Le rôle de la production et de la vente d’énergie dans la politique de la Russie

par Youri Roubinski, diplomate, directeur du Centre d’études françaises de l’Institut d’Europe de Moscou et par Ivan Prostakov, Chef de la Délégation Economique et Commerciale de Russie en France

Intervention prononcée lors du colloque du 14 décembre 2004 Approvisionnement énergétique de l’Europe et politique de grand voisinage

Intervention de Youri Roubinski, diplomate, directeur du Centre d’études françaises de l’Institut d’Europe de Moscou :

La Russie occupe une place de choix dans le paysage énergétique mondial. D’autre part, les hydrocarbures jouent un rôle clé dans l’économie russe. J’essaierai donc d’énumérer quelques avantages et inconvénients qui en découlent tant pour Moscou que pour ses partenaires étrangers dans ce domaine.

En 1993, la production mondiale de pétrole était de 76,8 Milliards de barils/jour (b/j) dont l’Arabie Séoudite assurait 8,6 et la Russie 8,5. Mais on ne doit pas oublier que les principaux gisements pétroliers russes se trouvent dans les régions du Grand Nord éloignées des consommateurs étrangers et soumis à des conditions climatiques très rudes. Il en résulte un niveau de prix de revient de loin plus considérable en Russie qu’au Moyen-Orient (11-12 dollars le baril contre 2-3).

D’autre part, la Russie, à la différence des pays du Golfe et de l’Arabie Séoudite, est elle-même une grosse consommatrice de son pétrole dont la moitié (3,6 Milliards de b/j des 7,6) couvre les besoins internes.

En dépit de tous ces inconvénients, l’importance de la Russie comme fournisseur de pétrole sur le marché mondial ne cesse de grandir. Cela s’explique par deux facteurs : l’instabilité politique persistante du Moyen-Orient et la liberté de manœuvre que garde Moscou, qui reste en dehors de l’OPEP, dans ses choix de politique de production et de prix.

On peut ajouter que les autres pays riches en hydrocarbures issus de l’ex-URSS –le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, le Turkménistan- sont enclavés sur le plan géographique bien davantage que la Russie et doivent généralement passer par son territoire pour évacuer leurs exportations. Bien que les principaux oléoducs russes traversent la Biélorussie, l’Ukraine et les pays baltes, ces derniers dépendent de Moscou en raison de l’absence de ressources énergétiques propres et doivent donc en tenir compte.

Le relatif équilibre entre les avantages et les inconvénients de la Russie dans le domaine pétrolier peut être constaté aussi bien sur le plan interne qu’externe. Parmi les atouts figure d’abord la situation géographique de l’immense territoire de la Russie (17 millions de km2) à cheval entre l’Europe et l’Asie, qui est le plus important consommateur d’énergie après les Etats-Unis. Au moment où la Chine devient l’un des principaux importateurs de l’énergie, la Russie n’a que l’embarras du choix entre les différents demandeurs.

Cette situation lui permet de miser sur la concurrence entre ces derniers pour chercher les sources d’investissements importants dans les infrastructures de l’industrie pétrolière russe nécessaires à sa modernisation (environ 20 Milliards de dollars par an) et surtout au transport de sa production.

Ceci est particulièrement vrai dans le domaine de la construction d’oléoducs à grandes distances. Ayant subi un revers dans la bataille autour du tracé des pipelines acheminant en Occident le pétrole de la Caspienne (les Américains et les Britanniques ont réussi à faire aboutir le projet de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan contournant la Russie), Moscou prend sa revanche dans la direction asiatique.

Jouant sur la rivalité pétrolière sino-japonaise, les Russes ont choisi pour l’évacuation du pétrole sibérien, l’oléoduc débouchant sur le port de Nakhodka. Son coût énorme (16 Milliards de dollars), sera amorti grâce non seulement au Japon qui soutenait à fond ce projet, mais aussi par les autres consommateurs du Sud-Est asiatique (Corée du Sud, Taiwan, les pays de l’ASEAN). Mais la Chine n’est pas oubliée pour autant : si le projet de l’oléoduc vers Daquine qu’elle cherchait à obtenir est pour le moment remis à plus tard, la compagnie nationale chinoise des pétroles a reçu la proposition russe de reprendre 20 % d’actions de Youganskneftegaz –le joyau du géant pétrolier Youkos démantelé par les autorités moscovites en 2001.

