Intervention d'Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique, devant les auditeurs de l’IRSP, le 27 janvier 2025.

Arnaud Montebourg : Bonsoir à tous,
Un grand merci à l’IRSP pour son invitation. Je salue bien sûr Jean-Pierre Chevènement ici présent et les dirigeants de la Fondation Res Publica pour l’effort de transmission que celle-ci a voulu initier auprès des jeunes générations montantes. Nous agitons depuis de nombreuses années des questions stratégiques mais très contemporaines. Elles peuvent être stratégiques à dix mille mètres mais très concrètes à dix centimètres, c’est-à-dire la réunion entre la pensée et l’action, indispensable pour que quelque chose se passe dans notre monde. On peut avoir une ou des visions, sans avoir une action. On peut avoir une action désordonnée et désarticulée, comme un bateau ivre, mais nous aimerions que l’action soit coordonnée avec la vision. C’est à cette réconciliation-là qu’œuvre la Fondation Res Publica, et je dois saluer son récent ouvrage collectif que j’ai dévoré pendant quelques jours d’absence, qui en réalité étaient une grande présence. Je voulais par conséquent remercier les contributeurs. Il y a notamment un très bon article sur l’industrie de Louis Gallois, ainsi qu’un très bon texte sur l’Europe de Marie-Françoise Bechtel, sans oublier toutes les autres grandes contributions qui nous préparent à affronter le monde dans lequel nous entrons.
Je vais passer un peu sur les prolégomènes. Qu’est-ce que c’est que l’industrie ? Ce n’est pas une obsession de passionnés, d’ailleurs peu nombreux, ce n’est pas non plus une passion d’expert. C’est un projet de société, c’est-à-dire :
- L’indépendance : produire ce dont on a besoin. C’est donc un projet de liberté.
- Un projet où nos valeurs et choix politiques priment : lorsque l’on achète les produits des autres, il y a en réalité les brevets des autres, les choix collectifs des autres (par exemple, la quantité de droit sociaux et environnementaux, ou pas, dans les produits des autres). Ce sont des choix collectifs qui doivent prévaloir sur l’importation et l’achat. La production doit être préférée à l’achat dans une société de producteurs pouvant définir ses préférences collectives, au lieu de les subir.
- La question de la cohésion territoriale : pendant longtemps, la France, un pays peu dense contrairement à l’Allemagne et à d’autres pays du Nord de l’Europe, a fait le choix d’avoir un tissu économique très maillé. Le territoire était équilibré à travers les petites villes, les villes moyennes, les grandes villes, appelées « métropoles » depuis vingt ans. La petite industrie était concentrée dans les préfectures et sous-préfectures, il y avait aussi les départements ruraux et « rurbains » et les services étaient concentrés dans les métropoles. La désindustrialisation a fait chuter le PIB des régions rurales ou semi-urbaines avec un déséquilibre considérable qui a détruit l’œuvre de la reconstruction en 1945 depuis Paul Delouvrier.
C’est la question à la fois de la liberté, de la souveraineté, des choix collectifs et du non-séparatisme territorial.
La France a besoin d’industries : en abandonnant des pans entiers de son industrie, la situation est devenue extrêmement critique. L’Espagne et le Portugal ont été qualifiés de pays du Club Med par Schaüble, le ministre des Finances de Merkel auquel on n’osait jamais répondre car il était en fauteuil roulant et a eu un accident dramatique dans sa vie. Mais en réalité, c’est nous le pays du Club Med. Nous sommes au même niveau industriel que la Grèce, le Luxembourg et Chypre. Tous les autres sont au-dessus de nous, même la Roumanie, la Bulgarie, la Tchéquie, tous les anciens pays du COMECON… L’Espagne et le Portugal sont maintenant très hauts. Quand aujourd’hui le gouvernement précédent ou antéprécédent mandate Olivier Lluansi pour lui dire comment on va faire la réindustrialisation, l’objectif fixé est de rattraper l’Espagne et le Portugal.
Sans vouloir vous assommer de constations, il y a quelques chiffres intéressants :
- Le PIB de chaque région française et le revenu par habitant, sauf pour l’Ile-de-France et la région PACA, sont tombés en dessous de la moyenne européenne.
- Le taux d’emploi est 8 points en dessous de l’Allemagne. 68% en France, 76% en Allemagne.
Cela a poussé François Bayrou à écrire dans la préface d’une note sur la bataille du commerce extérieur rédigée par le Haut-Commissariat au Plan (qu’il a fait supprimer récemment par un amendement sénatorial) que par certains aspects, notre pays est un pays en voie de développement. En discutant avec Luca de Meo, PDG de Renault, il vous dit que c’est une erreur de bloquer les véhicules chinois, il faut négocier les transferts de technologie contre l’accès au marché, car nous avons cinq à dix ans de retard sur la Chine et l’Asie. Il faut faire ce que le Brésil a fait pour les sous-marins, l’Inde avec les rafales.
Je vous ai dressé un tableau général.
Maintenant la question est : comment va-t-on faire ? Comment s’y prendre ?
Tout d’abord, vous avez la stratégie nationalo-gouvernementale, comme l’a fait Emmanuel Macron, qui en réalité n’a pas mal agi avec France 2030 et le plan de relance post-COVID et ses cinq sujets stratégiques sur lesquels l’Etat accorde son attention et un saupoudrage par la BPI sur l’industrie.
Admettons, ça pouvait le faire, mais ça ne l’a pas fait parce que nous avons une balance commerciale qui est tellement déséquilibrée. Nous en sommes à 100 milliards aujourd’hui, contre 40 milliards lorsque j’ai quitté le ministère de l’Économie.
En réalité, ce n’est pas une question macroéconomique, mais plutôt une question spécifique à chaque produit. Il faudrait se concentrer sur les 300 produits fondamentaux, ceux qui constituent les points névralgiques de la balance commerciale, tant en termes de valeur que de volume. L’objectif serait de relancer la production d’usines compétitives, avec un modèle économique viable.
Prenons l’exemple des médicaments : nous avons réussi à fabriquer des produits comme le Doliprane, ou encore des médicaments alcaloïdes utilisés pour l’endormissement des patients. Chaque année, nous en importons 10 milliards.
Concernant le matériel de levage, nous sommes en déficit de 4 milliards, notre pays qui avait Potain et les grandes industries de systèmes de levage, nous avons perdu tout cela. Dans l’équipement pour le BTP, nous importons 4 à 5 milliards de matériel.
Puisque je suis engagé dans l’agriculture, j’ai demandé à un think-tank agricole quels étaient les dix produits les plus importés et les plus consommés pour lesquels il faut relocaliser. Si vous retirez les 25 milliards de blé et les 20 milliards de vins et spiritueux de notre balance commerciale agricole, il n’y a plus rien. Dans les dix produits identifiés, on a un paquet de 9 milliards d’importations, soit près de 1 milliard par produit : le saumon (2 milliards d’importation), l’huile d’olive, les fruits secs, les kiwis, les frites, les chips. Nous sommes le premier producteur de pommes de terre d’Europe mais on fait faire nos frites en Belgique pour ensuite réimporter le produit avec la valeur ajoutée. De même avec les pâtes, nous sommes le deuxième producteur de blé dur mais il part en Italie et revient sous la forme de Barilla.
Sur ces dix produits, on a calculé qu’avec 9 milliards d’investissements, on peut produire 7 milliards de revenus annuels. La somme de 9 milliards pour l’Etat est dérisoire, après tout nous sommes capables de faire un bouclier énergétique à 85 milliards, de distribuer des prêts COVID pour 125 milliards.
