Note de lecture de l’ouvrage de Danièle Sallenave, La splendide promesse - Mon itinéraire républicain (Gallimard, 2025), par Souâd Ayada, philosophe, correspondante de l’Académie des sciences morales et politiques, membre du conseil d'administration de la Fondation Res Publica.


Comment dire ce qui fut le ressort de sa courbe de vie et témoigner de son appartenance au monde, tel qu’il va et tel qu’il ne va pas, sans consentir à l’écriture de ses mémoires ? Danièle Sallenave répond sans détour. C’est en se livrant à un exercice inquiet de critique appliqué à la conviction fondamentale qui l’anime, en revenant sur ses engagements, ceux-là même où l’aveuglement a pris parfois la place du discernement, et en reconnaissant les apories d’un idéal qui, bien que chevillé au corps, n’a cessé d’être ébranlé, qu’elle nous révèle qui elle est, au miroir d’un cheminement qui, pour être personnel, n’est jamais intime. Ce n’est donc pas une certitude qui la guide dans La Splendide promesse, c’est une interrogation avec laquelle il lui faut, dit-elle, vivre : « Qu’est-ce qu’être de gauche et aimer la France ? »
Une contradiction pointe, non sans rapport avec d’autres, étroitement liée à celle qui forme la matrice du livre. Elle se dessine clairement dès l’accession de François Mitterrand à la présidence de la République. La ferveur pour l’égalité et la justice s’atténue jusque à s’éteindre, l’exercice du pouvoir rend méconnaissables les « valeurs de gauche ». La politique des années 1980 n’est-elle qu’une suite de dévoiements et de renoncements, ou bien révèle-t-elle une contradiction plus profonde, de la gauche comme telle ? Danièle Sallenave se garde bien d’aborder une telle question. Ni politiste, ni idéologue, mais écrivain, elle s’installe dans l’espace trouble de la vie réelle où les idées se mêlent à ce qui les tient en laisse et les rattache à quelque fidélité indépassable, hors de la portée du doute. Elle attise l’éclat de la gauche historique, celle de ses parents, qui a su promouvoir un patriotisme de raison sans renoncer à ses principes, sans céder aux sirènes bruyantes d’une identité nationale qu’on nous dit charnelle et qu’il faudrait défendre. Danièle Sallenave ne s’en remet pas d’avoir vu la gauche basculer dans le sociétal, faute de volonté pour prendre en main la question sociale. Elle assume d’être en rupture avec une partie des siens, ceux qui ne veulent plus entendre parler de la « splendide promesse faite au tiers-état », ceux qui n’y déchiffrent plus la vocation inscrite à l’horizon, ce sens placé devant nous et qu’il faut chaque jour accomplir.
Ces lignes pourraient laisser croire que La Splendide promesse ressasse les contrariétés d’une intellectuelle qui, comme bon nombre de ceux de sa caste, ne sait plus comment rester fidèle aux idéaux de sa jeunesse quand tout, dans la réalité, les annule. Il n’en est rien. Danièle Sallenave est tout le contraire de ces figures de la gauche parisienne qui, par leur morgue et leur condescendance tout droit venues de la certitude qu’elles ont d’être dans le vrai et de savoir immédiatement ce que sont le juste et le bien, nous feraient aimer les gens de droite. Son écriture simple et sans manières veut s’ajuster au précepte du philosophe Patočka mainte fois cité dans l’ouvrage : faire que sa vie soit « la vie dans la vérité ». Tout dans sa personne, telle qu’elle nous la donne à connaître, respire l’amour d’un pays, la France, l’attachement à des lieux qui composent non des territoires, mais une province, et surtout le respect pour un peuple qui, aussi varié soit-il, se dit au singulier : français. On ne s’étonnera pas de la voir rejoindre, en 2002, la campagne présidentielle de Jean-Pierre Chevènement et de se reconnaître dans l’affirmation souverainiste qui répondait alors au mépris que l’on avait opposé au non du peuple au traité de Maastricht. En 2024, alors que la logique libérale et dissolvante portée par le texte fondateur de l’Union européenne s’est pleinement déployée, elle revient sur ce qui fut et demeure sa conviction : il ne peut y avoir de souveraineté que venant du peuple. Or, l’Europe, écrit-elle, « n’a pas de « peuple » ». Danièle Sallenave s’agace quand on place Perpignan sur une carte unifiée de la Catalogne qui bafoue la frontière entre la France et l’Espagne. Elle s’interroge toujours sur l’existence d’un peuple corse et s’inquiète de la pression continue qu’exercent ceux qui militent pour un enseignement renforcé des langues régionales quand le besoin d’un enseignement ambitieux du français, langue de la République, est la priorité absolue.
