 63% de la population sont favorables à la censure. On dira que c’est la télévision elle-même qui doit être blâmée pour cela parce qu’elle montre des choses que les gens n’aiment pas voir. Mais l’idée même de considérer une censure comme nécessaire démontre une absence de pensée démocratique.
Ces constats me préoccupent beaucoup. En Occident, on ne comprend pas très bien ce qui se passe en Russie, on tente toujours de plaquer le modèle occidental et on s’étonne : pourquoi ne sont-ils pas comme nous ? Ils ne peuvent pas être comme en Occident : leur histoire, leur culture, leur religion sont tout à fait différentes. D’un autre côté, quand on dit qu’il semble qu’il y ait un recul de la démocratie en Russie, je crois que c’est vrai si on regarde les médias.
Sur les trois grandes chaînes, pas en général [dans la presse écrite, on trouve tout : pro et anti Poutine, communistes, et même fascistes], on remarque des tabous :
On ne parle pas de la Tchétchénie … ou seulement en termes positifs.
Il y a des gens qu’on n’invite pas à la télévision… ce n’est pas défendu… mais on sait qu’on ne doit pas les inviter.
Il y a des coups de téléphone aux PDG, aux dirigeants des chaînes… ce n’est pas officiel…. Ils ne viennent ni du gouvernement, ni du Parlement, ni du Sénat… mais de l’administration du Président où il y a des gens qui donnent des instructions sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire.

Pour moi, le mouvement démocratique en Russie est aujourd’hui en danger. Ca ne veut pas dire que ça ne peut pas changer… mais quand il n’y a pas de vrai parti, pas de véritable opposition et quand les médias influents ne donnent pas de vrai choix, c’est un danger. Et quand vous avez, en plus, une population qui ne veut pas choisir, qui n’est pas habituée à choisir…
[Une anecdote : Je me souviens qu’en 1985 ou 1986, au temps de l’Union soviétique, une revue de cinéma avait publié deux articles sur un même film : un article positif et un article très critique. La rédaction avait été submergée de courriers de lecteurs irrités : « Dîtes-nous si le film est bon ou mauvais ! ».]
L’habitude du choix n’existe pas et la démocratie demande qu’on fasse des choix. Ni la population, ni le Président, ni le gouvernement, ni les journalistes n’y sont habitués. Dans ces conditions, le mouvement ne va pas aujourd’hui vers la démocratie. C’est ce que je sens.

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