Recherche et mondialisation : premières conclusions de Jean-Pierre Chevènement

Intervention prononcée lors du colloque Recherche et mondialisation du 20 septembre 2004

Naturellement, ce que je vais dire ne peut être que l’esquisse d’un schéma de propositions. J’ai bien écouté ce qui s’est dit. J’y ai réfléchi. Je vais simplement vous livrer l’état de ma réflexion en ce moment. Elle peut évoluer et puis nous allons débattre.

Je mentionnerai cinq éléments de diagnostic inquiétants :

La complexité du système que forment ensemble la recherche, l’enseignement supérieur et le développement technologique m’amènent à ne formuler que des esquisses de propositions, destinées avant tout à nourrir le débat. Ces esquisses de propositions me sont inspirées par mon expérience de ministre de la Recherche et de l’Industrie, de ministre de l’Education Nationale, y compris l’Enseignement supérieur.

Quelques constats :

1. La misère des universités (1,1 % du PIB en 1999, contre 2,3 % aux Etats-Unis – coût d’un étudiant français inférieur de 11 % à la moyenne de l’OCDE).
2. La désaffection croissante des lycéens et des étudiants pour les études scientifiques.
3. La nécessité d’un rattrapage en matière de recherche, après près de quinze ans de stagnation de l’effort de recherche.
4. La coupure profonde entre les organismes de recherche, les universités, les grandes écoles (ce que j’appelle la triple fracture).
5. Malgré l’accent mis sur la valorisation de la Recherche il y a vingt-deux ans, l’écart technologique s’est creusé avec les Etats-Unis et le Japon, tandis que l’Asie orientale (Japon – Chine) met les bouchées doubles.

*

Dans l’état actuel de ma réflexion, je propose six axes de redressement : un effort prioritaire sur les universités, la redynamisation de la recherche publique, l’organisation de la mobilité, principalement entre les grands organismes de recherche et les établissements d’enseignement supérieur, la réorganisation progressive du dispositif national de recherche, un nouvel élan donné à l’innovation et au développement technologique et enfin la relance de la coopération internationale et particulièrement européenne.

I – La priorité : Mettre à niveau nos universités et revaloriser l’enseignement supérieur.

Quelques pistes peuvent être ouvertes à cet effet :

1. Moyens financiers : la loi devrait concerner l’ensemble « recherche – enseignement supérieur – innovation » ou être accompagnée d’engagements parallèles pour l’enseignement supérieur.
2. Priorité, dans la nécessaire programmation de l’emploi scientifique, à la création de postes d’enseignants-chercheurs (4 000 par an, dont 2 000 en remplacement de départs à la retraite).
3. Relever très sensiblement, de l’ordre de 1 500 « supports », le nombre et le montant des bourses pour les doctorants (trois ans) et les post-doctorants (cinq ans).
4. Moderniser les bâtiments et l’environnement universitaires (bibliothèques – restaurants – résidences – gymnases – maisons de l’étudiant).
5. Revoir la loi de janvier 1984, pour renforcer le pouvoir des Présidents à la tête d’Universités autonomes et fortes.
6. Créer des revues scientifiques en français, permettant à tous de connaître l’état de la science, et publier les cours des meilleurs professeurs.
7. Toute université devra exceller en quelque chose et développer des pôles de recherche spécialisés et reconnus, mais seule une vingtaine pourra développer une recherche sur un large spectre de disciplines. Un effort particulier sera fait pour accueillir les étudiants étrangers, notamment européens, en mastères et doctorats notamment.

II – La nécessaire redynamisation de la recherche publique.

Là encore, je me bornerai à n’ouvrir que quelques pistes :

1. Remise à niveau des équipements et des dotations de fonctionnement des laboratoires publics.
2. Relèvement des rémunérations en début de carrière et assouplissement en fin de carrière.
3. Recrutement de IATOS en cohérence avec celui des chercheurs.
4. Les créations de postes de chercheurs pourraient atteindre 1 000 à 1 200 par an, dont 850 pour remplacer les départs à la retraite.

III – Organiser la mobilité entre organismes de recherche et enseignement supérieur.