Mais ce ne sont pas des préoccupations étroitement franco-françaises qui ont forgé la personnalité de celle qui aime à se qualifier de républicaine en galoches. C’est à l’épreuve du monde, mue par une curiosité et une ouverture d’esprit remarquables, que se sont tout à la fois aiguisées ses convictions et s’est introduit en elles le trouble qui les a sans cesse bousculées. De l’intérêt pour le socialisme des kibboutz à la passion de l’Est, de la découverte du monde arabe au soutien indéfectible à la Palestine, Danièle Sallenave conçoit le décentrement, nécessaire, comme la condition d’un recentrement non moins nécessaire. En 1965, l’été passé au Maroc détruit la vision des Arabes qu’elle traînait, écrit-elle, « de naissance ». Les termes de ce qui deviendra plus tard sa question arabe commencent à se former : la dette envers des êtres que l’histoire a malmenés, la solidarité anti-impérialiste avec des combattants pour l’indépendance, l’admiration pour la culture de l’islam. On ne s’étonnera pas de son enthousiasme quand, plus de quarante ans plus tard, Abdelwahab Meddeb lui dévoilera la reprise transfigurée de ces termes dans Le Fou d’Elsa de Louis Aragon. D’autres questions, celles de l’Est et de l’Europe centrale notamment, viendront redistribuer la dette, la solidarité et l’admiration, et les cristalliser dans des figures amicales. Danièle Sallenave aura beaucoup voyagé, mais rien dans ses pérégrinations ne ressemble précisément à un voyage. Les rencontres et à chaque fois le dévoilement de réalités vécues nourrissent l’inquiétude. Tout instruit et tout met en question l’idéal républicain qui se présente cependant comme la seule boussole. Paradoxalement, c’est en l’interrogeant que l’on peut espérer le revivifier. L’itinéraire est un retour à la contradiction féconde dans laquelle l’idée de République s’est formée.
Dans une page où elle évoque un écrivain qui ne fait sans doute pas partie de son panthéon personnel, Maurice Barrès, et les jeunes gens dont il nous fait le portrait dans Les Déracinés, Danièle Sallenave voit dans le mouvement qui fait passer continument de l’arrachement à l’attachement ce qui exprime le mieux l’ambivalence de l’ethos républicain. J’ai accepté, écrit-elle, « d’être une républicaine porteuse de la mémoire contradictoire de ses origines ». Si elle défend avec force le principe de l’égalité, elle désire non moins ardemment que soient reconnus la hiérarchie des savoirs et des talents, le mérite de chacun et le besoin d’une élite pour la nation. Pour ces raisons, elle n’a jamais été séduite par l’extrême-gauche, n’a jamais eu de penchant libertaire ou anarchiste. Je souhaitais, ajoute-t-elle, une « gestion juste et ordonnée de la cité, non son autogestion ». Le désir politique qui la meut n’est pas de révolution, il a pour horizon la résorption du contraste entre les droits formels et les droits réels dans une lutte acharnée contre l’injustice. La liberté s’indexe sur la justice et s’il faut veiller à ce que tous les individus s’émancipent, il faut aussi leur donner ce sans quoi le désir même de liberté ne saurait germer en eux. Les crises qui se succèdent s’ordonnent à une crise plus profonde, de la transmission. Le mot revient souvent dans le livre, il nourrit l’une de ses plus belles pages, dévolue à un autre « grand mot », Conserver : « conserver, c’est préserver, empêcher que se perde ou se dissipe une puissance d’agir ». Plus loin, dévoilant le sophisme sur les inégalités scolaires que les élites de tout bord rabâchent sans cesse, l’auteur fustige l’intransmission dont on a fait la condition d’une égalité factice, sans voir qu’elle est ce qui fixe et reproduit les inégalités de condition. La transmission est le seul impératif auquel doit se soumettre une École dont le maître mot est liberté. C’est là l’unique moyen pour elle de réaliser le principe central de la République, l’égalité. En matière d’enseignement, Danièle Sallenave est assurément conservatrice. Si elle a soin d’ajouter que cela ne préjuge pas de ses convictions sur le plan personnel, elle présente sans réserve ce qu’elle appelle sa théorie de l’action : un « conservatisme de gauche ».