Parmi les difficultés auxquelles se heurte le secteur pétrolier russe il faut citer d’abord le décalage entre les prix pour les marchés extérieurs, et ceux du marché intérieur qui restent beaucoup plus bas. Ce décalage permet aux consommateurs russes privés, industriels et agricoles, une économie de l’ordre de 70 Milliards de dollars par an, sans quoi leur compétitivité ne tiendrait pas le choc de la concurrence étrangère même sur le marché intérieur.

Or, l’Organisation mondiale du commerce considère ce décalage comme une subvention déguisée et exige de relever les prix internes au niveau mondial comme condition sine qua non de l’adhésion de la Russie à l’OMC. Après force hésitations Moscou a promis de réviser progressivement ses prix internes ce qui provoque la résistance farouche de la part des intéressés qui ne manquent pas de moyens de pressions, y compris politiques, sur le gouvernement.

Le pétrole constitue 16,3 % du PIB de la Russie, 26,5 % de ses recettes budgétaires, 30,5 % de sa production industrielle, 39,6% des revenus des exportations totales. La hausse vertigineuse des prix d’hydrocarbures sur les marchés mondiaux a permis à la Russie d’accélérer sa croissance qui atteint dans les premières années du XXIe siècle 5,5-6 % et d’accumuler des réserves monétaires de l’ordre de 120 Milliards de dollars – l’équivalent de sa dette extérieure qu’elle commence à payer avant terme.

Mais ces atouts sont en même temps des inconvénients. L’afflux des dollars convertis en monnaie locale stimule l’inflation qui reste à deux chiffres (12-14%). Provoquant la hausse du rouble, elle diminue les chances des exportations des autres produits russes et sape leurs positions, même sur le marché intérieur, face à la concurrence étrangère, ce qui menace de ruiner l’industrie nationale transformant définitivement la Russie en fournisseur de matières premières à l’instar des pays en voie de développement. Le danger de la maladie hollandaise de désindustrialisation provoque des critiques acerbes de la part de bon nombre d’économistes russes.

En même temps la dépendance étroite de l’économie russe vis-à-vis du secteur pétrolier la rend particulièrement vulnérable aux fluctuations des cours sur le marché mondial. Les chutes libres du prix du baril en 1995 et 1998 ont déjà provoqué en Russie des crises économiques et financières extrêmement graves.

Même maintenant où ces prix sont au plus haut, la dégringolade du dollar qui sert dans le domaine pétrolier de moyen de paiement au niveau de 70 %, impose à la Russie la nécessité d’exporter davantage pour les mêmes rentrées.

Enfin, non seulement la rente pétrolière est un facteur ambigu quant à ses résultats, mais elle n’est pas éternelle. Si pour la production et les exportations de l’or noir la Russie occupe la seconde place dans le monde après l’Arabie Séoudite, ses réserves sont trois fois moins importantes (9,5 Milliards de tonnes contre 36,1 Milliards). Compte tenu des besoins énergétiques internes de l’économie russe beaucoup plus importants que ceux du Royaume wahhabite, son pactole pétrolier risque de s’épuiser dans deux ou trois décennies. Il faut donc s’y préparer à l’avance comme le font déjà les Etats-Unis dont les réserves et la production sont comparables à celles de la Russie mais la consommation, beaucoup plus importante, couverte de plus en plus par les importations. L’autre exemple est la Norvège où les revenus pétroliers servent à diversifier la structure de l’économie du pays et améliorer le système de sécurité sociale.

Pour les années à venir on peut déceler trois tendances dans la stratégie énergétique du gouvernement russe :

• L’étatisation progressive du secteur pétrolier dont l’exemple est le triste sort réservé à la compagnie privée la plus importante Youkos et à son patron Mikhaïl Khodorkovski.

• La recherche des investissements étrangers, notamment dans la construction des oléoducs à l’Ouest comme à l’Est.

• La pénétration des capitaux russes dans le secteur énergétique des Républiques post-soviétiques porteuse de l’influence politique accrue de Moscou.