On sait qu’on peut le faire mais on ne le fait pas. A chaque fois, des obstacles relevant de décisions politiques surgissent. Par exemple, pour le saumon, il existe un plafond qui interdit l’aquaculture au-delà de 3000 tonnes alors que l’on consomme dix fois plus. Pourquoi ce plafond est imposé aux producteurs sur l’aquaculture ? Parce qu’un jour les écolos, les élus bretons, les maires côtiers ont dit qu’ils ne voulaient pas de fermes aquacoles alors même que nous avons la première ligne de côte européenne, la plus extraordinaire. Résultat : nous importons pour 2 milliards d’euros de saumon. Bayrou avait par ailleurs fait une note sur l’aquaculture.
Concernant les chips, c’est très simple : la législation sur les huiles émanant des usines est plus souple en Belgique qu’en France. Cette surtransposition des règles a entraîné la migration de toutes les usines vers la Belgique.
Sur chacun des produits, il y avait un travail de stratégie à réaliser. Je pourrais vous parler de la framboise – 350 millions, 98% importé de Serbie, du Maroc et de Pologne. Pourquoi ? Parce que la main d’œuvre est très chère. Mais les Français sont prêts à payer 10 à 15% plus cher pour des framboises cultivées en France ; il y a donc un marché.
Cependant, le gouvernement a interdit l’utilisation de l’agrochimie sans proposer d’alternatives sous forme de systèmes de biocontrôle. En conséquence, les agriculteurs ne peuvent plus se défendre contre les attaques d’insectes nuisibles, ce qui les conduit à arracher leurs cultures. Cela touche des produits comme les cerises et les pommes. Ces problématiques font partie des causes de la crise agricole, exacerbée par l’effet des clauses miroirs : nous consommons des produits que nous ne pouvons pas produire sur notre propre territoire et que nous devons importer. Pour d’autres, on autorise l’importation de produits qui sont cultivés dans des conditions interdites en France. Soit on assouplit les conditions de productions en France, soit on en interdit l’importation. Le débat n’est pas encore résolu car ils ne veulent pas traiter cette question qui provoquerait des agitations politiques et une grande conflictualité. Mais il va bien falloir avoir cette cohérence.
Dans l’industrie, sachant que l’industrie et l’agriculture sont liées, une désindustrialisation alimentaire va de pair avec la disparition de l’agriculture. La fermeture des sucreries est la conséquence de l’absence de protection de la betterave à sucre. Nous avons donc perdu 40% de la production de betterave. Trois sucreries ont fermé sur le sol national puisque les sucreries sont des coopératives de producteurs adossées sur des planteurs. Cela a été assez peu noté. Ce ne sont pas des centaines d’emplois mais ce sont des outils industriels qui disparaissent alors qu’ils nous permettent d’être autonomes et indépendants dans la production de sucre, voire exportateurs.
Nous avons des outils industriels qui ont un rapport direct avec l’existence ou l’absence de règlementation ou d’orientation règlementaire. C’est la fameuse bataille des normes, c’est un sujet très important.
La question est simple : sommes-nous capables d’adopter une stratégie autre que celle des « gigafactories » à Dunkerque et de quelques usines dans la vallée du Rhône, en prétendant ainsi avoir réindustrialisé ?
En réalité, c’est une question de mobilisation de toute la société. Car dans les PME et les ETI, il existe de nombreux projets dormants : des initiatives de reconquête, des innovations de produits, des projets industriels… La ressource est là, au sein de la société et du monde économique, mais elle manque cruellement de financements : il n’y a pas de banque, pas de fonds et l’argent public est distribué d’une façon qui ne remplace pas l’argent privé.
Beaucoup de décisions positives de France 2030 demandent une contrepartie privée. Je vais demander au secrétaire général, M. Bonnell, où nous en sommes sur les statistiques, mais je pense que vous avez à peu près la moitié des projets qui ont échoué faute de contrepartie d’investissement privé. Par exemple, j’étais en train de faire construire une usine dans le Var pour relocaliser la casse des coques des amandes provenant de nos vergers, en fédérant toute la filière. Nous avions le soutien de la Banque des Territoires, de France 2030, de la Région Sud mais sans le soutien des banques, nous avons dû arrêter ce projet. Je ne peux pas le financer avec des fonds propres, cela coûterait trop cher.
Pourtant, nous avons de l’argent en France : les montants d’épargne des Français permettraient de répondre à cette mobilisation locale et régionale. Cela doit être un mouvement qui vienne d’en bas, et non pas seulement de décisions de subventions pour la localisation d’usines venues d’ailleurs, subventionnées à coup de milliards, et qui, dès le premier coup de vent protectionniste (sous forme de subventions ou de droits de douane) prendront le billet de retour et laisseront nos usines vides.
Il y en a déjà une dans l’hydrogène dans le Territoire de Belfort qui ne fonctionne pas. Bien qu’elle soit hyper subventionnée, elle n’a pourtant pas de commandes. Cette stratégie est dangereuse et peut se retourner contre le principe même, alors que c’est l’application des nationalisations bancaires qui était mauvaise. Je serai assez favorable à ce que l’on reprenne la main sur les banques. L’idée selon laquelle il faut flécher notre épargne vers l’industrie et ses projets suppose un secteur bancaire capable de le faire, mais ce n’est pas le cas. Le secteur financier ne remplit pas cette fonction. Le seul moyen de débloquer la situation est d’utiliser le taux d’épargne. En ce moment, 2,5 milliards d’euros dorment dans le système d’assurance-vie, sans être utilisés pour financer notre industrie. Olivier Lluansi donne le bon chiffre : il faudrait 20 à 30 milliards par an, pendant dix ans. Ce n’est pas la mer à boire, ce ne sont pas des taxes. Il s’agirait plutôt d’une obligation pour l’assurance-vie d’abonder un fonds destiné à financer les start-ups industrielles, ainsi que les extensions de production des ETI et PME. Vous auriez des résultats immédiats. Combien de boîtes ai-je vues qui n’ont pas pu financer leurs projets faute de financement privé ?
Cela suppose qu’on oblige l’assurance-vie à investir 2 % de ses fonds, par la loi. Emmanuel Macron a essayé de le faire avec M. Tibi, un polytechnicien. Ils ont choisi la stratégie de la conviction et de l’influence, en demandant à M. Tibi d’aller faire le tour de la place et de convaincre Axa, Allianz, etc., de mettre de l’argent dans les fonds d’investissement français. Cela n’a pas fonctionné car ces entreprises ont préféré investir dans des fonds qui financent des projets d’IA en Amérique. Pourquoi ? J’en viens à la rude compétition mondiale à laquelle nous sommes confrontés, avant de conclure sur la question des fondamentaux de la réindustrialisation.
Les Américains ont mis en place, il y a 20 ans, une machine avec les GAFAM, qui a pris un poids considérable, contre laquelle la Commission Européenne ne nous a jamais protégé. En conséquence de quoi, 30% de la valeur produite par les entreprises européennes est pompée par les GAFAM. Cela se traduit par une hausse des prix : Microsoft, qui détient le monopole sur des logiciels, a augmenté ses prix de 40% en Asie, et ça va nous tomber dessus. Que ce soit le ministère de la Défense ou la BPI qui choisissent les Américains parce qu’ils considèrent que c’est la meilleure des solutions, nous ferions mieux de nous unir pour financer des systèmes européens. Ils ne l’ont pas fait.
