La dimension européenne de la recherche

par Pierre Papon, ancien directeur général du CNRS, professeur à l’Ecole de Physique et Chimie de Paris

Intervention prononcée lors du colloque Recherche et mondialisation du 20 septembre 2004

Cinquante ans après le lancement des premiers programmes européens de recherche, ceux de la CECA sur le charbon et l’acier (créée par le traité de Paris signé en 1952), et la création du CERN à Genève en 1954, dans un contexte politique totalement différent, l’Europe de la recherche affiche de grandes ambitions :

• Devenir l’économie fondée sur l’exploitation des connaissances la plus compétitive du monde (l’agenda dit de Lisbonne) ;
• Accroître fortement ses dépenses de R&D pour les faire passer à 3 % du PIB 2010 (objectif de Barcelone).

L’Europe de la recherche dans la compétition mondiale

De nombreux indicateurs permettent de situer plus ou moins parfaitement la recherche européenne par rapport à celle de ses grands concurrents, en particulier le Japon et les USA. Le dernier rapport de l’OST fourmille de données quantitatives de ce type. Pour faire bref, je rappellerai simplement deux données :

• L’écart entre les dépenses de Recherche-développement publiques et privées des Etats-Unis d’une part et de l’ensemble des pays de l’UE (à quinze) d’autre part est allé en croissant ces dix dernières années : les USA ont investi 140 milliards d’euros de plus que l’UE dans la R&D en 2001, alors que cet écart n’était que de 17 milliards d’euros en 1995. Les entreprises américaines dépensent 75 % de plus pour leur recherche que leurs concurrentes européennes. Les USA disposent, par ailleurs, d’une supériorité écrasante en matière de recherche militaire : ils ont dépensé dans ce domaine cinq fois plus que tous les pays européens en 2003.
• Les performances scientifiques européennes sont globalement bonnes, puisque les pays de l’UE ont produit 37 % des publications scientifiques mondiales en 2002, les USA « seulement » 30 % (pour une population plus faible) et le Japon 10 %. Le poids scientifique de l’Europe a augmenté ces dernières années. Nous avons vu, avec J.-J. Duby, l’importance des écarts technologiques et j’ai indiqué que certains pays, Royaume-Uni et Allemagne (on pourrait sans doute ajouter les pays de l’Est), contribuent de façon non négligeable au « brain gain » des USA.

Dans la compétition mondiale, l’Europe a de grands atouts. J’en citerai deux :

• Une diversité culturelle et institutionnelle héritée de l’histoire, qui permet en principe d’aborder des problèmes de recherche et de technologie avec des approches complémentaires (marier le pragmatisme des Anglais de Cambridge, avec les approches plus théoriciennes des Français, l’esprit systématique des Allemands et la débrouillardise des Italiens par exemple).
• L’existence d’un certain nombre de grandes infrastructures de recherche européennes (le CERN, l’ILL, l’ESA pour les satellites, etc.) qui ont dynamisé la recherche européenne.

La recherche européenne souffre aussi de faiblesses :

• Sous investissement chronique dans les domaines en émergence ;
• Investissements concurrents (ou en doublons) dans des infrastructures de recherche majeures ou grandes (tendance de ces dix dernières années) ;
• Concertation insuffisante entre les grands acteurs et en particulier entre les Etats et la CE, qui conduit souvent à lancer des programmes nationaux dans des domaines finalisés (les transports par exemple, l’énergie) sans concertation et qui sont souvent individuellement d’une dimension sous-critique.

Le commissaire chargé de la recherche, dans la Commission Prodi, le belge Ph. Busquin, qui a promu l’idée d’ « espace européen de la recherche », soulignait dans son premier mémorandum sur la recherche en janvier 2000 : « Il n’existe pas de stratégie européenne de la recherche, mais la superposition de politiques nationales avec la politique de la Commission européenne ». C’est certainement un bon diagnostic.

Face à la compétition internationale, qu’est-il raisonnable de faire dans les prochaines années ?

Les enjeux pour l’Europe

L’Europe de la recherche, ou l’Espace européen de la recherche, sera compétitif dans la mesure d’abord où les Etats se montreront capables de dynamiser leurs propres institutions et d’augmenter, pour la plupart d’entre eux les moyens qu’ils consacrent à la R&D (Etats et entreprises), pour atteindre le niveau par exemple de la Suède et de la Finlande (qui consacrent plus de 3% de leur PIB à la R&D). Ceci n’est pas suffisant et l’on peut penser qu’un certain nombre de défis ne peuvent être relevées qu’à l’échelle de l’Europe. Les succès du CERN, de l’ESA, de certains programmes européens comme les bourses Marie Curie, des réseaux de recherche et, dans l’industrie, d’Airbus et de ST Microelectronics montrent que cela est possible.

