Intervention prononcée lors du colloque du 7 septembre 2005 France-Allemagne : quel partenariat pour quelle Europe ?

Je vais essayer de traiter en dix minutes l’avenir des relations franco-allemandes après le « non » français au référendum.
J’aborderai plusieurs points : les réalités politiques, le noyau dur, les coopérations renforcées et, évidemment, la question de l’intérêt d’avoir une relation franco-allemande forte.

Les réalités politiques sont les suivantes :
A une semaine d’intervalle, les résultats des élections régionales en Rhénanie du Nord – Westphalie, le 22 mai, puis le « non » au référendum ont provoqué une crise profonde – c’est ce qu’on lit dans la presse – au centre de laquelle se trouve le couple franco-allemand.
Malgré la redéfinition du rôle de la France et de l’Allemagne dans l’Europe élargie – elles vont continuer à jouer un rôle essentiel dans la construction européenne – elles sont apparemment affaiblies et peinent actuellement à donner à l’Union un nouvel essor. L’échec des négociations sur le budget européen 2007-2013 à Bruxelles à la mi-juin en serait un exemple par excellence.
On dramatise même les enjeux en les réduisant à un choix entre une Europe politique-puissance et une Europe qui se limiterait à une vaste zone de libre-échange. Pourtant rien n’est simple et, surtout, la crise de confiance pourrait n’être que passagère si les gouvernements cherchaient à mieux répondre aux attentes de leurs peuples.
Il reste que pour Paris et Berlin, l’élargissement de l’Union européenne et la modification du processus de prise de décision, les règles de l’unanimité et la nécessité de coalitions permanentes, constituent un cadre où il devient difficile pour ces deux pays de préserver une sorte de leadership, en tout cas, de rester le moteur de l’Europe.
De plus, à terme, la perspective de l’entrée de plus de soixante-dix millions de Turcs dans une Europe dont on s’est toujours refusé à définir les frontières, risque de porter un coup de grâce à l’utopie européenne.
C’est bien la raison pour laquelle, depuis quelques semaines, quelques mois, on reparle du concept de noyau européen, voire de coopération renforcée.

Tout d’abord le noyau européen. Une Europe forte ne pourra paradoxalement naître que d’un « rétrécissement » d’un « assainissement par dégraissage », [excusez la formule, reprise par certains collègues] : il s’agit de ne pas remettre en cause le cadre européen mais de créer une sorte de cœur agissant au sein duquel les Etats membres qui le souhaitent feront avancer la construction européenne sans être empêchés par les autres, c’est la Kerneuropa, le noyau européen de Karl Lamers et Wolfgang Schaüble, théorie qu’ils avaient énoncée, déjà, en 1994. Sans souscrire obligatoirement à l’idée d’un prolongement politique dans un cadre institutionnel fédéral, l’idée était quand même très intéressante dans la mesure où elle suggérait d’opposer un centre consolidé aux forces centrifuges dues à un élargissement constant. Dans un entretien au Figaro du 31 mai dernier, Karl Lamers, suite au « non » français, a proposé une relance politique de l’Europe en axant la coopération franco-allemande autour d’une perspective de défense européenne. Plus récemment encore, dans la revue Internationale Politik du mois de juillet dernier, il insiste sur le fait que « Frankreich und Deutschland sind eben der Kern des Kerns und sie bleiben es auch nach dem französichen Nein » : La France et l ‘Allemagne sont le noyau du noyau et elles vont le rester aussi après le non français ».
L’inconvénient d’un noyau dur, d’un noyau franco-allemand, c’est bien sûr le risque de tendre vers un directoire, c’est le risque d’être exclusif, c’est aussi la difficulté d’articulation entre le noyau et la Grande Europe qui a déjà ses propres institutions.

La coopération renforcée est-elle une alternative ?
La coopération renforcée est plus souple que le noyau. [En 1994, Edouard Balladur parlait des cercles concentriques.] Mais le mécanisme reste lourd et le risque d’une dérive vers une participation plus large est évident, comme, dans le cadre actuel du Traité de Nice : huit Etats au minimum peuvent se lancer dans une coopération renforcée, mais celle-ci n’est pas exclusive : d’autres peuvent s’y rajouter dans différents domaines, sauf en matière de politique étrangère et de défense.
La coopération renforcée est donc un instrument de l’intégration par la flexibilité.
Est-ce l’idéal ?
Il y aurait une coopération renforcée pour la fiscalité, une autre pour le salaire minimum, pour la technologie, pour l’environnement. Certains pays pourraient participer à l’une mais pas à l’autre… « Quel bazar ! », je cite Jacques Delors lui-même il y a quelques années.