Regardez les fondamentaux de l’économie américaine et de sa croissance : ils ont gagné en dix ans, 30% de croissance en plus et de richesse supplémentaires, alors que leur industrie n’est pas plus vaillante que les industries européennes. Ces 30% représentent la captation par les GAFAM de la valeur produite par les industries européennes et le reste du monde. C’est ce que nous explique le rapport Draghi. Cet écart de croissance se traduit en capitalisation boursière, où les niveaux de valorisation attirent toute notre épargne. Nous allons être obligés d’organiser la protection de notre épargne pour éviter qu’elle ne migre. Tous les fonds d’investissement investissent principalement sur la bourse américaine. Aujourd’hui, quand vous achetez les valorisations sur les boîtes qui se vendent en France, c’est à prix cassé, c’est à la décote. Selon les statistiques de l’AFIC, en 2023, les investissements en equity (en fonds propres non cotés dans les PME et ETI) en France ont augmenté de 18%, mais en 2024, ils ont chuté de 47%. Nous sommes donc en grave difficulté.
Ce sont des mouvements de bascule. Comme la Commission Européenne ne réagit pas, nous sommes une passoire naïve. Aujourd’hui, au regard de l’accélération de l’expression de puissance des empires, on ne peut pas continuer ainsi, compte tenu de nos choix collectifs (modèle social, exigences environnementales). Le libre échange ne peut plus continuer. Même le rapport Pisani-Ferry, qui a tenté d’expliquer comment on allait faire la transition écologique et énergétique, explique que cela ne peut pas venir du marché et ne peut fonctionner qu’avec de l’endettement public. Il faudra également accepter une tolérance à l’inflation, ce qui obligera les banques centrales, la BCE la première, à revoir à la hausse son taux d’inflation à 4%, pour financer ce qui est improductif.
La transition écologique implique des investissements improductifs. Ce ne sont pas des investissements de capacité ou de productivité. Ce sont des investissements à court terme, improductifs, qui doivent être financés par la puissance publique, donc par le surendettement. Comme elle n’est pas européenne, ce sont les Etats membres qui en sont responsables. Et comme il y a une course mondiale à l’endettement, en raison des investissements dans les nouvelles technologies, qui sont extrêmement capitalistiques et puissants, nous sommes en retard. Nous sommes donc obligés de créer de la dette mutualisée d’urgence au niveau européen pour financer tout cela.
Quand les Etats Unis annoncent 1000 milliards d’investissement public et privé sur l’IA, je ne donne pas cher de notre peau dans quelques années. L’Europe est tétanisée et ne prend aucune mesure de production, elle ne produit que des rapports comme le rapport Draghi. C’est une grande paralytique, tandis que d’autres avancent très fort et envoient leurs divisions blindées contre nous. Nos propres erreurs ont joué un rôle : nous avions un avantage compétitif qui était le gaz russe à 20 euros le mégawattheure, alors que les Chinois l’achetaient sur le marché mondial à 50 euros. Les Américains, avec leur gaz de schiste, le payaient 60 euros. Nous avions cet avantage compétitif, qui servait beaucoup l’Allemagne, et nous, de notre côté, nous disposions du nucléaire, ce qui nous permettait de tenir la bête dans la compétition mondiale.
L’affaire ukrainienne est arrivée, et par des choix collectifs, nous avons décidé de ne plus acheter de gaz russe. La conséquence de cette décision a été une hausse du prix du gaz, en achetant du gaz américain à 50-60 euros, et, de surcroît, nous n’avons pas modifié la législation qui couplait le prix de l’électricité à celui du gaz. Résultat : nous avons une électricité trois fois plus chère que partout ailleurs dans le monde. Aujourd’hui, cela engendre un effet récessif et une mise en faillite des entreprises sur deux phénomènes, constatables macro-économiquement et mesurables micro-économiquement. Même si le gouvernement, que j’ai rencontré pour leur dire un mot, semble vivre dans le monde de Cendrillon, je leur ai expliqué la situation concernant les PGE (Prêts Garantis par l’Etat). Le CIRI (Comité Interministériel de Restructuration Industrielle) indique qu’il reste 38 milliards à rembourser sur les 120 milliards accordés au titre des PGE. Les entreprises auxquelles on demande de rembourser ces 38 milliards sont précisément celles qui vont faire faillite. C’est la première contrainte.
Les Etats-Unis ont prêté sur 30 ans pendant le COVID, créant des quasi-fonds-propres, donc quasiment non remboursables. De notre côté, nous avons prêté sur 5 ans, représentant quasiment 25% du chiffre d’affaires des entreprises. Quand vous prêtez 25% du chiffre d’affaires et que, dans l’industrie, le profit moyen est de 5%, les entreprises doivent rembourser chaque année 5% de ce prêt, ce qui les met toutes à zéro. Il n’y a pas une seule personne à Bercy qui ait pensé à ça. Pauvre Bruno Le Maire, il est professeur en Suisse, je plains les Suisses ! Ou alors les boîtes ont consommé leur épargne et désinvesti.
Je suis allé voir le dernier ministre de l’Économie, je ne sais plus qui c’est, c’est la IVe République, ça change tout le temps, et je lui ai dit qu’il fallait étaler les remboursements sur 10 ans pour éviter l’hémorragie sur le terrain. Ensuite, le prix de l’électricité ne permet pas de tenir, alors que nous la produisons à un prix qui est accessible. Nous avons un record d’exportation, grâce à la résolution par EDF de la crise de la corrosion sous contrainte, il y a deux hivers. Nous avons réussi à maîtriser cette crise, grâce aux efforts de l’équipe EDF. Conséquence : nous avons un appareil productif qui fonctionne énormément et exporte l’équivalent de la consommation de dix pays européens. Cela nous rapporte beaucoup de devis, c’est vrai, mais ce que demandent ceux qui veulent réindustrialiser, c’est qu’il faille retirer de 3 à 5 milliards de bénéfices pour EDF, en mettant en place une poche pour toute l’industrie, afin que nous ayons le même prix que celui des Etats Unis sur le marché domestique, trois fois moins cher, soit ce que nous avions avant la guerre en Ukraine.
Alors, après, on va parler du coût du travail etc. Nous sommes à peu près alignés avec l’Allemagne, à l’exception des impôts de production – il y a 70 milliards à faire tomber. Les impôts de production, ce sont ceux que l’on paye avant de travailler. J’ai toujours défendu l’idée qu’il fallait supprimer les impôts de production et augmenter les impôts sur le revenu. L’impôt sur les sociétés, nous l’avons baissé, mais nous n’avons pas fait bouger l’impôt sur la production. L’impôt sur les sociétés est un impôt sur le revenu du capital, où est le problème ? C’est un solde, et qu’il soit à 25 ou 30 % ne change pas grand chose. Mais en faisant cet effort, Macron a appauvri l’Etat, qui n’a pas aidé les entreprises. On aurait mieux fait de faire l’inverse. C’est une erreur. Nous avons des surdiplômés, ne commettez pas les mêmes erreurs quand vous serez au pouvoir dans vingt ans. Il faut réfléchir aux conséquences.
J’ai terminé cet exposé un peu concassé. J’essaye de suivre un plan intellectuel qui vous permette de retenir ce que j’ai raconté. Je suis à disposition de toutes vos objections.
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Marie-Françoise Bechtel : Arnaud, je suis très heureuse que tu aies mis en avant la question de l’épargne, qui me semble cardinale. Je rappelle que la France a le taux d’épargne privée le plus élevé au monde après le Japon, avec au moins 15% du revenu national, qui est donc une épargne privée dont nous ne faisons rien de suffisant. C’est une question pour laquelle tu as proposé quelques pistes.
Je voudrais permettre également aux jeunes qui sont parmi nous de poser des questions.
Dans la salle : En tant qu’ancien décideur, pourquoi selon vous un système qui est d’accord avec cette mobilisation de l’épargne n’y parvient-t-il pas ? Est-ce à cause du poids des assureurs ou d’autres contraintes ? J’ai trouvé des notes de 2004-2005 qui recommandaient déjà de flécher l’épargne et l’assurance.
