Intervention prononcée lors du colloque du 14 février 2005 Islam de France : où en est-on ?
C’est bien entendu à titre personnel que j’interviens à la demande des initiateurs de ce colloque. Si l’on m’a invitée, je suppose que c’est parce que la jurisprudence du Conseil d’Etat est pour beaucoup, si ce n’est pour presque tout dans le régime des fondations aujourd’hui.
Je vais donc essayer de vous exposer de la manière la plus objective possible ce qu’est aujourd’hui ce régime. A chacun d’en tirer l’idée du bénéfice qui pourrait en résulter pour notre objet, c’est à dire la construction de lieux de culte musulman.
Nous sommes ici dans une perspective définie par l’idée de ne pas toucher à la loi de 1905. Aux termes de cette loi :
• le financement public des cultes est totalement prohibé
• les cultes sont des activités privées qui s’exercent librement sous les seules réserves de l’ordre public.
Tous les participants de ce colloque connaissent bien cette prohibition centrale, fondatrice, qui concerne tous les cultes et les initiateurs du colloque sont très fermement de l’avis qu’il ne faut pas changer la loi. C’est la perspective qui nous réunit ici.
C’est pour cette raison qu’il faut chercher un instrument qui ne touche pas au fort consensus national sur la loi de 1905 tout en permettant, comme l’a dit Jean-Pierre Chevènement en introduction, un traitement équitable d’une religion qui ne bénéficie pas du dispositif d’antériorité qui résulte de la présence préalable de trois autres cultes – en regroupant les cultes protestants – avec, notamment un régime favorable pour les bâtiments préexistants.
Seuls les fonds privés peuvent donc, depuis la loi de 1905, intervenir dans la création de lieux de culte.
Cela signifie-t-il qu’aucune forme de soutien de l’autorité publique n’est possible ?
Non, certainement. C’est là que nous touchons, dans le système français, au régime de l’utilité publique. Celle-ci désigne en effet ce qui n’est pas géré directement par la collectivité publique (le service public) et ne relève pas non plus du service public géré par une initiative privée (qui ne peut concerner le régime des cultes).
Mais il peut arriver que notre système reconnaisse l’intérêt général que revêt la conduite de certaines activités privées : c’est ce qu’on va appeler l’utilité publique.
Il s’agit alors de faire entrer ces activités dans le moule juridique qu’est l’utilité publique arguant du fait que, profitant à des communautés entières, elles oeuvrent finalement pour le bien du pays tout entier.
De là l’idée que ces activités doivent être aidées, favorisées, non pas par des subventions – prohibition du financement public des cultes – mais par un certain nombre de dispositifs qui sont la garantie d’une honorabilité et d’une respectabilité (je reviendrai sur ce point qui me semble très important). Ce sont aussi des dispositifs plus concrets : de forts allégements fiscaux qui permettent un flux, un transit de donations.
C’est un peu cela l’utilité publique et c’est ici qu’intervient éventuellement la fondation.
Pourquoi la fondation ?
S’il y a prohibition de financement des cultes – activités privées – par le public, il y a eu parfois la tentation de mélanger les genres. Je crois pour ma part que cette tentation est nocive.
On l’a vue parfois à l’œuvre : il s’agit de faire un mélange entre le cultuel et le culturel. Selon une jurisprudence bien fixée, le cultuel ne peut jamais faire l’objet de subventions, le culturel le peut assez largement. D’où l’idée de jouer un peu sur les deux sans une ligne de partage très claire. Cela s’appelle jouer à cache-cache avec la légalité. Chaque fois que le juge administratif est saisi de ce type de financement, il les censure très fortement. Le problème est qu’il n’a pas toujours été saisi, je pense à un cas assez important qui reste cependant un cas particulier
Je crois – et c’est dans ce sens que je présente mon exposé – qu’il ne faut pas jouer à cache-cache avec la légalité, qu’il ne faut pas monter des systèmes optiques qui ne permettent pas d’être vraiment dans le droit. Ces dispositifs sont d’ailleurs contre productifs car par définition, jouant à la marge, ils ne peuvent être généralisés. Or être pris la main dans le sac ce qui ne manquera pas d’arriver le jour où le juge sera saisi serait très fâcheux pour des raisons sur lesquelles je n’ai pas besoin je pense d’insister.