Le dilemme subsiste concernant le noyau dur :
Si on formalise un cœur agissant, un noyau moteur composé de deux, voire de trois Etats, les grands pays par exemple, on braque les petits pays… Et si on ne le formalise pas, il perd de son caractère structurant.

Qu’en est-il, après ces quelques réflexions rapides, du couple franco-allemand, d’un resserrement des liens franco-allemands ?
La question centrale qui se pose est celle de la compatibilité entre les intérêts allemands et français à l’heure actuelle et dans l’avenir. La question mérite d’être posée puisque vraisemblablement, dans deux semaines, nous aurons une nouvelle coalition au pouvoir en Allemagne et, comme vous le savez, les représentants de la CDU-CSU tiennent un discours plutôt atlantiste.

J’évoque simplement quelques questions sans rentrer dans le détail, nous pourrons en débattre tout à l’heure.

Première idée : du côté allemand, il faut évoquer cette étonnante idée du rôle de l’Allemagne en tant que puissance protectrice des petits Etats et surtout des Etats de l’Europe centrale et orientale au sein de l’Europe élargie. Il est difficile d’évaluer l’influence réelle de cette idée sur la politique européenne du gouvernement fédéral mais elle est quand même tout à fait étonnante parce qu’elle définit la place de l’Allemagne en Europe, non pas du côté des « grands » mais plutôt du côté des petits Etats. Je crois que la place politico-stratégique de l’Allemagne en Europe n’a pas changé depuis 1945, elle est à l’Ouest et, en tout cas, aujourd’hui comme hier, à côté de la France.

Deuxième idée : la rhétorique de l’Allemagne médiateur entre l’Europe (donc la France) et les Etats-Unis. Je ne vais pas m’attarder parce qu’Edouard Husson en reparlera tout à l’heure. Depuis les années 1980, on entend souvent, du côté allemand, que l’Allemagne est prédestinée à jouer le rôle de médiateur entre l’Amérique et l’Europe. Mais cela peut créer aussi des malentendus, car vouloir servir de médiateur implique aussi de jouer le rôle d’arbitre. L’Allemagne, c’est une évidence, fait partie de l’Europe et l’idée selon laquelle l’Allemagne ne devrait pas choisir entre Washington et Paris est dépassée et politiquement erronée : la priorité de Berlin doit être l’Europe.
Mais il y a un vrai problème dans tous les partis politiques allemands : je rappelle simplement Joshka Fischer, qui, dans son discours sur l’avenir de l’Europe en 2000, parlait de noyau franco-allemand, plus exactement de centre de gravitation, autour de la France et de l’Allemagne, mais abandonne cette vision en 2004 pour parler d’une dimension stratégique de l’Europe qui impliquerait l’entrée de la Turquie dans l’Union, l’intégration du Moyen Orient dans un vaste ensemble occidental et, tout ceci, via un nouveau partenariat transatlantique…
Karl Lamers, dans la revue précitée, met en garde les responsables de la CDU : « Paris et Berlin, dit-il, doivent prendre les devants et former le cœur d’un noyau dur européen ». Je pense que si la CDU et la CSU reviennent au pouvoir, elles n’échapperont pas, elles non plus, à un réexamen de la situation.

Troisième idée : dans l’Europe des vingt-cinq, bientôt des vingt-sept, voire des vingt-huit, le concept d’Europe à géométrie variable n’offre pas une voie de sortie satisfaisante. Il ne s’agit pas de fonder une union politique entre la France et l’Allemagne dont personne ne voudrait. Dominique de Villepin, Günter Verheugen, Pascal Lamy, n’avaient d’ailleurs proposé de lancer une union franco-allemande que dans certains domaines bien délimités. Il n’a jamais été sérieusement question de procéder à une fusion des deux Etats. Soyons réalistes : personne ne souhaite la disparition des Etats-nations, les Allemands non plus. Si la CDU-CSU prône un siège européen commun au Conseil de sécurité des Nations Unies, c’est une illusion, ce sont des Etats qui composent l’ONU et non des groupements d’Etats.
Selon moi, envisager l’avenir d’une Europe dynamique autour d’un noyau européen me paraît une évidence. L’Europe puissance n’existait pas à quinze, elle n’existe pas à vingt-cinq, elle n’existera pas davantage à vingt-sept et plus. L’Europe puissance, en tant qu’entreprise de l’Union dans son ensemble, c’est fini et, si l’Europe est en voie constante d’élargissement, des marges d’action ne peuvent être trouvées que sur des formes d’organisations plus restreintes, ce qui ramène, qu’on le veuille ou non, à la problématique du noyau.

