Débat final, lors du colloque "Comment les institutions de la Ve République peuvent-elles évoluer ?" du mardi 15 octobre 2024.
Jean-Pierre Chevènement
Merci à vous tous pour ces exposés brillantissimes, auxquels je n’ai évidemment aucune critique à apporter. Je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit. C’était remarquable, très enrichissant.
Je voudrai simplement ajouter une notation relative aux institutions. Est-ce que nous sommes encore sous la Ve République ? La Ve République existe-t-elle encore ? C’est une question qui peut paraître annexe mais elle découle de tout ce que vous avez dit. Michel Barnier dirige un gouvernement qui est à la merci de majorités improbables. Sa tâche est difficile. Je ne veux pas y rajouter. Simplement, la crise française me paraît comporter une dimension institutionnelle. C’est la crise d’un système politique qui est aujourd’hui en bout de course. Chacun le sent, le ressent. La Ve République a été bâtie sur une certaine conception de l’intérêt général. Je vous renvoie aux discours de Bayeux et d’Épinal. Et c’est cela qu’il faut retrouver : un langage de l’intérêt général. La Ve République sans la dimension présidentielle, ça n’existe pas. Or nous avons un Président qui ne peut pas se représenter. Il approche du terme de son deuxième mandat. Par conséquent, si le gouvernement de Michel Barnier ne peut pas tenir l’espace de temps qui nous sépare de la fin du mandat d’Emmanuel Macron, qui va désigner son successeur ? Une élection législative anticipée ? Ce n’est pas conforme à l’esprit des institutions. L’esprit des institutions, c’est évidemment l’élection présidentielle, depuis 1962. Je ne veux rien ajouter à ce que je viens de dire, sinon souligner que la question qui se pose aujourd’hui est celle de l’État. C’est la question de l’État qui va devoir être tranchée. Comment ? Par référendum ? Je le souhaiterais. Mais qui fera le référendum ? Qui l’écrira ? Tout cela a été remarquablement dit, par vous tous. Merci de ce moment d’intelligence.
Anne-Marie Le Pourhiet
Je suis évidemment entièrement d’accord avec tout ce qui vient d’être dit et j’apporterai juste deux précisions concernant à la fois le système partisan et les institutions.
Sur le système partisan, Jean-Éric Schoettl a dit qu’il faudrait revenir à un système bipolaire parce que la tripartition actuelle serait ingérable. Je ne pense pas qu’un système tripartite (un centre, une gauche et une droite) soit un mal en soi. Cette situation est fréquente mais il faut cependant que chaque élément soit clair, que l’on comprenne qui pense quoi et qui veut quoi. Pendant très longtemps, jusqu’à sa réunification la République fédérale d’Allemagne a fonctionné sur le mode dit « deux partis et demi » avec deux grands partis de droite et de gauche auquel s’ajoutait un parti centriste charnière moins important qui s’alliait, tantôt à la gauche, tantôt à la droite pour gouverner dans une coalition bipartisane. Le FDP faisait ainsi figure de parti opportuniste mais cela convient au centre qui a toujours une certaine appétence pour le « ni-ni » ou le « en même temps ». Cela fonctionnait correctement. Le problème français actuel n’est pas celui de la tripartition, il est celui de la cohérence politique de ces trois groupes. On ne comprend plus ce qui se passe ni les options de chaque parti ou alliance de partis. L’on a, par exemple, dans ce gouvernement, des formations qui ont fait un « cordon sanitaire » électoral contre l’extrême-droite ou ont, en tous cas, pour LR, vitupéré contre Éric Ciotti qui proposait une alliance avec le RN. Mais ce gouvernement comporte cependant un ministre de l’Intérieur dont la politique migratoire et le discours sont un copié-collé à la virgule près du programme de Marine Le Pen de 2022. Pourquoi prétendre faire un cordon sanitaire contre le RN alors que sa mesure phare dite « priorité nationale » est à l’ordre du jour gouvernemental et était déjà écrite noir sur blanc dans la loi immigration votée en 2023 grâce à une CMP… doublement cornaquée par Emmanuel Macron et Élisabeth Borne, lesquels avaient cependant saisi le Conseil constitutionnel pour faire invalider la loi qu’ils avaient fait adopter ?
