Un face-à-face qui n’en est pas tout à fait un
Intervention de Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur de France à Moscou (2009-2013), directeur de recherche à l’Iris, auteur, notamment, de La Russie, un nouvel échiquier (Eyrolles, 2022) et de France, une diplomatie déboussolée (L'inventaire, 2024), lors du colloque "Occident collectif, Sud global : qu'est-ce à dire ?" du mardi 20 février 2024.
Merci.
Bonjour à tous.
Les deux concepts d’ « Occident collectif » et de « Sud global » existaient vaguement auparavant mais ils se sont cristallisés au moment de la guerre en Ukraine. C’est la guerre en Ukraine qui a créé cette différence.
« Occident collectif » est une notion de combat apparue dans la phraséologie russe pour exprimer le fait que la Russie n’est pas en guerre contre la seule Ukraine mais contre tout un ensemble. Cet ensemble ne se limite pas à l’OTAN, qui n’est plus assez pertinente, mais comprend aussi la Corée du Sud, le Japon et tous les pays qui appliquent les sanctions. C’est donc au départ une notion qui vise à excuser les difficultés militaires russes sur le front ukrainien par le fait que l’adversaire est en réalité l’Occident collectif. Mais cette notion fait apparaître une réalité : le monde n’est plus recentré, l’OTAN atlantique n’est pas suffisante pour analyser la rivalité qui peut apparaître entre la Russie, la Chine et le reste du monde. C’est quelque chose de plus global, c’est un maillage au niveau mondial fait par les Occidentaux.
La notion de « Sud global » s’est aussi cristallisée avec la guerre en Ukraine. Il y a un critère très simple pour définir le Sud global, souvent désigné comme une notion floue, un mot-valise : comme l’ont dit Bertrand Badie et Pascal Boniface, le Sud global rassemble ceux qui n’appliquent pas les sanctions occidentales. Certes, par deux fois, en mars 2022 et en avril 2023, 140 ou 141 États ont voté pour exiger le retrait des forces russes d’Ukraine. En effet, personne n’est pour une agression, une invasion. En revanche quand on en vient aux conséquences concrètes on voit que plus des trois-quarts des 140 États qui ont exigé le retrait de la Russie n’appliquent pas les sanctions parce que ça n’est pas complètement leur combat (on a dit à un moment que c’était un combat de « blancs »). Cela devient leur affaire quand cela nuit à leur développement économique. C’est un thème constant qu’on a trouvé au G7, au G20, etc. : il faut faire la paix parce que la guerre étouffe les économies du Sud global.
Nous sommes donc dans un système qui se dessine progressivement à travers cette rupture entre ceux qui n’appliquent pas les sanctions et ceux qui au contraire aident l’Ukraine à se battre contre la Russie.
Il y a un certain nombre de conclusions qui donnent une réalité de plus en plus forte au Sud Global. D’abord une réalité idéologique car ce qui unit ce Sud global, c’est d’abord, comme cela a été dit, le refus de la domination occidentale.
Domination occidentale qui est à la fois économique et idéologique :
On a parlé du rôle de Dilma Rousseff au Brésil et de la volonté de la Chine et d’autres pays de commercer en yuan. C’est aussi une conséquence de la guerre en Ukraine puisqu’à partir du moment où l’Occident a cru bon, pour des raisons qui sont peut-être parfaitement justifiées, de geler 300 milliards de dollars de réserves de la Banque centrale de Russie les autres pays du Sud en ont tiré la conclusion qu’il ne faut pas avoir de dollars dans ses réserves puisque le jour où ça commence à aller mal on se les fait confisquer.
Donc, à terme, fin du dollar comme monnaie de réserve, en tout cas fort affaiblissement.
En dehors de la question de la domination de l’Occident, le Sud global s’est cristallisé sur un thème idéologique habilement instillé par la diplomatie russe qui consiste à dire : l’Occident collectif nous rebat les oreilles avec la démocratie, les droits de l’homme, dont chacun sait qu’il les applique de façon différenciée selon les causes. Peu à peu apparaît l’idée qu’il faut respecter les traditions historiques, les spécificités. Il ne s’agit pas de contester la démocratie, les droits de l’homme il s’agit d’accepter des voies spécifiques conformes à l’histoire de chacun de ces pays.
C’est, là aussi, un thème fédérateur qui donne de la substance au Sud global.
À partir de là se dessine une différenciation assez nette de concepts qui, au départ, paraissaient assez flous.
Ce Sud global n’est pas un bloc. On observe une évolution vers des pôles de puissance qui apparaissent, qui ont leurs propres ambitions, leurs propres intérêts. D’où la nécessité d’une diplomatie extrêmement fluide, extrêmement flexible (vos amis d’un jour sont vos ennemis de demain). Cet élément de flexibilité qui apparaît sur la scène internationale n’existait pas avant. Mais il apparaît au Sud, non dans l’Occident collectif où, au contraire, se manifeste un resserrement de la « discipline » qui est aussi un sous-produit de la guerre en Ukraine.