Arnaud Montebourg : Les banques et les assurances gouvernent Bercy, c’est le royaume du pantouflage. Les personnes qui sont d’abord à l’Inspection des Finances et à la Direction du Trésor sont maquées avec les banques et les assurances, elles ne toucheront jamais à leurs intérêts. C’est un système de haut placement, et sociologiquement, il y a un énorme problème. Evidemment, si je dis cela devant la patronne de l’Inspection des Finances, elle me dira que j’exagère. J’ai participé à des cercles de DRH dans la banque-assurance, et il n’y avait que des gens de Bercy qui étaient haut placés. Je ne voyais que ça, et ils gagnaient 3 fois plus qu’auparavant. En réalité, ils ont acheté le système politique, donc maintenant il faut casser cela par une loi, mais les parlementaires ne sont pas au fait de tout cela.
Marie-Françoise Bechtel : J’avais tenté en 2013 de déposer un amendement précisément sur cette même question, un banquier (de confiance) m’avait dit que ce n’était pas la peine. Le ministre des Finances selon lui a le pouvoir de réunir les banquiers, même privés, et de leur dire qu’il souhaite un effort sur l’épargne. L’amendement en question n’a jamais vu le jour, car à ce moment-là, nous avions mis en place le contrat d’assurance-vie euro. Le groupe dominant de la majorité m’a expliqué que mes souhaits étaient exaucés, puisqu’avec ce contrat euro, nous allions dans ce sens. Ce qui était vrai pour cette partie du sujet, mais cela ne constitue pas une solution pour l’ensemble de l’épargne française.
Arnaud Montebourg : Il faut un effort d’ingénierie sur l’usage, c’est-à-dire qu’il faut obliger Amundi, Axa, Prédica et toute la bande à désigner des gestionnaires de fonds, et il faut mettre 3 milliards par an à déployer de manière obligatoire dans le non coté français. Ils seront obligés de les placer, et un commissaire du gouvernement surveillera les opérations. S’ils ne veulent pas, il faut faire une loi stipulant qu’1% de leurs encours doivent aller à ce fonds. On a déjà mis en place ce type de mesures par la loi, on pourrait le faire, c’est de l’ingénierie financière.
Marie-Françoise Bechtel : Nous avons aussi le rapport Noyer, qui préconise de titriser toute l’épargne européenne, y compris l’épargne française : « Faites donc comme les Américains, et investissez dans des fonds de placement. » C’est très dangereux. Et le rapport Draghi dit la même chose.
Dans la salle : En parlant d’ingénierie financière, il n’y a pas besoin d’inventivité, et il faut mettre en exergue qu’il existe dans l’Histoire un système qui a déjà été créé par M. Bloch-Lainé haut fonctionnaire et résistant, appelé « le circuit du Trésor ». Ce système visait à deux procédés : d’abord la répression financière, c’est-à-dire obliger les banques à placer de manière comminatoire une partie de leur épargne privée, soit dans les bons du Trésor, soit dans l’investissement productif. Aujourd’hui, nous en avons un résidu, qui est le livret A, qui a servi pour les HLM et les sociétés de logement. De l’autre côté, on avait même la capacité de monétiser la dette excédentaire auprès de la Banque de France. Ce qui serait intéressant à souligner, c’est ce que beaucoup de gens nous dirons que vous êtes utopistes ou que c’est une ingénierie financière qui n’a jamais été testée, alors que tout ça on l’a mis en pratique dans notre histoire, y compris par des gouvernements conservateurs. Ce n’est pas du tout une question d’étiquette politique.
Quant aux rapports Draghi et Noyer, il y a quelque chose d’assez effrayant : on nous dit que pour que les banques puissent investir cette épargne, il faudrait faire du dumping, dérèglementer…C’est très étonnant de la part d’un ancien banquier central, dont la mission était prudentielle. En fait, il est en train de nous dire qu’il faut baisser les ratios de liquidité et baisser les ratios de solvabilité. On va refaire 2008. Aujourd’hui, des banques privées comme Société Générale ont la licence de création monétaire. Donc même dans un monde où il n’y aurait pas d’épargne, imaginons un taux d’épargne quasi nul, les banques pourraient tout de même choisir de créer de la monnaie scripturale et de financer le système productif. Ainsi, aujourd’hui, c’est avant tout une question de volonté politique. Et comme vous le dites, on pourrait tout à fait faire une loi. Mais dans notre histoire récente, on a eu des mécanismes extrêmement invasifs dans le système bancaire et privé. On pourrait tout à fait s’en inspirer, ce n’est pas de l’invention ex nihilo.
Arnaud Montebourg : J’ai fait la banque quand j’étais à Bercy. Pour toutes les entreprises qui tombaient, il y avait le FDES (Fonds de Développement Economique et Social) qui avait servi à la reconstruction du pays, crée par De Gaulle en 1944-45. Cette ligne était tombée en désuétude. Comme il n’y avait pas de banques pour prêter de l’argent à des entreprises qui se relançaient avec un repreneur étranger, peu importe, c’est l’Etat qui prêtait. J’ai donc fait voter, sous signature du Premier ministre, une ligne de crédit. On avait fait voter 400 millions, approuvés. On a prêté de l’argent et on a sauvé des entreprises de cette manière. Puis, on dit à la BPI qu’elle avait, dans son statut, l’obligation de faire des fonds de retournement, non pas de reprendre les entreprises en difficulté par elle-même, mais de prendre des spécialistes pour cela. Jamais un centime n’a été investi là-dedans. Le FDES a été épuisé. Ils ont prêté 500 000 euros à Duralex, une boîte qui allait être retournée. C’était une boîte qui faisait 300 millions de chiffre d’affaires, son point mort allait à 37 millions. C’est son sixième plan de retournement, car tous ceux qui l’ont reprise prenaient le stock à un euro, le vendait pour faire le BFR (Besoin en Fonds de Roulement) et se désintéressaient ensuite de l’entreprise. Ils prenaient le cash et s’en allaient. Là, ce sont les ouvriers qui ont repris l’entreprise, ils ont fait une SCOP (Société Coopérative et Participative) en disant qu’ils étaient meilleurs gestionnaires de l’outil, car ils s’étaient aperçus que Duralex ne vend pas en France et qu’il n’y en a plus nulle part. Ils ont décidé de rouvrir une boutique et de relancer la marque et ils sont remontés en six mois à 35 millions de chiffre d’affaires. Ils ne sont plus qu’à 2 millions du point mort. Cette entreprise va donc être retournée par les salariés, les « prolos ». En discutant avec eux, avec le patron, un Ch’ti du Nord qui a travaillé toute sa vie dans la verrerie, il m’a dit qu’il savait ce qu’il faisait. C’est un vrai sujet : le système bancaire ne participe pas à l’intérêt productif du pays. 54 milliards de bénéfices de l’oligopole des cinq grandes banques l’année dernière. Y a-t-il une surtaxe ?
Marie-Françoise Bechtel : Est-ce que ce n’est pas une tradition culturelle française ? Car l’Allemagne a développé son Mittelstand après la guerre de 1870, multipliant par trois son PIB jusqu’en 1914, alors que la France l’augmentait dans le même temps de 30%. Mais l’Allemagne le faisait avec les banques régionales. Où étaient les grandes banques françaises à ce moment-là, alors qu’elles existaient déjà ? Le Crédit Lyonnais, par exemple, faisait l’emprunt russe qui devait connaître une chute dramatique. N’est-ce donc pas une tradition culturelle très ancienne dans notre pays ?