Il y a un tel obscurcissement des critères et une telle confusion mentale que les partis sont figés et crispés et n’osent pas remettre à plat leur philosophie politique pour opérer les ajustements et, le cas échéant, les ruptures nécessaires. L’ensemble est cacophonique. La gauche du SPD allemand avait su opérer une scission pour créer Die Linke. L’aile droite, à l’inverse, du Parti travailliste britannique avait fait sécession pour s’allier avec les libéraux et former le parti centriste libéral-démocrate (Libdems). Chez nous, les partis n’osent pas s’ajuster comme il faut, se cramponnent à des critères obsolètes. Tout est par conséquent brouillé et illisible. On ne sait plus qui est quoi et qui veut quoi.
Comment voulez-vous, dans ces conditions, « représenter » quoi que ce soit puisque l’électeur ne sait plus, quand il vote pour une liste ou un candidat, pour quelle philosophie et quels choix politiques exacts il se prononce ? La démocratie, c’est l’auto-détermination politique mais on ne peut pas se déterminer dans le brouillard. Il y a donc, je pense, un problème de clarification, de mise en cohérence politique à opérer et ce n’est malheureusement pas la dissolution qui a apporté la prétendue clarification en question. Nos partis et notre personnel politiques ont vraiment à balayer devant leur porte pour essayer de retrouver un positionnement cohérent et une ligne philosophique claire.
Il me semble quand même que ce qu’ils veulent surtout, ce sont en réalité les places, les sièges, les portefeuilles, les attributs du pouvoir. Nous ne pouvons pas fermer les yeux ici sur notre sociologie politique et un personnel politique très opportuniste, extrêmement « léger » et dépourvu de profondeur. Des ministres capables de claquer la porte du gouvernement et de renoncer à leur portefeuille pour des raisons politiques de fond nous n’en avons plus. Aujourd’hui, peu importe le fond, pourvu qu’on ait le maroquin !
Sur le plan institutionnel, je crois quand même que l’on ne peut plus continuer à ignorer le fait que l’élection du Président de la République au suffrage direct a été interprétée et pratiquée de façon dévoyée dont nous payons les effets. Il faut le dire clairement, le régime de la Ve République a fonctionné en marge des institutions contra legem. Le général de Gaulle a conçu un couple de fait Président-Peuple, qui s’est ajouté au couple constitutionnel Gouvernement-Parlement et qui l’a absorbé. Mais cette extension des pouvoirs du Président, effectivement inconstitutionnelle (Mitterrand avait raison sur ce point), était compensée sous de Gaulle par la responsabilité du Président devant le peuple. C’est-à-dire que tout reposait dans la conception gaullienne sur la confiance et l’adhésion populaire dans la personne et la politique présidentielle dans un régime effectivement plébiscitaire. Souvenons-nous de la phrase du général de Gaulle : « Bien entendu, si je suis désavoué par une majorité d’entre vous, je cesserai immédiatement d’exercer mes fonctions de chef de l’État. »
Il y a un problème que beaucoup de constitutionnalistes soulèvent depuis longtemps qui est un problème de responsabilité politique d’un président qui exerce tous les pouvoirs et qui s’accroche cependant comme une bernique sur son rocher quand il est clairement sanctionné par le suffrage universel. Là il y a quelque chose qui ne va pas. Un président, avec un « programme » rejeté par les urnes, continue d’aller à Bruxelles, de proposer des commissaires européens, de tenir des discours dans les sommets européens, alors même que son parti et lui ont été laminés aux dernières élections européennes et législatives.
On ne peut pas donc nier qu’il y ait un problème institutionnel. Celui-ci vient du fait que nous avons conçu l’élection du Président au suffrage universel direct non pas comme les Portugais, les Autrichiens, les Irlandais et autres pour désigner un arbitre, un « sage » qui a sa carrière politique derrière lui. Nous élisons un candidat sur un programme politique, un programme législatif, qu’il ne pourra mettre en œuvre que s’il est suivi par une majorité de députés acquise à son parti. On arrive évidemment, lorsque cette majorité de députés n’existe plus, à des situations abracadabrantesques de confusion totale, et de déni de la responsabilité politique qui est le cœur de la démocratie. Il y a incontestablement un problème institutionnel qui vient de la conception que nous avons de l’élection présidentielle.
Tant que les leaders politiques des partis politiques viseront l’Élysée et non pas Matignon, la confusion demeurera. Dans les autres régimes parlementaires qui nous entourent, les grands leaders politiques veulent être chefs de gouvernement et non pas chefs d’État. Cela c’est la place du roi, de la reine ou d’un arbitre républicain comme le président allemand ou italien. Tant que nous élirons des présidents qui veulent gouverner au lieu de régner avec, de surcroît, une sociologie politique médiocre et un paysage partisan plus éclaté qu’auparavant, je crains que nous nous enfoncions dans l’impuissance politique.