1. Créer une obligation de mobilité vers les universités pour les chercheurs des grands organismes.

• Un système purement incitatif ne marche pas : la loi de programmation de 1982 donnait des orientations claires, non suivies d’effets.
Art. 25 : « Les statuts des personnels doivent favoriser… la mobilité entre les divers métiers de la recherche au sein du même organisme, entre les services publics de toute nature, entre les établissements publics de recherche et les établissements d’enseignement supérieur et… avec les entreprises. » Ces dispositions sont restées d’application limitée.
Art. 26 : Dérogations au statut de la Fonction Publique : recrutement sur titres et travaux, procédures de notation et d’avancement dérogatoires – recrutement de chercheurs étrangers – dérogations au principe de recrutement au premier échelon du grade. Dérogations peu utilisées.
Art. 27 : ouverture des laboratoires publics aux chercheurs de l’industrie. Inopérant.
Rapport, annexe chapitre 2 (« Les métiers de la recherche ») : « La mobilité volontaire sera encouragée ». Le volontariat s’est heurté à la pesanteur des habitudes.

• Il faut tirer la leçon de cette expérience. Une obligation légale est nécessaire, comme il y a une obligation de mobilité pour les anciens élèves de l’ENA. Cette mobilité devrait se faire pour une période minimale de cinq ans dans une Université, dans un autre établissement d’enseignement supérieur et de recherche ou dans un laboratoire d’entreprise. Par ailleurs, les chercheurs devront satisfaire à une obligation d’enseignement pour un nombre d’heures limité (entre 12 et 20 heures par an par exemple, contre 192 heures pour les enseignants-chercheurs).

2. Réserver dans les grands organismes un nombre conséquent de postes d’accueil pour les enseignants-chercheurs (500 dès la première année).

3. Dans les premières années il faudra créer un petit nombre de campus expérimentaux (4 ou 5), tels que préconisés par François Jacob, par la globalisation des moyens des universités et des grands organismes de recherche présents sur le site et la gestion autonome de ces campus. Ces expérimentations seront évaluées au bout de quatre ans et progressivement étendues.

IV – La réorganisation progressive du dispositif national de recherche.

1. La création de campus de recherche jumelés avec les universités et les grandes écoles ne pourra se faire que de manière progressive. Objectif : cinquante à soixante à l’horizon 2020.

2. Les grands organismes resteront donc, pour une longue période encore, comme agences à la fois d’objectifs et de moyens mais leurs frontières pourraient être redéfinies et de nouveaux EPST ou EPIC pourraient être créés sur de grands champs scientifiques prioritaires :
• biologie et biomédical par fusion de l’INSERM et du CNRS (sciences de la vie) ;
• environnement ;
• transports et ville ;
• énergies du futur (par l’élargissement des missions du CEA).
Les grands organismes resteront en tout état de cause compétents pour les programmes nationaux et transversaux.

3. Chaque université devrait comporter un ou plusieurs pôles d’excellence en matière de recherche et construire si possible un projet de « campus de recherche » à terme.

4. Un ministère de la recherche, de l’enseignement supérieur et de l’innovation aurait la charge de donner les impulsions stratégiques, assisté d’un Conseil d’orientation et d’évaluation externe des grands organismes et des établissements d’enseignement supérieur. L’évaluation devrait être couplée avec la politique contractuelle tant vis-à-vis des organismes que des établissements d’enseignement supérieur.

5. L’évaluation interne propre à chaque établissement devrait impérativement s’ouvrir sur l’extérieur et sur l’international. Là aussi, l’évaluation devrait être couplée avec l’allocation des moyens et la promotion des personnels.

*

L’objectif serait de faire évoluer le système sur quinze ou vingt ans en remédiant progressivement à la coupure entre recherche et enseignement supérieur, en faisant confluer sur les campus de recherche les moyens des grands organismes et des universités et en encourageant l’essaimage technologique de proximité.

V – Un nouvel élan pour le développement technologique et l’innovation.

Je propose ici cinq pistes :

1. Lancer de nouveaux programmes structurants :
• Nucléaire du futur
– ITER à Cadarache – enjeu majeur
– Nouveaux réacteurs propres de quatrième génération
– Traitement des déchets ultimes
– Economie de l’hydrogène : piles à combustible
• Nanotechnologies
• Espace, par une coopération européenne élargie à la Russie
• etc.

2. Imposer des obligations d’investissement dans la recherche (+ 8% par an en volume) aux entreprises publiques ou à forte participation de l’Etat : EDF – GDF – France Telecom – SNECMA, etc. Et, pour cela, maintenir dans les secteurs stratégiques un noyau dur d’entreprises publiques.