Arnaud Montebourg : Vaut-il mieux des banques fortes et une économie faible, ou des banques faibles adossées à une économie forte ? C’est le profil italien, le capitalisme piémontais ou le profil allemand, le capitalisme rhénan. Nous, on est anglo-saxons ; le système financier a pris le pouvoir sur l’économie réelle. Michel Albert, au début des années 90, a écrit Capitalisme contre capitalisme, dans lequel il explique que la France doit choisir. Soit on va être allemand, italien, européen, soit on se bat avec les Américains. Les socialistes portent une responsabilité historique dans cette affaire avec l’Acte Unique, avec Naouri et Bérégovoy. Maintenant, c’est trop tard, c’est fait. Il faut donc démanteler le système bancaire, qui est un oligopole. D’ailleurs, c’est très simple : quand vous avez des problèmes avec votre banque qui ne veut pas vous faire un découvert et vous envoie au tapis parce que vous avez 50 000 euros de découvert, que vous soyez une entreprise, fleuriste, peu importe… La banque arrête et coupe. Vous allez voir la banque d’à côté, qui vous dit non également, puis celle d’après. On est donc face à un cartel surpuissant protégé par l’Etat.
L’autre jour je vois Mme Lagarde, et je lui demande si elle sait qu’on est en situation de credit crunch et que le RWA (Risk Weighted Assets), c’est-à-dire le poids du risque, oblige chaque euro prêté à devoir être compensé dans les fonds propres. Quand une banque finance une PME en France, elle met 50 centimes ; quand elles prêtent 23 milliards à Draghi, ce sont 10 centimes. Quand est-ce qu’on arrête cela ? Les Américains ont fait sauter cette réglementation, qu’est-ce qu’on attend pour changer ça ? C’est en réalité un choix collectif. On est en credit crunch , quand est-ce que vous travaillez la question des compensations sur les prêts aux petites entreprises ? L’avenir de l’industrie française est là. Personne ne se responsabilise et chacun se dit : « Ce n’est pas moi ». On a tous ces éléments-là décrits : la sociologie « bercyenne », la règlementation européenne, l’absence de légitimité démocratique, et l’absence de reprise de contrôle par le gouvernement du système financier alors qu’un gouvernement fort pourrait le faire.
Dans la salle : Ce que vous décrivez, finalement, n’est-ce pas le véritable rôle d’une banque publique d’investissement ?
Arnaud Montebourg : Vous ne pouvez pas faire porter à un établissement bancaire la responsabilité collective de tout le système financier. La BPI pèse de 5 à 7% de la part de marché du crédit en France. Ou alors, il faut nationaliser la Société Générale et la mettre sous la BPI pour qu’elle fasse une politique publique ; là on commencerait à peser. Ma thèse, c’est qu’on prend une des banques les plus dégradées, telle que la Société Générale. Elle ne vaut pas grand-chose comparé à la BNP, qui est devenue un acteur européen en dix ans.
Deuxième solution : organiser un démantèlement du cartel anti-trust, c’est-à-dire de toutes les banques régionales. Par exemple, la Société Générale a supprimé le Crédit du Nord, une banque qui faisait du détail, qui avait une clientèle d’affaires et d’entreprises, et qui avait elle-même intégré la banque Chaix et Tarneaud. Toutes ces banques ont été fusionnées. Il faut donc les obliger à refaire des banques locales ou susciter la création de banques locales, comme les caisses d’épargne, parce que c’est exactement ça le système mutualiste. Le Crédit Agricole, par exemple, est une banque locale. Cependant, il faut des banques industrielles locales. A un moment donné, il va falloir leur dire que s’ils ne prêtent pas à l’industrie, on leur prendra l’argent et le mettra dans un fonds. Vous verrez qu’à partir de ce moment-là, ils vont prêter. C’est à la fois de la dérégulation et de la re-régulation, c’est du mécano où l’on démantèle et remet des banques locales. Franchement, je me souviens, je convoquais les banques, elles étaient terrifiées et ça crée des inimitiés, mais on n’est pas là pour faire des mondanités quand on fait de la politique.
Dans la salle : La question corollaire qui se poserait face au développement de banques régionales investissant dans l’industrie serait qu’il faudrait que ces livrets d’épargne soient au moins autant valorisés qu’un livret A classique, parce que sinon, tout le monde mettra son argent dans le livret A.
Arnaud Montebourg : Il faut habituer les Français à autre chose que de l’épargne liquide. On peut également amener les Français à se dire que l’industrie c’est plus long. Mais l’assurance-vie, c’était ça : il faut le garder sept ans et c’est défiscalisé. On pourrait dire que l’on va passer à dix ans, et que cet argent-là rapportera du 3% ou du 5% plutôt que du moins que rien. Cela rapporte plus que le livret A. Il faut commencer à travailler cette question-là et ne pas faire des livrets A qui sont des mensonges, car vous ne pouvez pas avoir à la fois la liquidité et la rémunération. Il faut éduquer les Français à cela, mais c’est la responsabilité des leaders.
Dans la salle : Michel Barnier propose de créer un fonds souverain dans son discours de politique générale. Cependant, au vu de l’état de l’économie française, ne serait-il pas risqué de mettre en place un tel fonds puisque les projets pourraient péricliter du fait des normes, du manque de protection commerciale et de toutes les contraintes qui pèsent sur les chefs d’entreprise ? Ne serait-ce pas mettre la charrue avant les bœufs et prendre le risque que cette épargne finance des projets qui n’aboutissent pas, car l’économie est trop corsetée ? Ne faudrait-il pas libérer l’économie avant d’investir ?
Arnaud Montebourg : Je ne sais pas ce qu’il faut faire avant ou après, mais je sais qu’il faut tout faire. Il faut régler l’affaire de l’électricité et pousser l’Europe à protéger notre économie. Se posera alors le problème de savoir à quel moment on fera cavalier seul, car l’Union européenne ne va pas bouger. L’opinion n’est pas encore fixée mais il faudra agir. Concernant l’électricité, il faut sortir du système de couplage ; c’est un rapport de force. Nous avons les moyens de le faire parce que nous sommes le premier exportateur d’électricité. S’ils ne veulent pas coopérer, nous pourrons leur dire que nous ne leur vendrons plus notre électricité et que nous fermerons nos centrales. Mais nous n’avons pas les dirigeants pour mener ce rapport de force.
Le deuxième sujet, c’est la réforme du système financier, qui est fondamentale si l’on veut installer la réindustrialisation sur le long terme.
Troisièmement, il y a la question des hommes. Si l’on veut réindustrialiser, il faut un million de personnes supplémentaires. C’est ce million de cotisants qui nous manque pour financer notre modèle social. En 2023, on a créé 40 000 emplois dans l’industrie, mais il en faut 150 000. Actuellement, avec notre système de formation, il est irréaliste d’espérer amener plus de 50 000 personnes dans l’industrie. Pour arriver à tripler ce nombre, il faut investir pendant trois ou quatre ans pour attirer les nouvelles générations vers l’industrie. Il faut créer des écoles de métiers industriels augmentés, c’est-à-dire des écoles d’ingénieurs augmentés. Il y a un travail à faire avec l’enseignement supérieur, avec les lycées professionnels…
On peut devenir ingénieur par le biais du cours du soir, qui est d’ailleurs la première voie de recrutement en France de l’ingénieur. Les BTS et les DUT sont la voie principale pour devenir ingénieur. Ce travail, qui n’est pas encore effectué, relève de la mobilisation nationale. La reconstruction de notre appareil de production, comme on l’a fait après la Seconde Guerre mondiale, est un sujet majeur qui dicte tous les autres.
