France, une diplomatie déboussolée (annexe)

Note de lecture de l'ouvrage de Jean de Gliniasty France, une diplomatie déboussolée (L'inventaire, 2024), par Marie-Françoise Bechtel, présidente de la Fondation Res Publica.

En complément du présent colloque nous publions ci-après la note de lecture de Marie-Françoise Bechtel sur le dernier ouvrage de Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur de France à Moscou (2009-2013), directeur de recherche à l’Iris, qui n’avait pu être présent à la date du colloque.

Jean de Gliniasty, France, une diplomatie déboussolée, Paris, L’inventaire, 2024.

L’ouvrage que l’ambassadeur Jean de Gliniasty vient de publier est une pépite parmi tant d’analyses que l’on osera dire concurrentes de la place de notre pays dans le monde, son évolution et les défis qu’il affronte. Nombre de diplomates se sont ces derniers temps livrés à l’exercice avec plus ou moins de bonheur : on songe aux changements successifs de posture d’un de nos anciens ambassadeurs Outre-Atlantique passé du néo-néo-conservatisme le plus affirmé à la redécouverte du gaullisme, suivi tout récemment du choix d’un va-t-en-guerrisme européen. C’est peut-être l’indice que le Quai d’Orsay, vieille et honorable maison s’il en est, s’est trouvé aux avant-postes de la liquidation de l’héritage gaullo-mitterrandien avec ses soubresauts et ses positions contradictoires dans lesquelles la singularité de la France s’est perdue. Mais il est certain aussi que l’affaissement de notre héritage ne se serait pas produit si comme le dit Jean de Gliniasty « en un demi-siècle de mondialisation le pays (n’avait) changé de visage ».

C’est d’abord de ce changement que nous entretient l’auteur. Il le fait sur la base de positions solides avec cet esprit de clarté qui est le support d’une ambition raisonnée, celle de donner de la lisibilité aux défis d’aujourd’hui et aux ouvertures pour demain. C’est que, diplomate de grande expérience, ancien ambassadeur à Dakar, Brasilia et Moscou, Jean. de Gliniasty couvre par son expérience le champ large de ce que l’on nomme le « Sud global » sans préjudice d’une connaissance fine de l’état d’esprit des puissances et notamment de la Russie.

Donner de la lisibilité, c’est d’abord résumer clairement les « trois âges de la diplomatie française sous la Ve République » des fondamentaux de la politique du Général de Gaulle à l’effondrement de l’URSS, suivi de l’avènement du monde unipolaire autour de l’hyperpuissance américaine qui signe la fin de l’ère du « gaullo-mitterrandisme », enfin l’avènement d’un monde multipolaire » auquel « la France peine à s’ajuster ».

C’est ensuite passer au crible les grands domaines de la politique étrangère française :

Si la guerre en Ukraine signe un échec de la diplomatie française, ce n’est pas seulement en raison de l’abandon de la « politique russe », qui était un marqueur essentiel de la position d’indépendance de la France. C’est que, au-delà, l’impuissance franco-allemande à faire appliquer les accords de Minsk a débouché sur une sorte de déni rétrospectif accréditant l’idée que ces accords n’étaient destinés qu’à donner un répit à l’Ukraine : sorte d’excuse offerte à une Russie à laquelle on a prétendu continuer à parler avant d’aborder une posture belliciste. Faible tactique et faible défense des intérêts à long terme du continent européen tout entier…

La « deuxième décolonisation de l’Afrique francophone » est ensuite passée au scalpel. Paris, dit Jean de Gliniasty « n’a pas su s’adapter à la multipolarisation de l’Afrique ». Ainsi de la multiplication des sommets avec la Chine, le Japon, la Russie, la Turquie « où se brassaient sans complexe, à une échelle désormais inconnue en France, les grandes affaires économiques et où se nouaient les contacts personnels ». Ainsi encore de notre aide publique au développement dont quasiment la moitié passe désormais par d’anonymes canaux multilatéraux tels la Banque mondiale et nombre de Fonds spécifiques, la rendant ainsi impuissante à contrebalancer l’image de la « Françafrique (…) amplifiée par nos concurrents ». Le soutien à des régimes moribonds ou à des dictatures, des erreurs diplomatiques dans la gestion de la crise au Mali ont fait le reste, avec la conclusion que pour les pays africains « désormais courtisés par tous, Paris n’occupait plus une place privilégiée ».

La France et le monde arabo-musulman

Il existait à l’époque gaulliste et au-delà, nous dit l’auteur, une clé unique pour instaurer de bonnes relations avec le monde arabe et cette clé « n’était autre que la question palestinienne ». Jusqu’au refus de Jacques Chirac de suivre les États-Unis dans l’aventure irakienne, la France, écrit Jean de Gliniasty, avait gardé « un crédit international plus durable que la fermeté de notre position une fois l’irréparable accompli ». C’est ainsi que d’« interlocuteur de premier rang pour les pays de la Ligue arabe » et bénéficiaire de nombreux flux commerciaux dans une région où elle était historiquement peu présente, comme le Golfe, la France est passée à rôle mineur reflétant l’absence de ligne claire distincte de celle de ses partenaires occidentaux. En outre, ses erreurs d’analyses sur les « printemps arabes », son incapacité à jouer un rôle stabilisateur dans ses anciens mandats (Syrie, Liban), une situation « sans précédent au Maghreb » où « les ambiguïtés de la politique française nous rendent vulnérables » nous brouillant simultanément avec les deux grands États de la région, et pour finir notre voix inaudible, faute de volonté,  dans le déchaînement de violence qui a suivi les attentats du Hamas signent plus encore un affaissement qu’un simple déclin.