3. Créer des obligations d’investissement, pour les banques et pour les entreprises à forte profitabilité, dans des sociétés de capital-risque, afin de créer des start-up technologiques. On peut aussi conditionner l’octroi d’avantages fiscaux existants (assurance vie) au respect de ces obligations.

4. Favoriser les rapprochements contractuels entre entreprises et laboratoires publics par un système d’incitations fiscales.

5. Encourager la recherche industrielle :
• En maintenant le système de crédit d’impôt recherche, mis en cause par la Commission de Bruxelles, et en l’améliorant, avec un objectif de 6 000 entreprises engagées dans la recherche, au lieu de 3 000 aujourd’hui, et en relevant les plafonds ; des Instituts Fraunhofer pourraient y contribuer parallèlement.
• En favorisant la mobilité des chercheurs publics vers l’industrie, par la mise en place d’un système d’évaluation autonome, tenant compte d’autres critères que le nombre des publications scientifiques.

VI – Prendre mieux en compte la dimension internationale et européenne dans le développement de nos coopérations.

1. Créer des meilleures conditions d’accueil pour les chercheurs étrangers.
J’ai ouvert le recrutement de nos organismes de recherche aux étrangers (1982) – et créé une carte de séjour « scientifique » (en 1998).
Sans contester la nécessité de renforcer les grands pôles régionaux, je souhaiterais réanimer le projet de Cité scientifique de l’Ile-de-France, à proximité de nos grands établissements de recherche, concentrés dans le département de l’Essonne et bénéficiant d’une desserte rapide et directe avec le centre de Paris (Hôtels, restaurants, cafétérias, piscines, courts de tennis) dans la vallée de la Bièvre, sur le plateau de Saclay ou à Orsay.
Il faut inverser le « brain drain ». Près de 50 % du potentiel de recherche français est concentré en Ile-de-France. Paris est l’une des trois « villes-monde ». C’est un atout majeur et négligé. Un projet de « ville à la campagne », à proximité de Paris, pour l’accueil de chercheurs étrangers, en séjour temporaire dans nos établissements de recherche et nos grandes universités, peut être extrêmement attractif.

2. Développer la coopération scientifique et universitaire avec les pays d’origine.
Maghreb, Proche et Moyen-Orient, Amérique Latine, Vietnam, Chine, en prenant appui sur les chercheurs de ces pays (recherche en diasporas)

3. La dimension européenne au regard de la recherche américaine.
• Les grands équipements scientifiques sont le domaine privilégié de la coopération européenne.
• Les programmes communautaires finalisés reposent trop sur des critères politiques souvent sources de gaspillages. Dans l’Europe à 25 ils ne peuvent constituer le levier privilégié d’une redynamisation de l’effort de recherche.
• L’accent doit être mis sur la recherche fondamentale. Un Fonds Européen de la Science devrait être piloté par des scientifiques de haut niveau, choisis sur critères scientifiques par un comité des prix Nobel et des médailles Field européens afin de soutenir la recherche fondamentale.
• La politique de la recherche au niveau européen doit relever de coopérations renforcées entre Etats et particulièrement entre les grands pays scientifiques.
• Il faudrait réanimer Eurêka, après évaluation.
• L’idée de créer des Institut Fraunhofer en France mérite d’être poussée, en liaison avec nos amis allemands.
• Mais la disposition principale serait d’autoriser la déduction des dépenses de recherche du montant des déficits publics autorisés (3 % du PIB), pour donner une forte impulsion dans l’ensemble de l’Union Européenne.
• La coopération scientifique européenne doit impérativement s’élargir à la Russie, notamment dans les domaines de l’aéronautique, de l’espace et de la recherche militaire.

Conclusion.

L’Etat doit faire évoluer le système de manière à la fois pragmatique, progressive et déterminée. Cela implique un investissement majeur, allant – faut-il le dire – au rebours des tendances lourdes du capitalisme financier globalisé et de la construction européenne telle qu’elle s’est faite jusqu’à présent.

*

Maintenant, je vais, si vous le voulez bien, ouvrir le débat et demander à ceux qui le veulent de prendre la parole, à la tribune et puis dans la salle. Dans la salle, je vois M. Dufour, qui a été président de la SNECMA.

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