De plus, si l’on monte à 15% du PIB, il faudra trouver 80 000 hectares, ce qui n’est pas facile car les friches industrielles doivent être dépolluées conformément à la législation, et cela coûte un bras. Un hectare, c’est 300 000 euros. Seul l’Etat pourrait investir cette somme, mais il n’a pas l’argent. Par conséquent, les friches industrielles se maintiennent.
Par ailleurs, si l’on monte à 12-13% du PIB dans l’industrie en 2035 (contre 9% aujourd’hui), on n’aura pas l’électricité produite sur le sol national, puisque les EPR (réacteurs nucléaires de troisième génération) ne seront pas opérationnels. Nous ne savons donc pas comment alimenter nos usines. Tout reste à faire : système financier, appareil de formation, problèmes énergétiques…
Il y a aussi la question de la planification. Par exemple, dans le secteur de la métallurgie, il faudrait décider ce que nous allons refaire en France en réunissant les industriels. Je l’ai fait dans mes plans industriels il y a dix ans. Ceux que Emmanuel Macron a poursuivis après moi ont bien fonctionné. Il les a un peu mis au rancart, mais sinon on aurait une batterie française qui marcherait très bien. Maintenant, nous avons dix ans de retard sur les batteries. Ce sont les brevets chinois et asiatiques qui s’implantent en France, mais on ne contrôle pas la technologie. Nous avons encore le lithium et une stratégie minière à déployer, ainsi que les terres rares et les ressources de matières premières.
Dans la salle : Deux questions :
- Concernant les questions européennes, j’ai l’impression que les politiques de tous bords tournent autour du pot. Que fait-on de tout cela, notamment en tenant compte du droit communautaire ?
- Que faire de l’industrie française, qui semble en grande difficulté, face à Trump et au positionnement de la Chine ?
Arnaud Montebourg : On ne s’en sortira pas sans un protectionnisme puissant en Europe. La question qui se pose est : quand est-ce que cela s’arrêtera ? L’Union européenne nous tue. On ne peut continuer à faire des gammes sur l’amour de l’Europe, la paix et ce cinéma que l’on entend depuis 50 ans. Si l’on n’avait pas fait l’Europe, serions-nous en guerre ? Je ne sais pas. Il n’est pas nécessaire de se faire la guerre dans un autre système que l’intégration juridico-politique, c’est-à-dire que tout le monde est sous la même règle. L’union n’est pas l’uniformisation.
J’ai écrit une note au Conseil d’Etat, rendue publique par la fondation Res Publica, et j’ai participé à un débat au Figaro avec Marcel Gauchet sur ce sujet, je vous y renvoie. J’expliquais qu’il fallait maintenant, sur le plan constitutionnel, procéder au contrôle ultra vires des excès de pouvoir de l’Union Européenne, parce que nous avons cinq cours suprêmes. La Cour de cassation et le Conseil d’Etat sont au service de l’Union Européenne, ce sont des agents de l’étranger et ce ne sont pas nos intérêts. Au lieu de défendre la compétence nationale prévue par la Constitution, ce que fait le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe qui applique le droit constitutionnel contre les décisions communautaires qu’ils suspendent, chez nous c’est l’inverse. Il y a donc un problème de soumission des deux juridictions suprêmes. Ce sont des questions culturelles. Que peut-on contre l’ère du temps au moment de l’arrêt Nicolo ?
Aujourd’hui, il existe une nouvelle génération de juristes. Pour la note au Conseil d’Etat, je l’ai faite avec un groupe de jeunes juristes thésards, parce que le Conseil d’Etat m’avait convoqué lorsque j’étais ministre pour m’entendre sur le problème de souveraineté. Il nous manque la clause de sauvegarde de l’intérêt national qu’il faut inscrire dans la Constitution et sur la base de laquelle la lex posterior a été invalidée par la jurisprudence Nicolo (1989) et Jacques Vabre (1974).
Aujourd’hui, si une loi intervenait pour dire que la directive électricité ne serait pas appliquée, la directive étant d’ailleurs contraire au traité, ni le Conseil d’État ni le Conseil Constitutionnel ne pourraient déclarer qu’il s’agit d’un excès de pouvoir de la part des institutions européennes, car cette directive serait au-delà des compétences conférées par les traités (c’est-à-dire ultra vires).
Le Parlement et la Commission légifèrent en dehors des traités, ce ne sont pas les gardiens de ces derniers. Ils ont une vision extensive et annulant celle des nations. Il faut arrêter cette invasion et récréer ce que Giscard appelait dans sa convention pour l’avenir de l’Europe, la subsidiarité. C’est un combat majeur où il faut d’abord faire respecter le traité en affirmant que nous avons signé un traité, et non les élucubrations d’une Commission et d’une Cour de Justice composée de je ne sais qui. J’applique le traité, et c’est l’un de mes juges qui doit faire respecter ce texte.
Il faut aussi évoquer la clause d’intérêt national. Lorsqu’un pays est menacé par les traités, il doit avoir le droit de dire stop, exception. Cela doit être inscrit dans notre Constitution. Il y a eu un débat très âpre. Lorsque j’étais parlementaire en 2008, après le discours d’Epinal du président Sarkozy, un débat a eu lieu sur la réforme constitutionnelle, adoptée à une voix près lors du Congrès de Versailles. J’étais l’orateur du groupe socialiste à la tribune du Congrès de Versailles et je pilotais la bataille en tant que responsable du groupe socialiste. Sur l’article 88, sur l’application du droit communautaire en droit interne, j’avais trouvé un accord avec Michel Barnier. On s’est retrouvés à plusieurs reprises pour affirmer que parfois, l’intérêt national doit prévaloir sur le droit communautaire. Le droit communautaire est une fabrique à jet continu, générant des normes venues d’ailleurs, sans légitimité, qui contraignent la souveraineté et la démocratie. Il existe un livre dont je vous recommande la lecture, « Le peuple contre la démocratie » de Yasha Mouk. Il y explique qu’en Europe, vous avez le choix entre le libéralisme autoritaire, où l’Union européenne décide à votre place, et la démocratie illibérale, où les droits du peuple vont décider de porter atteinte à des minorités, sans plus de protection juridique de la Cour européenne des droits de l’Homme, de la Cour de Justice, de l’Union Européenne etc.
D’ailleurs, lorsque l’on examine ce que la Cour européenne des droits de l’Homme a récemment fait, on constate qu’elle a rendu un arrêt scandaleux en décembre, dans lequel elle considère que l’article 8 s’applique à l’environnement. C’est un coup d’État juridique, pour moi, elle a signé son arrêt de mort. Lorsque j’étais étudiant en droit en 1981, Giscard avait accepté la supériorité du droit issu de la Cour européenne des droits de l’Homme, de la Convention européenne, avec certaines réserves. Il y avait des réserves concernant l’ORTF, le droit pénal, etc., qui ont depuis disparu. Mais aujourd’hui, nous avons une nouvelle génération de juristes qui défendent l’idée que, lorsque le Parlement a ratifié un traité à telle date, il peut exprimer des réserves concernant la tournure que prend ce traité, en fonction de l’interprétation qui en est faite par les organes dérivés de ce traité. Nous ne pouvons pas continuer à perdre le contrôle de nos propres décisions. Je préfère une politique décidée par des gens que je désapprouve en France qu’une politique décidée par des personnes que je ne connais même pas ailleurs.
Dans la salle : Quel est selon vous le rôle que doivent jouer les collectivités territoriales dans la réindustrialisation ?