Ce qui ressort de ces analyses est ainsi la singularité perdue de la France : peut-il exister un espoir et surtout une voie pour la reconstituer ?

Jean de Gliniasty pose d’abord la question à travers deux analyses, la première consacrée à l’Europe puissance comme substitut à notre influence, voie qu’il considère comme « un projet de moins en moins réaliste » : le renouveau de la cohésion atlantique engendré par la guerre d’Ukraine « s’opère au détriment du projet d’autonomie stratégique de l’Europe ». Si la présidence française du Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2022 a plutôt été saluée comme un succès, la force de proposition qui devait en être la suite est aujourd’hui altérée par la menace d’une réforme faisant passer au vote à la majorité qualifiée en matière de politique étrangère ainsi qu’à la fragilisation de notre siège de membre permanent du conseil de sécurité de l’Onu [1]. La France se trouve donc dans « une impasse » entre une Europe « impuissante et otanisée » avec vingt-sept États, peut-être demain trente-six, votant sur des sujets touchant à sa souveraineté et « une Europe puissance » supposant une coopération intergouvernementale plus étroite mais dont l’Allemagne ne veut pas.

Second point, Comment traiter le « Sud global » ?

Éviter dit Jean de Gliniasty, rejoignant sur ce point les analyses de Pascal Boniface[2], d’être assimilé au « Nord global ». Que faudrait-il faire pour cela aujourd’hui, à l’heure où les BRICS trouvent plus expédient « de parler au patron politique américain ou au maître des intérêts économiques européens à Bruxelles » et où « la spécificité résiduelle de la France n’intéresse plus grand monde » ? La réponse se veut pragmatique.

D’abord protéger nos intérêts dans l’Indo-pacifique en cas de conflit entre les États-Unis et la Chine. Si nous avions du mal à ne pas être entraînés « dans une crise qui ne serait pas la nôtre » comme l’avait souligné le président de la République, la France, que ce soit au G7, à l’OTAN ou dans l’Union européenne, pourrait avec l’appui de l’Allemagne essayer « d’atténuer les prises de position trop hostiles à Pékin ». L’auteur croit-il à cette politique de sagesse renouant avec le refus de s’aligner sur un bloc ? Il semble surtout inquiet de notre vulnérabilité dans une zone où notre présence militaire ainsi que la possession d’une zone économique exclusive d’une étendue considérable ne font pas pour autant de nous un partenaire vraiment stratégique (comme l’affaire de l’annulation de la vente de sous-marins à l’Australie en 2021 l’a montré).

Ensuite revoir nos relations avec l’Amérique latine, « angle mort de la politique étrangère française ».

Si la France a considérablement perdu de son rayonnement dans un continent avec lequel elle entretenait des liens politiques et culturels étroits, du moins devrait-elle ne pas se tromper d’analyse. Tout en appelant de ses vœux une succession raisonnable au Brésil, onzième puissance économique mondiale, où nous sommes le troisième investisseur étranger, elle n’a pas su cultiver le lien qui jusqu’à Jacques Chirac l’unissait au Président Lula revenu au pouvoir. Plus largement le désintérêt de la France pour l’Amérique latine est aujourd’hui patent alors que notre diplomatie devrait « prendre en compte la dimension multipolaire de cette partie du monde qui s’affirme ».

La perte d’efficacité de notre rayonnement culturel :

Cela fait maintenant une trentaine d’années que la « diplomatie d’influence » l’a remplacé « pour le meilleur et pour le pire ». Or la France dispose encore à l’étranger d’un « superbe instrument » avec deux cent cinquante Instituts ou centres culturels, près de huit cent cinquante Alliances françaises, de nombreux établissements d’enseignement et de recherche et nombre de programmes destinés à favoriser l’art, la culture ou la coopération universitaire malgré les progrès relatifs importants de pays comme l’Allemagne ou la Russie et bien entendu l’expansion continue de la culture anglo-saxonne. Une modernisation pourrait être entreprise qui, à côté d’un réseau qui reste performant mais cible surtout des classes aisées, permettrait de mettre en place, à côté de RFI et de FR24, à travers des organismes privés subventionnés, une réponse à la guerre de l’information à laquelle se livre auprès des populations dans leur ensemble des pays comme la Russie. Plus généralement il reste à organiser des canaux qui parlent à tous via les sites et les réseaux sociaux.

Retrouver une voix singulière ?