Il est évident que ces tendances sont profondément contradictoires. L’effet négatif de « l’affaire Youkos » sur la communauté financière internationale rend problématique la venue des investisseurs étrangers suffisamment importants pour assurer la modernisation de l’industrie pétrolière obsolète de la Russie. D’autre part, la « révolution orange » en Ukraine, où le facteur énergétique n’était pas absent non plus, s’est transformée en une épreuve de force Est-Ouest rappelant l’époque de la guerre froide pourtant révolue depuis vingt ans.

Pour terminer sur un ton plus optimiste, je voudrais faire confiance au pragmatisme et au sens de la responsabilité des uns et des autres pour ne pas répéter les erreurs du passé et regarder vers l’avenir que nous devrons affronter ensemble. Aussi bien la Russie que ses partenaires à l’Ouest comme à l’Est y ont un intérêt vital.

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Intervention de Ivan Prostakov, Chef de la Délégation Economique et Commerciale de Russie en France :

Monsieur le ministre, Mesdames et Messieurs,
Tout d’abord je vous remercie de m’avoir donné la parole en tant que représentant de l’ambassadeur de Russie.
Le professeur Roubinski a déjà fait un brillant exposé et ouvert la voie à une réflexion sur certaines questions liées à la Russie. Mais comme on l’a déjà dit plusieurs fois ce soir, la Russie est un acteur très important sur le marché gazier mondial et le sujet énergétique est très riche.
Dans ce contexte je voudrais parler surtout de la question gazière et des rapports entre la France et la Russie et entre l’UE et la Russie.

Tout à l’heure, on a avancé des estimations, des chiffres qui ne sont peut-être pas toujours corrects. Toutefois il est certain que la Russie détient de 25 à 30% des réserves gazières mondiales. Elle reste le premier exportateur de gaz naturel dans le monde et le restera probablement jusqu’à 2030, l’horizon qu’on peut envisager sans risquer des erreurs catastrophiques.
La Russie a du gaz, elle est prête à le vendre, à le produire, elle continuera à le faire. Pour le moment, l’exportation du gaz se concentre sur les pays de l’ex-URSS et de l’UE (on exporte en Europe près de 130 milliards de m3 de gaz, ce qui représente les deux tiers, voire les trois quarts de nos exportations).
Pour l’Asie, on prévoit une forte croissance de sa demande et des exportations du gaz russe vers ses marchés. A l’horizon 2030, on prévoit que la Russie vendra en Asie presque 30 milliards de m3 de gaz et, en Europe, 155-160 milliards. La différence est énorme mais la croissance des ventes en Asie, notamment dans le Sud-est asiatique est plus considérable.
La situation paraît plutôt simple : nous avons une marchandise à vendre et nous avons des clients. Pourquoi, donc, faut-il s’inquiéter ?

Les raisons sont multiples. Tout d’abord la question «géologique» se complique : les gisements sont de plus en plus loin, de plus en plus difficiles à exploiter. On parle du gisement de Yamal dans la zone Arctique qui représente 70% des gisements du gaz russe et qui pourrait assurer la production et les exportations sûrement jusqu’en 2030 et même jusqu’en 2060-70. A part cela, nous disposons aussi des gisements de Sakhaline en Extrême-Orient, des gisements de la mer de Barents dans le Nord, prêts à être exploités et à exporter le gaz vers l’Europe et vers l’Asie, notamment la Chine et le Japon. La situation géographique de ces gisements fait augmenter les coûts de la production. On aura besoin de nouvelles infrastructures, de nouveaux gazoducs etc. ce qui signifie, selon les estimations de l’AEI, plus de 20 milliards de dollars d’investissements chaque année pour continuer la production et la développer dans les années à venir.

Au-delà des problèmes géologiques, techniques et, en conséquence, financiers nous avons à résoudre des problèmes économiques, sociaux et technologiques. Le professeur Roubinski a parlé de la difficile réforme du secteur énergétique et du secteur gazier notamment. La libéralisation annoncée du marché gazier russe n’a pas eu, pour le moment, le développement dynamique prévu. Gazprom reste un monopole d’Etat qui se renforce avec les productions pétrolières annoncées. La libéralisation du secteur suscite un grand intérêt des investisseurs, notamment étrangers. Mais dans le même temps le contrôle de l’Etat assure la stabilité du marché et garantit le respect des engagements par rapport à nos clients étrangers. En outre, la réforme de ce secteur stratégique prend toujours du temps et l’exemple de la France en est un témoignage éclatant.