Le monde apparaît donc comme un bloc face à monde multipolaire naissant.
C’est relativement inquiétant parce que la discipline joue à plein dans l’Occident collectif. Les sanctions se succèdent sur injonction, en tout cas en conformité avec un plan de bataille. La distribution des armes se fait avec une répartition des rôles dans le « format Ramstein »[1].
L’Occident collectif est donc en ordre de bataille au moment même où le Sud global se développe de façon extrêmement différenciée.
On a cité l’Arabie saoudite qui accepte de faire baisser sa production de pétrole pour permettre à la Russie de survivre. Mais l’exemple le plus intéressant est la Turquie qui gère ses intérêts en mer Noire, en Asie centrale, en opposition à la Russie parce qu’elle a encore la nostalgie de son vieil empire ottoman et aussi parce qu’elle a des ambitions. Mais en même temps elle a besoin du commerce russe, elle a besoin d’être une « plaque tournante » surtout pétrolière et gazière. Et donc elle joue, elle bloque le détroit des Dardanelles pour empêcher les forces de l’OTAN d’arriver en mer Noire. C’est un jeu extrêmement subtil que l’on retrouve pratiquement dans tout le Sud global. L’Indonésie, par exemple, dont le nouveau président (le général Prabowo Subianto) vient d’être élu, joue sa sécurité avec l’Ouest et son commerce, son développement économique avec la Chine.
On voit donc qu’au moment où l’Occident collectif se discipline, se renforce, le Sud global se diversifie et joue avec une certaine flexibilité de tout l’éventail des actions internationales possibles.
Une question se pose en ce qui concerne l’Occident collectif : Trump.
Ce qui se passe actuellement n’est qu’une péripétie du transfert, résultant d’une volonté de Washington, du fardeau de la guerre en Ukraine des États-Unis vers l’Europe. Pour l’instant l’Europe, « au garde à vous », disparaît complètement. À peine perçoit-on l’inquiétude de certains pays de voir disparaître le parapluie américain.
Pour ma part, je crois peu probable un changement de paradigme avec l’arrivée de Trump au pouvoir. De toute façon, l’Europe à 37 États – puisque nous allons être 37 d’après les décisions prises récemment – ne sera plus une Europe puissance. C’est fini. Le diapason sera donc donné par la grande puissance occidentale même aussi rétive, aussi difficile, aussi erratique que Trump peut l’être. Je crains malheureusement que la forme d’un bloc en Occident opposé à un monde multipolaire au Sud ne soit le destin du monde qui s’annonce.
Pour l’instant en tout cas, l’Occident collectif tient alors que le Sud global fleurit. À l’heure actuelle, ceux qui n’appliquent pas les sanctions représentent plus de la moitié du PIB mondial et plus de la moitié de la population mondiale.
Pour autant peut-on parler de désoccidentalisation du monde ?
Je pense que c’est plus complexe que ça. Les pays du Sud ne récusent pas les droits de l’homme. Ils ne récusent pas l’état de droit, c’est-à-dire une loi qui s’applique à tout le monde, dont ils savent que c’est ce qui fait tourner une société. De la même façon, tout le monde sait que c’est ce qui permet le développement économique et une relative satisfaction des citoyens. Pour l’instant ils sont dans une phase d’émancipation nationale par rapport à la domination occidentale, ce qui implique de mettre un peu sous le boisseau ces éléments. Éléments (les droits de l’homme, la démocratie …) qui figurent d’ailleurs dans la constitution de la plupart des pays du Sud global, que ce soit au Kazakhstan ou en Asie du Sud-Est. Ils sont appliqués de façon un peu erratique mais ils ne sont pas contestés.
Ce qui est contesté c’est le droit d’ingérence humanitaire, le droit d’ingérence au nom de l’idéologie. C’est en fait la domination de l’Occident.
Pour terminer sur un élément d’optimisme, je ne crois pas du tout que les acquis, les valeurs universelles, les droits de l’homme, tout ce que l’Europe a construit en quelques siècles risquent d’être mis à la poubelle par les pays du Sud. Ce n’est pas le cas. Ils sont dans une lutte pour leur propre émancipation nationale.
Merci.
[1] La distribution des armes dans le « format Ramstein » est une méthode standardisée utilisée dans les opérations militaires qui découle de la théorie du contrôle de la circulation aérienne développée à la base aérienne américaine de Ramstein-Miesenbach en Allemagne.
Le cahier imprimé du colloque « Occident collectif, Sud global : qu’est-ce à dire ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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