Mais changer le comportement opportuniste et clientéliste des partis et des acteurs politiques ne se décide pas par décret. Corriger l’idée que l’on se fait de l’élection présidentielle et de ce qu’elle veut dire, c’est-à-dire désigner un président pour présider et non pour gouverner, ne se décide pas non plus en cotant une loi. Il y aura de plus en plus de divorces entre l’élection présidentielle et les élections législatives. Nous fonctionnons hors normes sur un système hérité d’un géant hors normes qu’était le général de Gaulle. Mais cela ne marche plus avec des nains qui se décrètent désormais irresponsables et entendent conserver leur « domaine réservé » alors même qu’ils ont été battus dans les urnes.
Je me rappelle que mon collègue Bernard Chantebout avait écrit un article terrible en 1986 dans lequel il constatait que François Mitterrand et ses fameuses 101 propositions, c’est-à-dire « son » programme législatif de 1981, avait été clairement sanctionnés en 1986 par les deux tiers des Français, mais que cependant, cet homme battu dans les urnes prétendait conserver le pouvoir de détruire une partie de la planète en appuyant sur un bouton. Il mettait ainsi en relief le hiatus incroyable entre la sanction démocratique et le maintien revendiqué de pouvoirs exorbitants. Et l’on voit bien à travers ce parallèle vertigineux que quelque chose ne colle plus lorsqu’une Ve République tout entière conçue sur la confiance populaire dévie vers l’irresponsabilité politique.
Jean-Yves Autexier
Merci de cette intervention particulièrement claire.
Dans la salle
N’y a-t-il pas une énorme contradiction entre la volonté du peuple et le démantèlement de la démocratie du fait d’une construction européenne qui empêche de facto l’expression de la souveraineté populaire et, par conséquent, détruit les fondements de la légitimité populaire ?
Jean-Éric Schoettl
On en a beaucoup parlé ici. La refonte des traités est indispensable pour passer d’une logique des institutions (avec, aujourd’hui, des souverainetés nationales et des sensibilités nationales bridées) à une logique des coopérations. Il ne s’agit pas de mettre en cause l’Europe mais son mode de construction, son ADN actuel qui est purement institutionnel. Il faudrait construire une Europe fondée sur des coopérations, nécessairement à géométrie variable, tirant sa force, non pas comme aujourd’hui de l’effacement des États membres mais tout au contraire de consciences nationales retrouvées et convergentes. Cela voudrait dire que rien ne serait jamais obligatoire et que tout se fonderait sur des accords à géométrie variable. Ce serait en définitive le retour de l’Europe des nations !
Dans la salle
Il ne peut y avoir de démocratie que si le peuple est instruit, informé et cultivé politiquement, ce dont nous sommes, il me semble, très loin. N’y a-t-il pas selon vous un problème quant à la presse et aux médias ? À l’occasion du dernier cycle électoral, le débat d’idées a été extrêmement pauvre. On s’est posé la question : « Qui ? », mais pas « Pour quoi ? ».
Dans l’esprit de Jean-Éric Schoettl, qui nous explique que les institutions ne peuvent pas tout, je pense que les médias, comme l’école en amont, devraient jouer un rôle plus important. Aujourd’hui, n’importe qui, à la télévision ou ailleurs, peut sortir une contre-vérité, sans être réellement contredit, ce qui complique les diagnostics à opérer. Il faudrait, je crois, qu’il y ait des règles déontologiques et, au-delà, des règles de fonctionnement qui fassent qu’on ne puisse plus dire n’importe quoi sans aucune contradiction.
Jean-Yves Autexier
Merci à vous. La réponse est dans l’éducation : former à « la souveraine liberté de l’esprit », comme disait Jaurès. Monsieur, je vous renvoie aux publications toutes récentes de la Fondation Res Publica sur la nature de l’Union européenne et sur ce qu’on peut en faire. Vous trouverez des travaux déjà consacrés à cela. Nos rangs se clairsèment compte tenu de l’avancée du temps. Merci à tous pour votre participation et à bientôt !
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Le cahier imprimé du colloque « Comment les institutions de la Ve République peuvent-elles évoluer ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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