Arnaud Montebourg : Le problème des collectivités territoriales, c’est qu’elles sont devenues illisibles, coûteuses et peu efficaces. Je vous dis cela en tant qu’ancien président de département. J’ai fait ce que le gouvernement Barnier et Bayrou ont fait : je me suis retrouvé président du département de la Saône-et-Loire avec un budget d’un milliard d’euros. Et je constate qu’il y a une chute des droits de mutation à titre onéreux (DMTO) en raison des difficultés liées à la crise et à la grande récession de 2008. Les recettes chutent, mais les dépenses continuent. Je réunis ma majorité, et mon ancien directeur général des services était Boris Vallaud, qui adorait l’action locale. On se rend compte que le département court à la faillite et qu’on risque de finir sous tutelle du préfet. Au début, on était incrédules en regardant les chiffres ; ce n’est pas une entreprise avec des systèmes de reporting en temps réel. Je constate qu’on va devoir couper les dépenses, car je ne vais pas augmenter les impôts. C’était une majorité socialiste-communiste, mais que l’on soit de droite ou de gauche, le principe reste le même. Vous vous faites élire dans votre canton, et je me suis fait élire sur un programme de dépenses. Nous devons réduire les dépenses de 56 millions d’euros sur un budget qui exclut l’OPAC (Office Public d’Aménagement et de Construction), c’est-à-dire tout ce qui concerne les HLM. Nous avions un parc de 30 000 logements avec un budget de 500 millions d’euros, ce qui représente plus de 10 % du total. Mais nous n’avions pas d’autre choix que de faire cette réduction, sinon nous risquions de tout perdre. Il y a eu de longues négociations et tractations, mais à un moment donné, il fallait trancher le nœud gordien.
J’avais une opposition au sein de ma majorité qui souhaitait voter « NON », et j’allais peut-être me retrouver mis en minorité par ma propre majorité. J’ai donc décidé de recourir à l’article 49.3. Cela n’existe pas dans les conseils départementaux, l’idée étant que si vous ne votez pas ce budget, vous devrez trouver un autre président pour mettre le département sous tutelle. Les abstentionnistes ont voté pour, et ceux qui votaient « NON » se sont abstenus. Finalement, il y avait bien 56 millions de trop, mais nous ne le savions pas. Les collectivités territoriales ne savent pas gérer. Le premier poste de dépenses, c’est le RSA, et le deuxième, c’est l’APA. Tout cela pourrait être géré par le préfet. Il y a aussi les collèges, mais pourquoi les régions gèrent-elles les lycées et les communes les écoles ? Il y aurait d’autres solutions. C’est incompréhensible, et il faut remettre de l’ordre, car les citoyens ne comprennent plus rien.
Pour moi, le vrai problème des collectivités locales, c’est qu’il n’y a pas de lien entre les décisions de dépenses justifiées et les ressources. Ce sont des chasseurs de subventions. Je suis en faveur d’un impôt à la méthode allemande, où l’on supprimerait toutes les subventions de l’État (50 milliards distribués aux collectivités locales). On ajouterait des centimes additionnels sur la feuille d’impôt des grands impôts nationaux : l’impôt sur le revenu pour les dépenses courantes, la CSG pour les dépenses sociales, et l’impôt sur les sociétés pour les dépenses économiques. Ainsi, il y aurait un rapport direct entre l’impôt qu’on lève et le budget ; cela les inciterait à être plus vigilants.
Concernant la décentralisation de l’urbanisme, on peut en parler. Les villes de gauche ne veulent pas de gens riches, les villes de droite ne veulent pas de gens pauvres, et les écologistes ne veulent personne. Aujourd’hui, des gens travaillent et dorment dans leur voiture ou dans des campings. C’est scandaleux. Je suis en faveur de retirer le permis de construire aux élus et de le confier au préfet jusqu’à ce que la situation se stabilise. Je suis donc décentralisateur et en faveur d’une augmentation des pouvoirs des préfets et sous-préfets, pour que les décisions soient déléguées. Le mieux serait de leur octroyer des droits de dérogation.
De nos jours, dans l’État, trois choses fonctionnent : l’armée, le fisc et la préfectorale. Partout ailleurs, c’est le chaos. En ce qui concerne les investissements économiques des régions, si elles disposaient de fonds souverains locaux comme l’avait fait Laurent Wauquiez, il faudrait obliger les banques à y contribuer, mais elles ne le souhaitent pas.
Dans la salle : Vous avez abordé la question du financement, mais nous n’avons pas évoqué les carnets de commandes des entreprises, qui sont essentiels pour relancer les filières. Qu’en est-il des moyens permettant de s’assurer que les entreprises disposeront d’une demande ? Quel rôle attribuez-vous à la commande publique ?
Arnaud Montebourg : Si l’on compare les textes européens constants et ce qui se passe en Allemagne, en France ou en Italie, on constate un écart de 15 milliards entre la France et l’Allemagne en ce qui concerne le niveau de commande publique à caractère patriotique. Ce n’est donc pas un problème de droit, mais de gestion. Les collectivités locales sont plus patriotiques que l’État dans leurs commandes. Le véritable sujet est donc le management de la commande publique. Pourquoi ? En Allemagne, il y a 3 000 acheteurs publics, car la commande publique est concentrée. En France, il y en a 120 000, tous plus ou moins formés, et qui tremblent ou non devant le délit de favoritisme. La commande publique n’est donc pas confiée à des spécialistes qui savent intégrer la clause patriotique. On pourrait réaliser des économies substantielles en concentrant la commande publique entre quelques mains, dans les régions, ou en déléguant à chaque sous-préfecture, hôpital ou bureau. Pour ma part, je retirerais aux collectivités locales la gestion de la commande publique.
Marie-Françoise Bechtel : Je suis d’accord avec toi. J’ajoute qu’un préfet nous a dit qu’entre les nombreuses agences qu’il y avait autour de lui, la déstructuration des services préfectoraux fait qu’il n’a presque plus de décisions à prendre. Le corps préfectoral est en réalité un trésor de notre histoire administrative, à condition de lui donner les moyens de fonctionner. La disparition des sous-préfectures a été très préjudiciable dans de nombreux territoires.
Dans la salle : Vous avez vu de l’intérieur, pendant la présidence Hollande, que la loi NOTRe était censée avoir de grandes régions qui favoriserait l’économie. Comment avez-vous senti la réforme à l’époque et quel bilan en tirez-vous ? Est-ce que la région est la bonne échelle pour aider les entreprises ?
Arnaud Montebourg : J’étais réticent à propos de cette réforme des grandes régions, cela ressemble à un biscuit manqué. Certaines régions ont fonctionné, d’autres non. Bourgogne-Franche-Comté fonctionne, la Nouvelle-Aquitaine est quand même très grande, et Auvergne-Rhône-Alpes fonctionne aussi. C’est difficile de découper une carte sur un coin de table à Paris, au ministère de l’Intérieur. La Révolution française l’a fait avec les départements.
Marie-Françoise Bechtel : Je te trouve très indulgent. J’ai été moi-même députée lorsque cette loi était en cours. Cela a été fait n’importe comment. Le Directeur général des collectivités locales lui-même est venu l’expliquer, prétextant que cela allait permettre des économies. Nous savons aujourd’hui que c’est le contraire, cela a engendré des dépenses. C’est une loi qui n’a aucun sens, sinon de nous aligner sur l’agenda européen, qui prônait la création de plus grandes régions en France. C’était une petite musique qu’on entendait depuis longtemps à la Commission. Nous savons très bien qu’il y a de petites régions très riches et de grandes régions très pauvres. Cette réforme n’a pas été négociée avec la plupart des acteurs locaux, et elle n’aboutit à rien qui ne ressemble à quelque chose.