Trois types d’action sont à l’échelle de l’Europe :

• La plupart des infrastructures de recherche (grandes et moyennes), d’un coût supérieur à 100 millions d’euros par exemple, devraient être réalisées à l’échelle européenne, en multilatéral, avec une participation à « géométrie variable » des Etats.
• L’échelle européenne est adaptée pour lancer des programmes de recherche dans les secteurs des technologies de pointe civils et militaires et dans des secteurs socio-économiques ayant une réelle dimension européenne (transports, protection des ressources, santé, etc.).
• Le soutien à la recherche fondamentale sans programmation thématique à priori, en favorisant la mobilité intra-européenne des chercheurs, la constitution de réseaux de laboratoires sur projet selon des modalités simples, le soutien éventuel à de nouvelles équipes, notamment dans les secteurs en émergence, pour qu’elles atteignent plus rapidement une dimension internationale.

Les actions de l’Europe doivent viser à accroître la compétitivité mondiale de ses laboratoires, par la coopération et le renforcement de l’excellence nationale.

Des modalités à redéfinir

Le Programme Cadre pour la Recherche et le Développement (PCRD) -4,5 milliards d’euros par an aujourd’hui- a eu d’indéniables mérites : il a permis de faire émerger des communautés scientifiques, de stimuler la constitution de réseaux de recherche, d’ouvrir l’accès à des infrastructures de recherche nationales à des chercheurs d’autres pays (y compris en sciences humaines et sociales) et à stimuler la mobilité par les bourses Marie Curie. Mais il a montré ses limites. Il est devenu une machine lourde : le lancement d’un projet ou la constitution d’un réseau de recherche nécessitent la mise en œuvre d’une véritable ingénierie de projet chronophage dont la valeur ajoutée scientifique est souvent douteuse. Cette mécanique permet rarement de prendre des paris scientifiques et de réagir rapidement aux défis de la science et de la technologie. Sans jeter le bébé avec l’eau du bain, il faut revoir sérieusement la mécanique institutionnelle. Il est d’ailleurs nécessaire d’augmenter le financement de la R&D par l’Europe. Dans cette perspective, plusieurs modalités sont envisageables :

• Maintenir ou créer des programmes européens dans les secteurs de pointe ou finalisés, en particulier en combinant des moyens financiers nationaux et des moyens provenant du budget européen par le Programme-Cadre (en adoptant un principe de « géométrie variable » ou des « coopérations renforcées », par exemple dans le domaine des transports terrestres). L’augmentation des moyens que l’Europe consacre à la recherche est indispensable.
• Dans le domaine de la technologie militaire, où l’Europe est particulièrement vulnérable, donner une dimension « recherche » à l’Agence européenne des armements qui a été créée.
• Concentrer dans une Agence européenne de la recherche les interventions européennes dans le domaine de la recherche fondamentale (bourses post-doc du style Marie Curie, financement substantiel de réseaux de recherche sur projets, soutien à la création de nouvelles équipes dans les secteurs en émergence, aide à la création de nouvelles infrastructures de recherche européenne). La possibilité de créer une telle Agence est discutée depuis trois ans, c’est le projet d’un European Research Council. Les modalités de fonctionnement d’une telle Agence sont cruciales, elle doit être gérée sur des critères scientifiques, excluant a priori tout système de « juste retour ».

Il est clair que nombre d’actions européennes doivent être lancées à un niveau bilatéral. La relance d’une coopération franco-allemande est nécessaire. Par le biais de coopérations renforcées avec l’Allemagne, auxquelles pourraient se joindre d’autres pays, il est possible de lancer des programmes communs, de créer des laboratoires communs (ce que propose le CNRS par exemple) et de construire des infrastructures de recherche moyenne

Le bilatéral ne suffit pas et une coordination des moyens nationaux s’impose. Ceci suppose que le Conseil européen des ministres de la recherche y consacre l’essentiel de son temps, relayé par des réunions fréquentes des Directeurs de la recherche s’appuyant sur la Commission (CREST rénové).

La mobilisation de moyens financiers européens est nécessaire, l’utilisation des fonds structurels européens pour financer des infrastructures de recherche à dimension européenne est possible et souhaitable. Il est aussi nécessaire de mobiliser ces fonds pour aider les pays qui viennent d’adhérer à l’UE, ainsi que des pays candidats comme la Bulgarie et la Roumanie, à moderniser leurs laboratoires. C’est une action spécifique de cohésion qu’il faut lancer, analogue à celle entreprise avec succès pour l’Espagne, le Portugal et l’Irlande lors de leur adhésion à l’UE.

Enfin il ne faut pas oublier que l’Espace européen de la recherche ne sera compétitif que dans la mesure où l’enseignement supérieur européen le sera. Le processus dit de Bologne, instaurant des cursus sur le mode LMD en Europe, est une chance à saisir. Les universités peuvent lancer de nouveaux mastères et de nouvelles écoles doctorales créant un véritable appel d’air. Il serait utile qu’au plan national on donne les moyens aux universités d’attirer des étudiants européens et de pays en développement, pour mettre sur pied de nouveaux enseignements attractifs sur le mode de Bologne, capables d’attirer des étudiants européens et de pays en développement. Plutôt que de créer en France une nouvelle Agence de financement de la recherche, il serait sans doute opportun de créer un Fonds Universitaire pour la modernisation de l’enseignement et la création de nouveaux enseignements (Mastères et Ecoles doctorales) ayant une réelle dimension européenne. L’avenir de l’Europe de la recherche dépend, en grande partie, de la capacité de son enseignement supérieur à innover.

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