On l’aura compris, la grande affaire de Danièle Sallenave, c’est l’École. C’est là qu’elle distingue, structurellement dirions-nous, la contradiction qui habite la République française. Il y a, écrit-elle, une « cruelle ambiguïté de l’école républicaine » : dans le même mouvement par lequel elle émancipe, elle « pose les bases d’une hiérarchie implacable ». Si elle a pour but d’élever le niveau de tous, elle a aussi pour ambition de former une petite élite qui sera impliquée, de différentes manières, dans la réalisation du projet républicain. La contradiction de l’école républicaine a longtemps été féconde, elle a réellement permis aux jeunes français d’accéder aux savoirs et aux savoir-faire qui les ont rendus moins ignorants, moins sujets aux préjugés, et plus éclairés dans l’exercice de leur jugement. Mais elle s’est peu à peu corrompue, faute de soutenir une ambition scolaire qui élève les uns et perfectionnent les autres. Au nom de l’égalité, on a renoncé à soumettre les enfants des milieux modestes à des exigences scolaires sérieuses. Quant à la formation de nos élites, il n’est pas sûr que l’on s’en occupe vraiment lorsqu’on sacrifie l’enseignement des humanités sur l’autel de nouveaux enseignements prétendument en prise avec le présent. Elle s’est aussi progressivement pervertie faute de tenir l’équilibre entre les deux termes qui la composent. Le souci de sélectionner ceux qui, par leur mérite, accéderont aux plus hautes fonctions a pris le dessus sur la nécessité, irréductible à la question de l’augmentation et de la redistribution des moyens, d’instruire tous ceux qui, dans une société française culturellement modifiée et profondément recomposée, n’y trouveront pas naturellement leur place. Elle s’est enfin aujourd’hui dissoute, la question de l’élévation du niveau ayant complètement disparu du discours politique sur l’école, et l’élite s’étant transmuée en une caste mondialisée composée d’affairistes de toutes sortes et de gens qui, fussent-ils des amateurs de culture, n’ouvrent plus un livre. Il faut mesurer toutes les conséquences de cette dissolution qui signe la fin de l’école républicaine : à ne plus vouloir de la méritocratie, on fait le lit de l’héritocratie.
Pour Danièle Sallenave, être républicaine, c’est assumer pleinement la contradiction sur laquelle s’érige l’école républicaine tout en récusant le mouvement qui l’a détruite et que seules des politiques défaillantes, et non la fatalité, ont permis. Si elle semble parfois sévère à l’égard de ce qu’elle appelle le « suprémacisme scolaire » qui domine en France, elle n’hésite pas à rompre avec une certaine gauche, celle du « niveau monte ». Alors qu’elle pourrait être séduite par les discours hypercritiques qui mettent à mal toutes les autorités, elle avoue que son « républicanisme primaire » la fait résister à la critique radicale du pilier de la République qu’est l’école. Bien qu’elle se reconnaisse dans certaines analyses de Bourdieu, elle ne saurait accepter sa critique de l’humanisme dans lequel elle voit le foyer de la culture scolaire qu’il faut absolument transmettre aux jeunes générations. Toutes les analyses se colorent de conservatisme, pour la simple raison qu’il est le concomitant de l’enseignement comme tel. La Splendide promesse dresse un véritable programme pour l’enseignement des Lettres. S’il faut l’adosser à l’étude d’œuvres appartenant au patrimoine littéraire et qui parlent à tout le monde, il convient d’y déployer une appréhension rigoureuse de la langue qui s’abreuve à la source des langues anciennes et où la logique tout à la fois s’applique et s’apprend. De « la grammaire […] et de la grammaire encore », tel est le mot d’ordre qui doit guider le professeur et que ne sauraient satisfaire ni la prétendue observation de la langue prescrite par les pédagogues ni le renoncement à certains enseignements, celui du passé simple par exemple. Alors qu’elle exerce le professorat dans le supérieur, notre auteur se veut « institutrice des universités ». Se faisant, elle a bien conscience de pas être tout à fait du siècle et de creuser, à l’université, le « sillon ouvert par la troisième république ».
