Débat final lors du colloque "Quelle politique étrangère pour la France?" du jeudi 21 mars 2024.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Je crois qu’il y avait une grande convergence dans ce que nous avons entendu avec une forte focalisation autour de la guerre d’Ukraine et ses conséquences, mais à long terme, qui ont été très explorées.

Je donne la parole à notre Président fondateur.

Jean-Pierre Chevènement

Tout d’abord merci à nos trois intervenants et aussi à Marie-Françoise Bechtel d’avoir organisé ce débat sur un sujet ô combien difficile sur lequel il n’est pas aisé de s’exprimer aujourd’hui tant l’argumentation a cédé la place bien souvent à l’invective ou à l’injure, rendant le débat difficile. Or nous avons besoin d’un débat précis, sérieux, où les mots ont un sens. Et tous trois, de manière également brillante bien que chacun dans son style, vous avez posé les bonnes questions. Thierry de Montbrial a posé la question de savoir si on pouvait traiter un problème aussi complexe que celui de la guerre d’Ukraine à travers l’idée qu’il y aura un vainqueur et un vaincu. Qu’entend-on par-là précisément ? Comment le définit-on ? Et si on ne le définit pas on ouvre la porte à la surenchère, à l’escalade. C’est ce qu’il faut avant tout éviter pour arriver à ce qui est l’intérêt de la France auquel s’est référé à juste titre Renaud Girard. L’intérêt de la France, c’est le retour à la paix, la paix qui n’est pas un gros mot si la paix satisfait les aspirations des peuples et si elle va effectivement à la rencontre de ce qui est l’intérêt de l’Ukraine, de la Russie, des autres peuples européens, c’est-à-dire la fin de ce carnage abominable.

Il n’a pas été question dans nos débats, et je le regret’e, du problème de Gaza. Il eût fallu prendre les choses de manière plus englobante. Cette affaire a fait ressurgir ce qu’on appelait le problème palestinien il y a vingt ou trente ans ou même davantage. Et naturellement la solution à deux États ferait l’accord de tous à condition qu’on n’oublie pas la sécurité d’Israël, l’autre point difficile. Je fais cette « embardée », si vous me le permettez, parce que je ne voudrais pas qu’il pût être dit que nous avons oublié qu’il y avait également la guerre en Israël et dans la bande de Gaza.

Je reviens à l’affaire de la guerre d’Ukraine. Il y a une chose que je n’ai pas très bien comprise, je le dis à Pierre Lellouche dont j’apprécie la pensée. Comment pourrait-on renucléariser l’Ukraine sans que les États-Unis y soient pour quelque chose ? Si quelqu’un renucléarise l’Ukraine ce sera l’OTAN donc les États-Unis.

Pierre Lellouche

Il y a énormément de capacité techniques et industrielles en Ukraine. Il y avait une très forte industrie d’armement avant la séparation et les Ukrainiens ont une très forte expérience en matière nucléaire, comme en témoigne la centrale de Zaporijjia. Ils sont parfaitement capables de relancer un programme nucléaire rapidement.

Jean-Pierre Chevènement

Ils ne pourraient le faire qu’en violation du traité de non-prolifération nucléaire et en violation des accords qu’ils avaient signés en 1994.

Pierre Lellouche

Oui mais ces accords ont déjà été violés par les Russes.

Jean-Pierre Chevènement

Tout le monde voit bien que s’ils cherchaient à le faire ils le feraient avec l’assentiment des États-Unis qui ont déclaré ne pas vouloir le permettre.

Pierre Lellouche

On commence à parler d’armes nucléaires en Pologne. Et un séminaire va se tenir la semaine prochaine sur les armes nucléaires en Allemagne.

Jean-Pierre Chevènement

Peut-être mon information n’est-elle pas suffisante mais je pense qu’avant de s’aventurer sur le terrain difficile de la dissuasion nucléaire on y regardera à deux fois. Et ce serait un argument pour hâter une négociation qui sera forcément entre les deux belligérants, c’est-à-dire l’Ukraine et la Russie, à quoi nous devons essayer de contribuer avec les arguments de bon sens et en utilisant les mots qui soient utiles à cette solution qui est de l’intérêt commun. L’intérêt de la France, l’intérêt de notre Europe, a dit le Président, c’est l’intérêt de tous les pays du monde qui ne souhaitent certainement pas voir s’engager une troisième guerre mondiale.

Alors maintenant il faudra payer. Les sommes en jeu sont tout à fait considérables. Ce sont des centaines de milliards d’euros. Cette question n’est pas abordée mais cela rend le problème insoluble, sauf si on admet que, comme pour la lutte contre le Covid, les grands États européens se mettent d’accord pour défendre une formule de financement mutualisé qui permette la reconstruction de l’Ukraine. Ce ne sera pas une mince affaire !