D’autant qu’on dispose d’un instrument qui est la fondation.
La fondation est l’instrument même qui permet de poursuivre des objectifs privés, à l’aide de fonds privés, en recevant un label (l’utilité publique )qui lui permet d’obtenir des ressources soumises à un régime fiscal très favorable mais aussi de recevoir des dons et legs, régis par des règles de droit public, qui vont donc très largement échapper aux dispositions fiscales mais aussi aux dispositions du droit civil assez lourdes en matière de succession, tout cela pour mener des activités très diverses au service d’un objet statutaire défini dans le statut, par décret en Conseil d’Etat.
Quelques mots sur l’historique des fondations en France :
En France la fondation a été l’objet d’une approche spécifique. Sous l’ancien Régime on se méfiait de tous les corps intermédiaires. Sous l’Empire s’est ajoutée une autre idée : la volonté d’empêcher la multiplication des organismes dirigés par des sociétés privées qui pourraient – je cite la terminologie de l’époque – « croiser et contrarier les vues du gouvernement ».
Aujourd’hui ce rappel est largement historique mais elle explique que l’on ait fait du Conseil d’Etat et plus spécialement de sa section de l’intérieur le gardien de l’utilité publique.
On peut donc dire que la fondation est une création largement jurisprudentielle : la loi a repris pour la première fois en 1987 la définition donnée depuis deux cents ans par le Conseil d’Etat, elle l’a figée dans une loi destinée à permettre le développement du mécénat, c’est à dire en fait la création des fondations d’entreprises (qui ne nous intéressent pas ici).
Je vais donc donner la définition juridique sur laquelle tout le monde est d’accord :
La fondation est l’affectation irrévocable de biens, de droits ou de ressources par une ou plusieurs personnes physiques ou morales à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général à but non lucratif.
C’était la jurisprudence traditionnelle, elle est aujourd’hui fixée dans le marbre de la loi.
Pour traduire le niveau d’intérêt général auquel se situe cet organisme, on prévoit toujours qu’un décret en Conseil d’Etat reconnaît la personnalité morale de cette association en approuvant ses statuts, c’est à dire son objet, sa composition et ses règles essentielles de fonctionnement. C’est cette approbation d’ensemble qui confère à la fondation le sceau de l’utilité publique.
Voilà pour le cadre. Il est particulier à la France. En effet, les fondations de droit anglo-saxon – même en Allemagne – sont extrêmement différentes : elles sont, pour le dire très vite, beaucoup plus un mélange de fonds publics et privés. Ce n’est pas le même esprit.
Une dernière chose : la fondation d’utilité publique se distingue relativement peu de l’association d’utilité publique. Il y a d’ailleurs de très grandes associations d’utilité publique dans le pays. Mais dans une sorte de course à l’honorabilité, la fondation est quand même considérée comme une sorte de socle plus solide. La reconnaissance, la respectabilité dont je parlais tout à l’heure, mais aussi la notoriété et la visibilité de l’édifice sont plus grandes pour des raisons plus symboliques que juridiques. Mais la symbolique, je crois, a son importance en l’espèce.
Comment une fondation d’utilité publique peut-elle se créer ?
Je n’évoquerai que les points essentiels qui pourraient intéresser le présent auditoire.
Une fondation est créée par des fondateurs qui lui octroient des biens d’une manière irrévocable. Le principe est donc que la fondation ne peut pas aliéner ses biens sauf pour en tirer l’équivalent en cession. Ces biens ne sont pas définis, ils peuvent être des sommes en argent, des actions, des œuvres d’art, des propriétés immobilières, mobilières. Le principe c’est que la fondation doit vivre sur le revenu de cette dotation donnée par des fondateurs à laquelle elle ne doit pas toucher pour vivre C’est la raison pour laquelle le Conseil d’Etat a fixé de longue date un plancher qui était naguère à cinq millions de francs, donc maintenant à sept cent mille euros de dotation minimale. Ce plancher est calculé pour que la fondation puisse avoir au moins un local et un peu de secrétariat. C’est donc le minimum exigé, un plancher et non un plafond.
