Français et Allemands au sein des institutions européennes

Intervention prononcée lors du colloque du 7 septembre 2005 France-Allemagne : quel partenariat pour quelle Europe ?

Merci à l’association pour la Fondation Res Publica, de cette invitation.
Je ne vais pas parler de relations franco-allemandes mais, bizarrement, sur bien des points je risque de rejoindre Monsieur Zervakis, notamment sur ses conclusions et ses réflexions à propos du mode de fonctionnement européen en coalitions aux contours très variables plutôt qu’en noyaux quels qu’ils soient.
Mon sujet de réflexion, en tant que journaliste et en tant que chercheur depuis plusieurs années est celui du lobbying et de l’influence. Même si je vais parler de la France et de l’Allemagne, je vais donc me placer plutôt du point de vue de l’objet politique européen et de la représentation des intérêts français et allemands au niveau bruxellois.
Ce qui est intéressant quand on aborde ce sujet, c’est qu’il « travaille » la France aussi bien que l’Allemagne mais de manières très différentes.
En Allemagne, l’interrogation sur l’efficacité de la représentation des intérêts allemands à Bruxelles existe mais elle est préemptée par le débat sur le fédéralisme, c’est à dire que la question est plutôt posée dans ces termes : Le fédéralisme est-il un handicap à la représentation de nos intérêts à Bruxelles ? Ou bien, pour le dire autrement : La montée du pouvoir européen suppose-t-elle une redéfinition des relations entre le Bund et les Länder ?
En France, on a une approche beaucoup moins rigoureuse, plus politique. Souvenez-vous du débat, il y a un an, sur le déclin de l’influence française à Bruxelles… L’approche française est très différente. Le débat sur la décentralisation, en France, n’a pas du tout porté sur la question européenne ; la politique européenne n’est pas un enjeu dans les relations entre l’Etat et les régions, contrairement à l’Allemagne. C’est un débat beaucoup plus général, plus national, dirais-je.
Le débat français a-t-il eu plus de portée que la réflexion allemande sur le fédéralisme ?
Ils se situent à des niveaux très différents.
S’agissant de la réforme du fédéralisme, tout ce qu’on peut constater c’est qu’elle n’a pas lieu. On est beaucoup plus dans une logique d’ajustement du fonctionnement institutionnel allemand à la réalité européenne, même si, en 1992, une nouvelle rédaction de l’article 23 de la constitution a été introduite pour aménager la participation des Länder à l’Europe politique par l’intermédiaire du Bundesrat : c’est une réalité importante dans la présence allemande à Bruxelles mais ce n’était quand même pas une réforme fondamentale du système institutionnel allemand.
Il y a du reste une raison objective à cela, c’est que les Allemands ne se posent pas la question de leur présence à Bruxelles ou du déclin de leur influence puisqu’ils sont infiniment plus présents que les Français.
A contrario, si on était un peu provocateur, on pourrait se demander jusqu’à quel point la réflexion française sur sa présence à Bruxelles n’est pas le fruit de la surreprésentation des intérêts allemands à Bruxelles. Pour reprendre le syndrome de Bainville dont parlait Edouard Husson dans « L’autre Allemagne » :
La France n’est forte qu’avec une Allemagne faible…
mais en l’inversant :
Avec une Allemagne forte (sous-entendu : à Bruxelles) la France ne peut être que faible.
Les maladresses du débat français ont beaucoup fait rire les autres Européens. Je me souviens d’une émission sur France Culture où un professeur d’université italien, après avoir écouté Jean-Claude Casanova, Max Gallo, Yves Michaud, parler très savamment du livre de Nicolas Baverez : « La France qui tombe » s’est étonné: « Il n’y a vraiment qu’en France qu’on peut s’interroger sur le déclin : cela donne l’impression que les Français ont le sentiment de partir de si haut… Les autres nations européennes ne se posent pas la question dans ces termes. » Il n’y avait rien de discourtois dans sa remarque mais quelque chose d’un peu ironique et d’assez vrai.
Tout maladroit qu’il était, si révélateur de ce que vous appelez Führungsangst (désir d’être leader), ce débat avait le mérite d’essayer de sortir la réflexion sur la politique européenne des catégories traditionnelles du droit et de la science politique, même s’il est resté relativement superficiel et n’est pas allé jusqu’au bout de cette logique. Finalement, dans la réflexion sur l’influence française, l’influence allemande, l’influence anglaise, ce qui importe c’est la notion même d’influence, un terme aux contours relativement vagues mais assez évocateur de la réalité du pouvoir européen, insaisissable, mobile, éclaté, avec un système politique complexe, mal connu (le débat sur la constitution a été une grande séance de formation générale…) : je connais des responsables politiques qui confondent Conseil de l’Europe et Conseil des ministres, Commission et Conseil… L’union européenne est quand même un système sui generis très original, à la fois dans son architecture institutionnelle et dans son fonctionnement.
Je crois que la notion d’influence a le mérite d’appeler une approche plus large pour l’analyse institutionnelle du système européen qui intègre le non-institutionnel, l’indicible, l’invisible, les groupes de pression, les think tanks, la culture politique des fonctionnaires. Tous les thèmes abordés à l’occasion de ce débat sur l’influence me semblent intéressants. Je pense que la réflexion sur l’influence comme nouveau paradigme pour penser la politique européenne, en tout cas la réalité politique européenne, non pas son orientation, est encore à mener.