L’itinéraire républicain est ipso facto un itinéraire scolaire. La contradiction qui forme le fil conducteur du livre se donne dans sa dualité indépassable, dans sa face de lumière à l’évocation du « palais scolaire » que représente encore aujourd’hui le lycée dans nombre de nos provinces françaises, dans sa dimension ténébreuse par le rappel des deux signifiants scolaires qui ont marqué l’année 1989, l’instauration des IUFM et l’affaire du foulard au collège de Creil. Mais jamais le manquement à la promesse n’efface la splendide promesse et tout ce qui fut fait, et se fait encore, pour l’accomplir. Des portraits lumineux nous le rappellent, ceux du père et de la mère de Danièle Sallenave, tous deux instituteurs, ceux aussi de figures professorales féminines dont nos féministes déboussolées feraient bien de s’inspirer. Celui de Dina Dreyfus, qui fut le professeur de khâgne de notre auteur au lycée Fénelon, mérite une attention particulière. Professeur puis inspecteur général de philosophie, Dina Dreyfus inaugure en 1964 les premières émissions de radio télévision scolaire de philosophie. Danièle Sallenave y participe activement. L’entreprise qui vise à rendre accessible à des élèves de lycée la pensée philosophique se faisant peut nous sembler lunaire. Méditons, cependant, le pari sur lequel elle s’est fondée : faire que des universitaires de renom, qui vont devenir des maîtres à penser rayonnants, s’intéressent à la chose scolaire et s’engagent dans un projet pédagogique, installer un pluralisme réel où des philosophes de toutes convictions dialoguent les uns avec les autres. La réussite de la télévision scolaire fait apparaître, en miroir, la perte sèche que représente la fracture qui s’est installée entre le supérieur et le scolaire. Elle révèle aussi l’absence d’un réel pluralisme dans notre monde intellectuel. On pourra, certes, sourire en écoutant tel entretien où le structuralisme et le marxisme guident bien des analyses. Restent la tenue et l’ambition de ces émissions qui défient aussi bien les tenants de l’intersectionnalité que les réacs scrogneugneux d’atteindre la clarté et l’intelligence de la pensée d’un Foucault ou du jeune Badiou. Aujourd’hui, écrit Danièle Sallenave, « l’école est nue ». C’est qu’elle n’est plus animée par le désir de surpassement de la vie ordinaire qui est inscrit, soutient-elle, « dans la logique protorépublicaine de l’instruction et de la culture ». Bizarrement, ces propos n’ont ici rien de nostalgique. Parce qu’il y a une actualité de l’idée républicaine, il y a aussi une actualité de l’école républicaine. Intransigeante dans le constat, sévère dans la critique des politiques scolaires, Danièle Sallenave laisse pourtant ouvert le champ de la promesse et refuse les faux débats qui ratent la compréhension du présent en même temps qu’ils obscurcissent l’horizon. L’école ne souffre pas tant des maux que lui font subir les tenants du wokisme et auxquels les adversaires du wokisme apporteraient des remèdes, que de sa désarticulation à la République et à la contradiction féconde qui forme son cœur battant.
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