J’aurais eu beaucoup d’autres questions à poser mais il se fait tard et la seule chose intelligente, me semble-t-il, que je puisse dire c’est : « pesons nos mots, utilisons les expressions adéquates pour traiter de problèmes aussi difficiles que ceux de la dissuasion nucléaire. Refusons la fuite en avant ! »

François Gouyette

Je reviendrai sur ce que Renaud Girard a dit concernant la période qui a suivi les interventions en Irak et en Libye. Il a posé la vraie question : la situation était-elle meilleure avant ou après ? Cela renvoie à la fameuse formule du président Bush à l’époque de l’intervention en Irak : « Qui peut dénier que la situation n’est pas aujourd’hui meilleure qu’elle n’était avant ? ». On a bien vu la suite.

M’appuyant sur mon expérience en Libye – où j’avais accueilli Pierre Lellouche en septembre 2010 à Tripoli – je souhaiterais simplement dire que l’intervention de 2011 n’a pas eu seulement des conséquences pour les populations libyennes, comme d’ailleurs celle de 2003 pour les populations irakiennes, elle a eu également des conséquences dans deux domaines essentiels pour nos intérêts et notre sécurité : le problème des flux migratoires et le terrorisme.

Je voudrais rappeler à cet égard qu’en 2007, dans le contexte de l’affaire des infirmières bulgares, le colonel Kadhafi avait conclu avec la commissaire européenne Mme Ferrero-Waldner un accord qui imposait à la Libye de procéder à un contrôle plus strict des flux migratoires, avec d’ailleurs une assistance technique des Italiens qui avaient livré des vedettes pour les garde-côtes libyens. Mais la réalité c’est que, à cette époque-là et jusqu’à février 2011, la politique de coopération en la matière avait abouti à tarir le flux des migrants illégaux venus d’Afrique subsaharienne vers Lampedusa et Malte. Ensuite on a vu ce qui s’est passé, des dizaines de milliers ont déferlé à partir des côtes libyennes.

Concernant le terrorisme, rappelons également qu’à l’époque, jusqu’en 2011, Kadhafi qui avait été longtemps un élément perturbateur, déstabilisateur de l’Afrique et de la région d’Afrique du nord, avait fini, sanctions aidant, par venir à résipiscence et avait décidé de coopérer avec les services de renseignement des pays occidentaux, d’abord les États-Unis et la Grande-Bretagne, un peu moins la France. Dans ce domaine également les résultats étaient probants : jusqu’en 2011 une coopération étroite pour la lutte contre le djihadisme et l’intégrisme islamiste de la part des services libyens nous avait permis d’obtenir des résultats en matière de lutte anti-terroriste. Ensuite il s’est passé ce qui s’est passé, c’est-à-dire qu’on a créé un abcès de fixation, un foyer de terrorisme qui s’est ensuite diffusé vers l’Ouest et vers le Sud vers la Tunisie mais aussi et surtout vers le Sahel avec les conséquences qui ont été évoquées.

Renaud Girard

L’ambassadeur Gouyette a tout à fait raison. Ceci rejoint ma troisième condition concernant les interventions militaires. Blair avait tout réussi mais il n’était pas Churchill donc il voulait sa guerre. Il avait d’ailleurs pris la décision de faire la guerre – il l’avait promis à Bush – sans même en parler à son cabinet.

Mais un Premier ministre ou un Président de la République française est là pour servir les intérêts de son pays et, effectivement, Kadhafi avait peut-être tous les défauts du monde mais il collaborait avec nous sur deux politiques très importantes et même une troisième puisque c’est lui qui a dénoncé le trafic de matériel nucléaire par le Pakistan d’Abdul Qadeer Khan, contribuant à la prolifération nucléaire. 

Jean Michel Lacombe

Je remercie de toutes ces interventions. Ça nous change de LCI !

J’ai dirigé pendant quatre ans la mission de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) en Géorgie. Nous avions obtenu un résultat concernant le problème de l’Ossétie du Sud qui est resté secret à la demande des Russes. Ils avaient fait une concession parce qu’ils avaient besoin de la mission de l’OSCE en Géorgie pour écraser la rébellion tchétchène.

Je reviens sur un point : il faut mettre en avant nos valeurs même si on a quelques réserves. Ça nous donne un magistère moral et c’était indispensable dans toutes les révolutions de couleur. J’avais un bureau des droits de l’homme dans la mission de l’OSCE qui, grâce à la défense de ces valeurs auxquelles les Géorgiens voulaient adhérer, avait un droit d’intervention, de mise en conformité des règles de l’administration géorgienne. Donc les valeurs, qu’on y croie ou qu’on n’y croie pas, c’est très utile.

Dans la salle

Vos propos sur la politique intérieure qui doit supposer une bonne politique étrangère me rappellent les questionnements maurrassiens autour de l’ouvrage Kiel et Tanger [1] (qui a beaucoup inspiré le général de Gaulle dans la fondation de la Cinquième République). Maurras y critiquait la démocratie dans sa manière d’envisager le monde avec ce qu’il appelait « une petite guerre civile entre la France du Ja et la France du Yes ». Cela implique éventuellement une réforme institutionnelle vers le septennat en accord avec la Cinquième République originelle formée dans les idées maurrassiennes du général de Gaulle.