Quelques éléments sur la présence allemande et la présence française à Bruxelles :
La prédominance de la présence allemande est manifeste au Parlement européen : dans sa formation actuelle, 99 députés allemands pour 78 députés français. Cette domination est renforcée par le fait que, même si les Français sont moins dispersés que par le passé, les Allemands sont exceptionnellement bien regroupés dans les deux groupes politiques importants : le parti socialiste et le parti conservateur (PPE), avec, côté allemand, des présidences de commissions très importantes, comme l’environnement, une commission vraiment stratégique.
Je ne peux pas m’empêcher, en présence d’un représentant de la Fondation Bertelsmann, de citer Elmar Brok, président de la Commission des Affaires étrangères et vice-président de Bertelsmann (pas de la fondation mais du groupe).
Côté français, des présidences de commissions tout de même importantes : la commission économique et financière présidée par Madame Berès, la commission libertés, présidée par Jean-Marie Cavada, la commission agriculture par Joseph Daul.
Je passe pas mal de temps à parler avec des députés, pour traiter de sujets divers, et l’impression qui domine est celle d’une présence allemande très forte, très organisée, avec des choses moins visibles comme la qualité des collaborateurs des députés allemands. Tous les députés ont une enveloppe dont ils font ce qu’ils veulent. Les députés allemands emploient, notamment, des juristes de haut vol, des gens solides qui leur fournissent un atout dans les débats. Ils restent aussi beaucoup plus longtemps en poste. Les Allemands ont coutume de dire : « le premier mandat, c’est pour apprendre, le deuxième, c’est pour exercer son pouvoir, le troisième, c’est pour transmettre ».
Les députés français n’ont pas toujours été aussi sérieux dans l’exercice de leur mandat parlementaire à Bruxelles.
Au niveau du Conseil il y a parité (la France et l’Allemagne ont chacune 29 voix) mais une dilution de leur influence respective au sein du Conseil avec les élargissements. Chacune a environ un tiers de la minorité de blocage (qui est à 90 voix) et reste fort loin de la majorité qualifiée (qui est à 232 voix). Ceci rejoint ce que vous disiez, Monsieur Zervakis : si la France et l’Allemagne sont des poids importants, elles ne peuvent agir efficacement que dans le cadre de coalitions. Même en additionnant les voix allemandes et les voix françaises, on arrive à 58, encore bien loin de la minorité de blocage.
A la Commission, l’influence nationale est taboue, les fonctionnaires sont censés agir indépendamment de leur nationalité. La France et l’Allemagne, là aussi, sont dans des situations similaires avec un seul commissaire, désormais, au lieu de deux par le passé. Il serait difficile de comparer le poste de Verheugen à celui de Jacques Barrot.
Soulignons toutefois que les Français sont exceptionnellement représentés au sein de la Commission européenne parce qu’ils ont fourni des bataillons de fonctionnaires au début, dans les années 1970. La France a quatre directeurs généraux, ce qui est considérable (l’Allemagne n’en a que deux) à des postes importants. Cela ne va pas durer : c’est un effet de pyramide des âges, on a fait rentrer beaucoup de monde, ces gens ont fait carrière, ils occupent des postes de responsabilité importants mais, là encore la présence française va se diluer avec les élargissements.
Au plan para-institutionnel, pour ne pas dire lobbying parce que la réalité désignée est plus large (elle inclut non seulement les organisations professionnelles mais aussi les think tanks et la presse), on constate aussi une présence allemande considérable.
J’abordais le problème constitutionnel : il est vrai que les représentations des Länder à Bruxelles sont très importantes et absolument sans comparaison avec les représentations des régions françaises.
Au sein des fédérations professionnelles aussi, les Allemands ont transposé à Bruxelles leur tradition corporatiste (en son sens positif : implication très forte des fédérations professionnelles dans la vie politique) avec un bémol au plan syndical : les syndicats allemands ont une relation ambivalente à la construction européenne, me semble-t-il, et ils sont relativement peu puissants au sein de la Confédération européenne des syndicats (grand organisme de représentation des travailleurs européens au niveau bruxellois). Bizarrement, ils sont relativement marginalisés.