La France a longtemps été une voix qui parlait autrement. C’était la racine de l’amitié historique ou parfois de l’intérêt bien compris que lui ont porté tant d’États d’Amérique latine, d’Asie ou d’Afrique. La France n’a jamais gagné à être un élément d’un bloc. À lire Jean de Gliniasty nous comprenons a contrario le risque qu’il y a à céder sur ce point. Si notre puissance extérieure n’est plus ce qu’elle était, notre spécificité historique, celle d’un langage différent, pourrait subsister ou plutôt renaître, dès lors que la volonté serait là. Ainsi la « guerre des valeurs », fait marquant s’il en est de notre époque, comme le montrent les funestes dérapages du conflit israélo-palestinien au regard du droit de la guerre, ouvre une fenêtre dans laquelle la France si elle le voulait pourrait s’engager.

C’est à ce défi que l’ouvrage de Jean de Glinisty offre un début de réponses solides, disons les prolégomènes d’une action future sur la base d’une analyse critique qui vient d’être évoquée. Sa conclusion, « Les leçons de Byzance », rend d’autant plus crédible l’effort raisonné et constructif auquel il se livre que ses analyses étaient, comme on l’a vu, sans concession.

Retrouver quand le moment sera venu le dialogue avec la Russie, marqueur traditionnel de la politique étrangère française. La résolution du conflit ukrainien dont nul ne maîtrise la clé pourrait le moment venu et l’équation militaire stabilisée, remettre en selle un rôle pour la France avec peut-être l’appui de l’Allemagne, chacune ayant à y gagner y compris sur le plan économique.

Tenter de relancer la Communauté politique européenne comme instance informelle et « inclusive », en prolongeant l’initiative du Président de la République à l’occasion de la présidence française de l’UE. Base de compromis et de transaction pour le règlement des crises qui minent le continent, cette instance pourrait être le fondement d’une nouvelle architecture de paix et de sécurité en Europe incluant à terme la Russie. Elle offre un contre-modèle à une Europe élargie et fédéralisée et il faut donc la rendre aussi crédible que possible.

Retrouver « une nouvelle virtuosité bilatérale ». Une politique d’investissements productifs et ciblés en Afrique à l’instar de l’installation de France Telecom sur insistance de Jacques Chirac qui fait aujourd’hui d’un Africain sur dix un client d’Orange. Réactiver la coopération éducative et culturelle dans ce continent, développer les bourses et concentrer l’effort sur des pays clé comme la RDC. Se faire « à nouveau craindre par nos ennemis et aider puissamment nos amis ».

Au Moyen-Orient, retrouver notre légitimité en œuvrant pour le processus de paix et en consolidant la stabilité des États tels qu’ils sont de l’Égypte à la Syrie en passant par l’Iran car cette stabilité est un facteur de développement y compris dans le domaine de l’État de droit.

Dans le Pacifique, entretenir les meilleures relations possibles avec l’ensemble des acteurs : si nous sommes trop petits pour peser nous pouvons du moins y récuser les blocs et lancer un dialogue avec la Chine.

Quant à l’Amérique « omniprésente et toute puissante avec laquelle « tant de liens » ont été tissés, si sa recherche de la suprématie mondiale « s’accommode mal des alliés qui n’hésitent pas à défendre des intérêts nationaux », notre alliance ne doit pas aller jusqu’à participer à la lutte contre l’émergence de la puissance chinoise. À cet égard le système atlantique étant « plus souple qu’il n’y paraît » une marge d’action y est possible, comme le montre aujourd’hui la Turquie.

Et nous devons « mériter notre siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU ». Aujourd’hui l’activité de notre diplomatie dans les grands dossiers transnationaux sur de nouveaux enjeux (changements climatiques, pacte financier mondial pour les pays en voie de développement) est un facteur d’influence positif que nous pourrions développer en d’autres domaines.  Sur l’espace, la cyber, l’IA, les données personnelles, nous pourrions « utilement influer sur la stabilisation du monde ».  Il faudrait pour cela « une plus grande formalisation de notre relation avec les BRICS », en dépit ou à cause des intérêts parfois divergents de ses membres. Ce serait un signal permettant une meilleure réception de nos initiatives aujourd’hui obérées par les reproches visant notre recours au « deux poids deux mesures » dans le traitement des guerres d’Ukraine et du Proche-Orient.

Nombreuses sont ainsi les zones du monde ainsi que les enjeux présents et futurs permettant à la France de se démarquer du bloc occidental auquel elle est « désormais assimilée sans nuances ». L’ensemble de l’ouvrage l’a montré, c’est la question essentielle. C’est assez dire à quel point cet ouvrage vient à point. Son auteur nous parle, avec pour guide l’intérêt national, des défis réels dans le monde réel, non des postures, voire des impostures.

[1] On notera qu’à la date de publication de l’ouvrage (janvier 2024) l’auteur ne pouvait présager du virage de notre diplomatie en faveur d’un soutien accéléré à l’Ukraine avec le principe d’un engagement possible de troupes françaises qui a semé l’étonnement jusque chez nos partenaires les plus décidés.

[2] Voir le colloque organisé par la Fondation Res Publica le 20 février 2024 : « Occident collectif et Sud global, qu’est-ce-à dire ? ».

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