J’oubliais de dire une chose importante : depuis la loi du 1er août 2003, la dotation initiale peut être versée en versements fractionnés qui s’étalent sur dix ans
Les statuts sont fixés par des statuts types rédigés par la Section de l’intérieur du Conseil d’Etat et approuvés par le Ministère de l’intérieur.
Lorsque des statuts de fondation passent à la Section de l’intérieur du Conseil d’Etat, celle-ci examine si les statuts types sont respectés, souvent d’ailleurs plus dans leur esprit que dans leur lettre.
Que doivent contenir ces statuts types ?
Il faut, sans surprise, que les fondateurs soient représentés au conseil d’administration de la fondation. S’ils sont nombreux, on constitue un collège et ils désignent leurs représentants. Il existe différentes formules : conseils d’administration, directoires avec conseil de surveillance… mais tout cela revient très largement au même, je n’entre pas dans un détail techniquement ennuyeux, mais je pourrai le faire en réponse à d’éventuelles questions.
A ces fondateurs s’ajoutent des personnalités qualifiées et des membres de droit. Dans le cas le plus général, mais pas toujours, siègent au titre des membres de droit des représentants du gouvernement, ce qui est en réalité une garantie pour la fondation : l’honorabilité est d’autant plus grande que le gouvernement fait siéger des représentants notamment du Ministre de l’intérieur et, souvent, d’un autre ministre intéressé par l’objet de la fondation.
Il existe aussi des fondations qui, pour ce motif, sont dotées d’un commissaire du gouvernement, d’un représentant de l’Etat qui intervient pour exercer une sorte de surveillance générale (le mot surveillance n’est d’ailleurs pas très approprié) : il peut éventuellement demander au conseil d’administration une deuxième délibération s’il estime qu’il peut y avoir doute sur une délibération par rapport à l’objet statutaire tel qu’il est figé dans le décret initial.
Les statuts définissent donc l’objet de la fondation. Les objets sont très divers et la construction de lieux de culte entrerait dans cet objet en terme d’utilité publique sans la moindre difficulté, je n’ai pas l’ombre d’un doute là-dessus.
Les statuts prévoient que la fondation peut recevoir des dons et libéralités. Ce point est extrêmement important. Les dons qu’elle reçoit sont très largement exonérés fiscalement comme l’est la dotation initiale – je pense que Jean-Paul Escande reviendra sur cet aspect essentiel des choses, le nerf de la guerre –
Il est prévu deux sortes de libéralités, c’est à dire de dons ou de legs que peut recevoir une fondation :
• Les libéralités affectées : Par exemple, quelqu’un, par testament, lègue ses biens à une fondation, à charge pour celle-ci d’en faire telle ou telle chose. Je pense que la libéralité affectée a, compte tenu de ce qui vient de nous être dit, un intérêt particulier lorsqu’il s’agit de financer tout un programme de lieux de culte.
• les libéralités non affectées : Si la personne qui fait une donation (qu’il ne faut pas confondre avec la dotation initiale à laquelle on ne touche pas tandis que la donation est le flux qui peut entrer dans la fondation) ne définit pas l’objet de sa donation, elle viendra abonder la dotation, et prendra à son tour un caractère irrévocable.
Voilà donc en résumé l’essentiel par rapport à notre sujet.
J’ai dit qu’il y avait un conseil d’administration avec des membres de droit, des personnalités qualifiées, des représentants de l’Etat.
J’ai dit qu’une certaine tutelle de l’Etat s’exerce (en vertu de textes qui ne sont pas nombreux), tutelle qui a surtout le grand mérite de donner un label de respectabilité à toutes les actions que mène la fondation.
J’ai parlé aussi des libéralités dont j’ai dit qu’elles pouvaient revêtir toutes les formes. Par exemple une fondation peut très bien recevoir des actions sous forme de libéralités, elle peut les recevoir aussi bien en nue propriété qu’en pleine propriété. Elle peut aussi ne recevoir que l’usufruit mais les fiscalistes n’aiment pas beaucoup cela en général (ils soupçonnent les donateurs de volonté d’évasion)
Nous touchons ici à un point important, celui de l’équilibre entre les fondateurs et les donateurs.