Arnaud Montebourg : À un moment, ils étaient venus me chercher pour prendre la région Bourgogne-Franche-Comté en 2015, et ils sont revenus en 2021. J’ai été président du département de Saône et Loire, le plus grand département de la région. La région, maintenant, c’est huit fois cela, donc on passe notre vie dans les voitures, on ne s’en sort pas. L’Occitanie, c’est impossible à gérer. La présidente, elle vit dans son camion, c’est héroïque. Vous passez le week-end avec le chauffeur.
Dans la salle : J’aimerais revenir sur votre interprétation de l’extension des arrêts Jacques Vabre et Nicolo par le Conseil d’État. Cela résulte d’une interprétation stricte de l’article 55 de la Constitution. N’est-ce pas le problème, plutôt, dans la façon dont les traités ont été négociés par l’exécutif, plutôt que dans une application de la Constitution par les juges ? Par ailleurs, concernant la CEDH et l’application de l’article 8 pour l’environnement, ce n’est pas récent, cela a déjà été appliqué en 1992.
Arnaud Montebourg : L’interprétation de l’article 55 a varié. Avant Nicolo, vous avez les conclusions du commissaire du gouvernement, Nicole Questiaux, qui expliquent que c’est un sacrilège d’autoriser le juge national à juger la loi. Cela constitue une atteinte à la souveraineté nationale. Lorsqu’un juge juge la loi, il devient ainsi législateur. C’est une interprétation que je conteste fermement. On le disait à Bercy : si la Commission européenne nous tombait dessus, on plaiderait. Ici, c’est la France, la Commission on s’en fiche, votre travail est d’obtenir un « oui » de la Commission, ce que nous avons toujours obtenu d’ailleurs. On intériorise un droit qui n’est pas le nôtre, au lieu d’exprimer d’abord notre position et ensuite de négocier. Cette intériorisation est la maladie de la « bruxellose ». C’est un scandale pour l’article 55 de la Constitution. D’ailleurs, quand Jean-Pierre Chevènement a questionné Marceau Long, le vice-président du Conseil d’État, sur ce mouvement de jurisprudence, il lui a répondu : « Que voulez-vous, c’est l’air du temps ? ». L’article 55, je vous renvoie à l’interprétation donnée depuis la IIIe et la IVe République, cet article donne toujours une supériorité aux traités ratifiés, qui peuvent aussi être dé-ratifiés si le Parlement n’est pas d’accord. C’est le Parlement qui fait la loi, pas le traité. Le traité entre dans l’ordonnancement juridique parce que le Parlement l’a ratifié. Qui peut ratifier, peut retirer. C’est exactement ce qu’interdit la jurisprudence Nicolo et Vabre, qui met fin à la lex posterior, c’est-à-dire que si le Parlement prenait une position contraire à un traité, le juge s’interdisait de juger la loi et d’appliquer la loi contre le traité. Je suis anti-Nicolo.
Marie-Françoise Bechtel : L’autre élément à évoquer est la politique de la chaise vide, mise en place pour la PAC. Sous Couve de Murville, la France a refusé de siéger jusqu’à ce qu’on puisse se mettre d’accord à la Commission, car des intérêts fondamentaux étaient en jeu. Cela peut encore être fait, ce n’est qu’une pratique. D’ailleurs, je n’ai jamais compris pourquoi on envoyait les fonctionnaires français, qui prennent le Thalys pour Bruxelles, afin de défendre une position que l’on ne leur a pas donnée. Ils reviennent de Bruxelles en disant que ceci et cela ont été dits, puis laissent écrire la directive. Lorsque le ministre donne des instructions claires au haut fonctionnaire qui ira à Bruxelles représenter son pays, cela peut se passer différemment. On pourrait aussi mentionner que dans l’article 55, il est précisé que les traités ratifiés ont une autorité supérieure à celle des lois sous réserve de l’application par l’autre partie qui est évidemment invérifiable avec 27 Etats parties au traité. Cette rédaction montre bien que l’article 55 n’a pas été fait pour l’Union Européenne, ce n’est pas un traité entre des parties au sens classique du terme.
Nous sommes partis loin, mais grâce à ces éléments nous pouvons articuler une vision entre la réindustrialisation et les freins européens. On pourrait mentionner la question des aménagements du territoire, des aides directes…
Dans la salle : On pourrait ici identifier des différences culturelles assez marquées, puisque l’Allemagne applique encore la lex posterior. Par exemple, l’une des grandes limitations du droit communautaire dans la réindustrialisation concerne les golden shares, ces actions préférentielles qui permettent à l’État de contrôler les investissements étrangers. L’Allemagne a, avec sa loi Volkswagen de 2007, mis en place la codétermination, permettant aux travailleurs d’obtenir 50 % des sièges au conseil d’administration pour se doter d’une golden share. Elle a dû changer sa législation à cause du droit communautaire, mais elle a tout de même essayé. De la même manière, aujourd’hui, on nous dit que l’on ne peut pas financer par création monétaire directe à cause de l’article 123 du TFUE. Or, l’alinéa 2 autorise pourtant un financement monétaire direct de la part de la Banque centrale auprès des banques d’investissement. La BCE pourrait donc financer la BPI, etc., pour financer la transition écologique et la réindustrialisation. Mais pour cela, il faudrait se battre juridiquement et tester. Depuis 2014, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et les pays scandinaves ont préparé un plan Mark, afin de recréer une zone monétaire en dehors de l’euro, composée uniquement des pays les plus durs sur le plan économique. Dans ce cas, la France devrait choisir de s’aligner, ce qui nous a coûté l’explosion du système monétaire européen en 1993 en raison de notre alignement sur des taux d’intérêt extrêmement élevés, ou bien prendre la dette des pays du Sud. Dans cette configuration, avec notre balance commerciale, quelle stratégie envisageriez-vous ?
Arnaud Montebourg : Lorsque j’étais à Bercy, j’avais demandé à Xavier Ragot, qui était mon Chief Economist, et qui est maintenant patron de l’OFCE, de chiffrer une sortie non concertée de l’euro. On avait calculé que ça représentait 12% du PIB en moins. Le sujet n’est donc pas celui-là, c’est un peu la position de Stiglitz entre l’Euro Nord et l’Euro Sud. Il s’était positionné sur l’idée selon laquelle l’euro est une monnaie ratée, parce qu’elle désavantage tout le monde, et pose donc d’énormes problèmes. D’ailleurs, après ma sortie du gouvernement, je suis allé à Princeton, invité en tant que Senior Fellow. Là-bas, ils ont une chaire sur l’euro, dirigée par l’ancien patron de la Banque centrale indienne. Selon lui, avec l’euro, les Européens ont commis une erreur qui est malheureusement irréversible. Et quand on l’a fait, on l’a fait dans des conditions qui sont antidémocratiques. Mitterrand et Kohl ont passé outre le Parlement et le gouvernement. Que se passera-t-il le jour où l’Allemagne voudra se débarrasser de l’euro ? Ce jour n’est pas très loin, si l’AfD arrive au pouvoir. Il y aurait alors la reconstitution d’une zone Mark. Mais l’autre question, c’est : y aurait-il une zone franc ? Ce serait un Euro Nord et un Euro Sud en réalité, ce qui permettrait des ajustements, et l’industrie repartirait.
Pour conclure ce colloque, je dirais que la situation est difficile, mais elle n’est pas désespérée. La France a toujours réussi, par son génie, à trouver en soi les ressources pour rebondir. Nous allons arriver à l’heure de vérité dans l’Union européenne, face à la pression qui lui est mise. Soit elle est incapable d’y répondre, soit elle y arrive. Il y a beaucoup de ressources, beaucoup de créativité, et il y a des gens qui aiment la France passionnément. Donc, il faut alimenter le fluide des idées, des projets, et il faut s’engager. Ma transmission, c’est la lucidité : il y a de l’espoir.
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