Un autre sujet c’est le problème des prix, des tarifs gaziers. Au cours des négociations pour l’adhésion de la Russie à l’OMC on nous demande des hausses tarifaires. Le protocole signé entre la Russie et l’UE à cet égard prévoit une croissance des tarifs qui toutefois sera inévitable dans les difficiles conditions d’exploitation des gisements. Mais c’est toujours un dossier très sensible pour la Russie avec des conséquences économiques et sociales non négligeables : Economiques car, la hausse des prix du gaz et des tarifs énergétiques internes menace le potentiel concurrentiel de notre industrie. Sociales car c’est aussi une menace pour le pouvoir d’achat des foyers. Le développement du secteur gazier, les nouveaux investissements, les tarifs énergétiques – tout cela conduit à la nécessité de traiter d’autres sujets comme la réforme des services urbains et l’efficacité énergétique de notre production en général.

Un autre argument tient à l’aspect technologique de la production et de la commercialisation du gaz russe. On a déjà parlé aujourd’hui du GNL – un mode pratique et moderne pour transporter le gaz, surtout sur les marchés distingués, mais nous ne disposons pas de cette technologie. Pour exploiter les gisements de Sakhaline et de la mer de Barents, on aura besoin de GNL pour exporter soit en Europe, soit en Asie, soit en Amérique.
Devant cette complexité des problèmes qui dépassent même le secteur énergétique, nos rapports avec l’UE et avec la France notamment deviennent de plus en plus importants.
Pour le moment le dialogue énergétique Russie-UE n’a pas eu les développements attendus. Les rapports qui nous lient restent essentiellement dans ce domaine de simples rapports «clients-fournisseur» qui ne sont plus suffisants. La stabilité du marché énergétique mondial et de l’approvisionnement énergétique de l’Europe doit être assurée par les deux parties en question.

Nous voyons que les compagnies occidentales sont prêtes à investir dans le secteur gazier russe. Cet intérêt à été témoigné tout récemment par Total qui a fait part de son intention de prise de participation dans la compagnie russe Novatek qui est le plus grand de nos producteurs indépendants de gaz. Bien évidemment, son volume de production et son chiffre d’affaires ne sont pas comparables avec ceux de Gazprom qui assure plus de 90% de la production du gaz russe (la partie de Novatek sur le marché interne est de 3%). Mais pour avoir une idée de l’échelle, l’investissement de Total s’élèverait presque à un milliard de dollars pour 25% de cette compagnie privée, et la production de Novatek équivaut au double des importations françaises de gaz russe : la France importe de Gazprom presque 12 milliards de m3 de gaz par an tandis que Novatek en produit plus de 20 milliards.
Pour revenir à la question de nos rapports avec l’UE, nous avons besoin, non seulement des investissements mais aussi des transferts de technologies. J’ai cité l’exemple du GNL, pour évoquer un secteur où les technologies européennes pourraient être intéressantes, y compris les technologies françaises : GDF, si je ne me trompe, est un des leaders mondiaux dans le domaine de la liquéfaction du gaz.

L’efficacité énergétique, enfin, c’est aussi un domaine prometteur de coopération et je me réfère surtout aux événements de ces jours. La semaine dernière notre Premier ministre, Monsieur Mikhail Fradkov est venu en France en visite de travail et parmi les questions évoquées au cours des rencontres bilatérales la question énergétique a été une des plus importantes. On a parlé, bien entendu, de la ratification par la Russie du protocole de Kyoto : pas seulement pour nous féliciter mais aussi pour envisager ce qui devra être fait après, car on pourrait, notamment, établir avec la France un programme de mise en œuvre conjointe du Protocole.

Il a été question, au cours de cette visite, du séminaire européen sur l’efficacité énergétique qui se tient aujourd’hui et demain à Moscou. La France y joue un rôle très important : l’ancien Ministre des finances Francis Mer en a été un des principaux concepteurs et les institutions françaises ont joué un rôle utile dans sa réalisation.

Vous pouvez voir que nous avons un grand nombre de projets communs, un grand nombre de projets dans lesquels la France peut jouer un rôle très important. Il s’agit d’instaurer des rapports de véritable partenariat entre la Russie et l’Europe dans le domaine énergétique, des rapports de partenariat qui peuvent se fonder sur les traditions déjà anciennes de la coopération franco-russe.

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