En étudiant la question rapportée à notre objet – financement de lieux de culte – il me semble qu il s’agit d’un point intéressant : le rapport entre la dotation initiale et le flux des libéralités que la fondation peut recevoir avec beaucoup de souplesse. Les cas de figure sont divers mais je pense qu’il faut imaginer un dispositif en rapport avec l’objet de la fondation.
Prenons l’exemple d’une fondation dont l’objet est d’entretenir le souvenir d’un grand disparu ou de gérer un patrimoine immobilier (le jardin de Monet par exemple) : une telle fondation peut avoir une dotation initiale puis, relativement peu de quoi vivre et financer quelques actions. Elle entretient principalement un patrimoine ou la mémoire d’un disparu.
A l’inverse il me semble qu’une fondation de projet (c’est moi qui la baptise ainsi), une fondation qui se donne un programme (par exemple la réalisation programmée dans le temps de lieux de culte) recherchera peut-être ailleurs son équilibre, elle pourra préférer un flux régulier de dons et de libéralités affectées à son programme, à ses projets plutôt qu’une énorme dotation…
Mais on peut voir les choses autrement : on peut aussi dire qu’une grosse dotation, un important collège de donateurs et relativement moins de flux en dons privés est un cas de figure qui se défend aussi lorsqu’il s’agit de réaliser un programme d’implantation de lieux de culte.
J’en profite pour parler d’une particularité du régime des fondations qui existe depuis peu et est considérée à l’heure actuelle par le Conseil d’Etat comme une bizarrerie, comme une exception, c’est la fondation à dotation consomptible.
On peut aujourd’hui, avec des précautions, dans des limites certaines et selon l’objet, faire des fondations dont le capital sera consommé dans un laps de temps donné. Ce ne serait pas nécessairement absurde pour une sorte de système à l’essai dans lequel on envisagerait de réaliser un programme pour dix ans. Mais je suis là en train de faire tout haut des hypothèses qui ne me concernent pas mais qui concernent les participants.
A l’heure actuelle ce système est marginal, il est peut-être destiné à le rester, je ne peux rien en dire car c’est un droit qui évolue assez vite. Je ne suis pas sûre qu’il soit ici adapté mais je pointe son existence et sa possibilité.
En disant cela j’ai voulu montrer la souplesse du système :
Le décret en Conseil d’Etat constitue certes une coque rigide. Si on veut toucher au statut, il faut repasser par une instruction par le Ministère de l’intérieur puis par le décret en Conseil d’Etat. C’est une mécanique assez solide certes mais relativement lourde.
Mais cette coque rigide enserre une réelle souplesse d’action comme j’ai essayé de le dire rapidement.
Une fondation, en effet, peut :
• offrir des cautions,
• ouvrir des hypothèques,
• garantir des emprunts,
• financer directement des actions,
• se faire rémunérer pour les services qu’elle rend, par exemple dans la conception, peut-on penser, d’un lieu de culte…
• céder et acquérir,
• prendre un loyer à bail,
• acheter des biens mobiliers et immobiliers,
en bref, elle peut à peu près tout faire.
Jusqu’à quel point et dans quelles limites ? Jean-Paul Escande vous en dira certainement un mot tout à l’heure. La gamme est donc vaste.
En résumé, il y a dans la fondation un intérêt largement symbolique. C’est très important parce que donner l’honorabilité à un programme de création de lieux de culte par un organisme d’utilité publique reconnu au plan national et soutenu par l’Etat, c’est aussi d’une certaine manière
• se donner peut-être les moyens de négocier plus facilement avec les pouvoirs locaux
• se donner une meilleure visibilité vis à vis d’une opinion publique qui n’est pas toujours très compréhensive à l’égard de ce type de projet.
C’est donc un moyen d’agir avec une notoriété et – c’est ici que nous rejoignons mes première remarques sur l’utilité publique – en reconnaissant l’utilité publique, de donner, me semble-t-il, une impulsion.
Il reste l’essentiel, c’est à dire l’action et le financement, mais il y a d’une certaine manière quelque chose d’irréversible à faire un organisme national doté de l’utilité publique dans le domaine qui nous intéresse ici.
J’espère n’avoir pas été trop longue. Je n’ai peut-être pas été assez précise mais je pourrai répondre aux questions que vous désireriez me poser.
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