Je termine par les arguments en faveur d’un noyau franco-allemand :
Bien avant l’organisation du référendum, Nicolas Sarkozy avait brisé un tabou en juin 2004, dans le Financial Times en déclarant que l’axe franco-allemand n’était plus suffisant pour faire avancer l’Union européenne, qu’il fallait pouvoir compter sur un groupe de six ou plus. Certes, mais jusqu’à présent, ce sont la France et l’Allemagne, avec quelques partenaires, qui ont réellement accepté que s’installe autour des intérêts nationaux un noyau d’intérêts communs européens.
Jusqu’à présent, le moteur franco-allemand a été indispensable pour faire progresser, à chaque étape, la construction européenne, on a vu dans les périodes récentes qu’il restait indispensable pour régler les grands problèmes européens.
Ce qui s’est passé lors de la guerre d’Irak est totalement nouveau et, à mon avis, atteste peut-être une disponibilité nouvelle de l’Allemagne à accepter une certaine autonomie européenne. Si c’était le cas, il y aurait une réelle occasion pour la France.
Pour l’instant, c’est donc le partenariat franco-allemand qui est en mesure d’entraîner les autres. Pour qu’il reste fort, il faut surtout que ce partenariat se transforme en une véritable alliance stratégique : l’intérêt pour Paris et Berlin est de continuer à donner des impulsions décisives pour concevoir l’Europe comme un ensemble géopolitique, une Europe capable un jour d’agir sur le plan international, d’influencer le cours des choses et de définir ses objectifs. En ce sens, le tandem franco-allemand doit rester l’élément porteur de la cohésion européenne.

En conclusion, je lance quelques pistes de réflexion qui pourront peut-être susciter débat.
En dévoilant son programme électoral, la CDU-CSU prône un retour à l’atlantisme traditionnel de l’Allemagne, donc un rapprochement avec Londres et Washington, au détriment, bien sûr, de Paris. A Paris, le 19 juillet dernier, Angela Merkel a fortement remis en cause l’axe Paris-Berlin-Moscou que Jacques Chirac et Gerhard Schröder ont cherché à faire fructifier après la guerre d’Irak.
Dans l’article de Friedbert Pflüger, porte-parole du groupe parlementaire CDU-CSU pour les questions de politique étrangère, paru dans Le Figaro en juillet dernier, que Henri de Grossouvre citait tout à l’heure, la question du noyau n’a pas été évoquée une seule fois. Le risque d’une distanciation, peut-être provisoire, entre Paris et Berlin est donc réel. Même si le risque de délitement du couple franco-allemand ne me paraît pas sérieux. Je pense, en revanche, que, dans les quelques mois à venir, à l’approche des élections présidentielles, la balle va se situer dans le camp français. L’idée d’une accélération du véhicule Union Européenne par un moteur turbo Paris-Berlin est plutôt du domaine des illusions, en tout cas jusqu’en 2007.
Mais il reste que ce n’est qu’une alliance fonctionnelle qui permettra aux Européens d’avancer. Le tandem franco-allemand a tout intérêt à prendre au sérieux l’idée d’un noyau européen.
Rappelons-nous les tentatives légitimes ou non (ce n’est pas la question ici) de certains pays, lors des négociations au sein de la convention sur l’avenir de l’Europe, pour chambouler certaines règles.
Rappelons-nous les tendances anglo-saxonnes en Europe centrale pour s’adosser aux Etats-Unis, parce qu’aujourd’hui – et demain sûrement encore – subsiste un malaise entre l’Allemagne et la Russie.
La seule solution pour ne pas être paralysé, c’est une relation franco-allemande forte, une relation de confiance. Il y aura certainement beaucoup de cris mais je ne vois pas d’alternative.
Il faut espérer que les inconvénients créés d’une carence de l’Europe puissance forcent Paris et Berlin à réagir et pour cela les deux capitales devraient être à la pointe d’une réflexion pragmatique sur la dimension d’une Europe élargie et développer un concept stratégique commun.
Merci.

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