Ils sont fortement présents au niveau des fondations, c’est ce dont vous parliez tout à l’heure, Monsieur Zervakis. Toutefois les Français ont ouvert pas mal de think tanks ces dernières années, notamment Bruegel, Eurlfri, Confrontations Europe, la Fondation Robert Schuman, quatre organisations initiées par la France ou par les Français sont présentes à Bruxelles contrebalancent, peut-être, la présence des fondations allemandes à Bruxelles.
La réalité qu’on éprouve en travaillant sur des sujets transversaux, les sujets environnementaux, les problèmes de réglementation financière, l’adhésion turque…, dans le petit bocal bruxellois, c’est que c’est un univers anglophone.
Dans cet univers, les think tanks qui sont entendus, courus, fréquentés, là où se déplacent souvent, presque nécessairement les hauts fonctionnaires ou les commissaires, s’appellent plutôt European Policy Center, Center for European Policy Studies, Friends of Europe. Des institutions très dynamiques financées par des entreprises. C’est quand même plutôt un univers anglophone, souvent avec des choses dirigées par des Anglais, des gens très ouverts, favorables à l’intégration européenne…mais avec leur propre culture.
J’ai le sentiment que, malgré leur présence importante, ni les Allemands, ni les Français n’ont réussi à préempter le microcosme politique bruxellois. Il y a des réseaux d’influence hispanophones, francophones, germanophones mais le bain dans lequel évoluent les institutions et les acteurs, fonctionnaires, élus… à Bruxelles est plutôt anglophone, avec des think tanks très dynamiques financés par des entreprises.
La même impression domine s’agissant du lobbying. Quand on s’intéresse vraiment à la représentation des intérêts des firmes, la formation de coalitions entre firmes sur tel et tel sujets, on voit que ce sont des coalitions très mouvantes. Microsoft est opposé à IBM dans l’affaire de concurrence mais Microsoft et IBM sont alliés pour les projets portant sur les brevets de logiciels. Il n’y a pas de coalition a priori.
Quand on pénètre dans cet univers du lobbying, c’est Washington ! ou Londres ! Les grands cabinets de lobbying, au sens de cabinets de conseils sont américains Ces gens sont venus dans les valises de grandes sociétés américaines ou internationales qui avaient besoin d’un relais en Europe quand le pouvoir européen de réglementation et de régulation s’est affirmé. On pourrait dire que les autres sociétés en Europe sont tellement efficaces dans leur lobbying interne, via leurs réseaux nationaux qu’elles n’ont pas besoin de payer cher les services de conseils en communication mais je n’en suis pas sûre. Je me souviens d’une longue conversation avec un représentant d’Unilever, groupe anglo-néerlandais, très actif, très en amont dans le travail de la Commission, qui participe à tous les groupes de travail… il me disait : « Mes camarades de Danone n’ont pas de bureau mais j’aime les voir lorsqu’ils viennent … ».
C’est quelque chose qui est en train d’évoluer mais qui reste un peu vrai. On a du mal à s’acculturer et à renoncer aux mythes de l’immanence, de l’intérêt général ou à une sorte de loyauté un peu naïve et excessive à l’égard du système de représentation. On a du mal à entrer dans la logique de l’influence, dans le transversal des institutions, dans le jeu des coalitions, à recourir à des professionnels de l’influence qui court-circuitent parfois les circuits institutionnels.

La question de l’influence est intéressante du point de vue du système institutionnel européen, parce qu’elle aide à la comprendre, pour savoir comment il fonctionne et parce qu’elle pose une autre question qui est celle de l’intérêt qui va être défendu.
Je reviens sur votre conclusion, Monsieur Zervakis. Le problème n’est pas tellement celui des moyens d’influence dont on dispose à Bruxelles, même s’il y a des progrès à faire ou des choses à réaliser et à comprendre ; c’est le problème de l’influence. Au service de quoi ?
Comment formule-t-on un intérêt national ?
Comment concilie-t-on différents intérêts nationaux ou des intérêts divergents de différentes entreprises nationales ?
C’est la question du fonctionnement de la démocratie interne, comment est élaborée la position que va aller défendre le représentant permanent de la France à Bruxelles.
Il y a de grosses différences entre la France et l’Allemagne à cet égard mais, au fond, c’est la question de la compatibilité d’un intérêt national (de sa formulation aussi) avec le système politique et la dynamique européenne.
Cette question de l’influence devrait amener les décideurs nationaux à s’interroger sur ce qu’ils cherchent à Bruxelles et ce qui mérite d’y être défendu.
Je vous remercie de votre attention.

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