Deuxième question : comment expliquer le revirement d’Emmanuel Macron entre l’interview à The Economist où il parlait de « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN et ses déclarations actuelles où il n’exclut pas d’envoyer des troupes ?

Albert Salon

Je suis ancien ambassadeur mais surtout ancien conseiller culturel et chef d’une mission de coopération.

Je suis un peu étonné de n’avoir pas trouvé dans cet excellent colloque que j’ai beaucoup aimé la notion de politique étrangère culturelle, scientifique et de coopération qui était – et est encore – un immense domaine de notre politique étrangère, au point que la DGRCST (Direction générale des relations culturelles, scientifiques et techniques) était la plus grosse des directions du Quai d’Orsay. Le ministère de la Coopération avait une telle puissance qu’il était à peu près égal au Quai d’Orsay pendant de longues années. J’ai été l’un de ses serviteurs à l’époque.

Vous n’en avez pas du tout parlé alors que c’est une des chances de la France d’avoir encore à l’avenir une telle politique ! C’était la deuxième politique culturelle dans le monde juste après les États-Unis, bien au-delà des Anglais et des Allemands… sans parler des autres.

Pourquoi ne feriez-vous pas un prochain colloque sur cet aspect particulièrement important de la politique étrangère culturelle, scientifique et de coopération ?

Thierry de Montbrial

Un mot, ou plutôt un exemple parce que le sujet est vaste. Il se trouve que, pour des raisons accidentelles, je me suis intéressé de très près à la Roumanie immédiatement après la chute de Ceausescu. Je me rends très fréquemment dans ce pays. Quand j’y suis arrivé la première fois toutes les élites parlaient français. Aujourd’hui les jeunes ne parlent plus français. J’y vois une illustration des dégâts que produit l’absence d’une politique suffisamment cohérente. En effet, c’est un domaine qui ne coûte pas très cher. Je crains qu’il n’y ait beaucoup d’autres exemples aujourd’hui dans ce domaine.

Renaud Girard

Cela provient d’une erreur stratégique de la France qui est absolument fascinante.

Comme vous le savez, après la conférence de Messine (1955), quand le Marché commun se met en place, les Anglais n’en veulent pas et, dans l’esprit de tout le monde il est évident que le siège du Marché commun sera à Paris où il y avait déjà l’UEO, l’OTAN, etc.

Or, à cette époque, Pierre Pfimlin, élu strasbourgeois, menait avec persévérance la bataille en faveur de « Strasbourg capitale européenne ». En attendant que les Français se mettent d’accord il fut décidé d’installer provisoirement le siège du Marché commun à Bruxelles. Il y est toujours. Évidemment le général de Gaulle n’aurait jamais fait une telle erreur mais en 1957 il n’était pas aux affaires.

Jean-François Deniau, alors tout jeune preneur de notes, avait participé à la conférence de Rome de 1957. « N’avez-vous pas pensé que c’était la dernière chance que vous aviez de sauver la langue française comme langue internationale ? », lui ai-je demandé. « Si, on y a pensé », me dit-il. À l’époque les Allemands étaient tout à fait prêts à ce que la langue de travail en Europe soit le français. Ils se souvenaient que Bismarck, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, aurait envoyé ses dépêches en français à Berlin. Ce sont les Belges qui ont refusé pour des raisons de politique intérieure. Si le français avait été adopté, nous aurions pu dire à tous les gens qui voulaient nous rejoindre : « Messieurs les Slovaques, Messieurs les Polonais, vous êtes les bienvenus mais vous devez apprendre le français » !

Pierre Lellouche

Les langues de travail dans l’Union européenne sont le français et l’anglais à égalité. À un moment de ma vie j’allais très souvent au Parlement européen, je peux témoigner que les tableaux où sont affichées des réunions… tout est en anglais, cela en territoire français, à Strasbourg !

En ma qualité de membre du gouvernement j’avais interpellé le président du Parlement européen pour lui demander pourquoi la langue française – à égalité de l’anglais – n’était jamais utilisée, même dans la communication interne du Parlement européen. Il ne m’a jamais répondu. Et il n’y a pas eu de décision côté français pour créer une crise avec le Parlement européen sur cette affaire. La raison du recul est là

Marie-Françoise Bechtel

La dérive a été la même à l’ONU qui pratique, en principe, la double langue de travail. Dans les ascenseurs, on voit écrit en français « Premier étage » … par contre les documents distribués dans les divers comités et autres commissions ont une forte tendance à être tous en anglais … et quand on demande la version française, elle arrive mais avec retard.

Il est temps de clore ce colloque qui fut passionnant.

Je remercie beaucoup les intervenants.


[1] Charles Maurras, Kiel et Tanger, 1895-1905. La République française devant l’Europe, éd. Nouvelle librairie nationale, 1910.

Le cahier imprimé du colloque « Quelle politique étrangère pour la France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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