La Pologne, entre continuité historique et ruptures politiques

Intervention de Max-Erwann Gastineau, essayiste, historien et spécialiste des relations internationales, auteur du Nouveau procès de l'Est (Cerf, 2019) et de L'ère de l'affirmation : répondre au défi de la désoccidentalisation (Cerf, 2023, lors du colloque "L'avenir de la relation franco-polonaise" du mercredi 24 janvier 2024.

Merci beaucoup à Marie-Françoise Bechtel pour cette introduction.

Merci à tous de venir ce soir sur ce sujet : la Pologne qui, du fait de la guerre en Ukraine, est redevenue une nation « à la mode », bien que nous conservions à son égard un rapport ambivalent, mâtiné de méfiance et d’indifférence.

D’indifférence, tout d’abord. Il y a encore quelques années, la Pologne ne faisait, en effet, pas vraiment parler d’elle. Elle était, à l’image des États d’Europe centrale et orientale, le bon élève de l’imitation du modèle occidental, puis de l’intégration européenne, comme en témoigna son désir d’intégrer, dès la chute du bloc soviétique, l’Organisation atlantique (Otan) et la future Union européenne. La figure du « plombier polonais » ramena la Pologne sur le devant de la scène, sans pour autant nous détourner de notre splendide indifférence pour les aspérités sociales, historiques, politiques ou culturelles du pays de Solidarnosc. Et puis le contexte évolua, et notre rapport à la Pologne avec lui, passant de l’indifférence à la méfiance.

Après la chute de Lehman Brothers, évènement marquant les débuts de la crise économique et financière de 2008, le FMI vint au secours du voisin hongrois. Viktor Orban profita de la crise, revint au pouvoir après un raz-de-marée électoral, armé d’un projet : instituer un régime « illibéral », c’est-à-dire un régime valorisant l’autorité de l’État et les traditions nationales afin de répondre à la « crise morale et politique » responsable, selon lui, de la crise économique touchant durement son pays et l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale.

Il faut s’attarder sur ce dernier point, car la Pologne serait sans doute restée discrète, le bon élève de l’imitation du modèle occidental si les conservateurs du parti Droit et Justice (PiS), portés au pouvoir en 2015 après huit années de domination libérale, ne s’étaient pas directement inspirés de Budapest (le PiS parlait alors de « faire Budapest à Varsovie ») pour prôner le « bon changement », une rupture avec le consensus « libéral-libertaire »[1] porté par Bruxelles. Rupture qui emporta dans son sillage le vote d’un électoral rural et populaire, convaincu de l’urgence de voir la Pologne s’affirmer, défendre son identité et sa souveraineté.

Ainsi pour répondre à l’énoncé qui nous réunit ce soir (« Où va la Pologne ? »), reviendrai-je, dans un premier temps, sur la nature de la « révolution conservatrice » engagée en 2015 par Varsovie, dans le sillage de Budapest. Révolution dont les causes nous permettront de comprendre, dans un deuxième temps, où les « contre-révolutionnaires » de l’arc progressiste polonais, de retour au pouvoir depuis les élections d’octobre dernier, veulent emmener la Pologne, quels clivages font, aujourd’hui, de la nation de Jean-Paul II l’archétype de ces démocraties occidentales toujours plus divisées, faute de consensus intérieur minimal. Nous nous focaliserons donc sur les évolutions internes à la Pologne avant de nous projeter vers l’international, et de nous interroger sur le rôle de la Pologne dans cette ère géopolitique qui est désormais plus que jamais la nôtre. Une ère questionnant la place de l’Europe dans le monde, le sens même projet européen ainsi que la nature des relations franco-polonaises ; la France, à l’image de la Pologne, aspirant à une « Europe géopolitique », capable d’agir, de se défendre et d’attaquer, comme aujourd’hui en soutien de l’Ukraine.

1/ La Pologne, nation du « bon changement »

Les conservateurs du PiS, disais-je, sont revenus aux affaires en 2015, après huit années de domination du parti libéral, Plateforme civique (PO), membre du PPE au parlement européen.

Aux élections législatives de 2015 comme de 2019, le projet du PiS se distinguait par sa tonalité étatique et sociale, tonalité qualifiée en Pologne de « solidariste ». Parmi les mesures intégrées à ce programme « solidariste », assez nouveau à droite de l’échiquier politique, relevons les suivantes :

  • Abaissement de l’âge de la retraite (65 pour les hommes, 60 ans pour les femmes)
  • Développement des aides familiales dès le premier enfant, notamment à destination des classes populaires
  • gratuité des médicaments pour les plus de 75 ans
  • taxation des institutions financières
  • renationalisation de certaines banques
  • volonté affichée de «re-poloniser» l’économie

Les dirigeants du PiS placèrent leurs campagnes sous les auspices d’une promesse peu commentée en France : créer un « État providence à la polonaise ».

Arrêtons-nous un instant sur ce programme, car il est à l’origine de la rupture conceptuelle et politique introduite par le PiS et de ses conséquences : l’instauration de tensions, de clivages toujours plus exacerbés au sein de la société et du spectre politique polonais.

L’ascendance « solidariste » du projet des conservateurs implique de revenir sur les années de « transition », c’est-à-dire les années 1990, qui ont vu les États d’Europe centrale sortir du communisme et se fondre, avec hâte, dans le moule importé de la démocratie libérale occidentale. Plus royaliste que le roi, la Pologne « introduit une démocratie libérale dans sa forme pure, radicale », s’affirmant dans l’indifférence à des spécificités et à des traditions nationales présentées comme autant d’obstacles à la modernisation du pays, résume le philosophe et eurodéputé Zdzislaw Krasnodebski, figure intellectuelle de proue du conservatisme polonais.

Dans Démocratie de périphéries [2], essai paru en 2003, l’ancien professeur de sociologie à l’université de Brême oppose la « tradition républicaine polonaise » aux « démocraties de marché », « projet d’une élite de l’après-1989 qui a abouti à l’atomisation de la société ». Des propos corroborés par le ressentiment des couches populaires à l’égard des libéraux de la PO, accusés en 2015 d’être demeurés trop longtemps aveugles au sort des régions périphériques, au nom d’une promotion de l’initiative individuelle profitant d’abord aux couches les plus favorisées.

Contrairement au libéralisme politique, le « républicanisme » repose, selon Krasnodebski, sur une transcendance commune, une conscience nationale juge et gardienne du bien commun. À l’État neutre libéral – entité juridique sans contenu, simplement chargée d’assurer la coexistence pacifique des différences jalonnant le corps social – Krasnodebski oppose un État non-neutre, émanation directe d’une société structurée par un socle éthique et culturel, une « identité » dont il se doit de défendre la continuité, elle-même condition de sa capacité d’action.

Ce dernier point est essentiel, car il rappelle que la capacité d’action d’une nation suppose un socle commun sans lequel la délibération collective, prélude à la décision en démocratie, ne saurait faire autorité. Sociologue à l’Université de Varsovie, Maciej Gdula définissait le « nouveau régime » façonné par les conservateurs non comme la marque d’un système institutionnel nouveau remettant en cause le parlementarisme sous des accents autoritaires, mais comme un nouveau « type de lien politique, dans l’espace public contemporain, entre le dirigeant et de multiples acteurs sociaux, (…) fondé sur la ferveur qui donne un sentiment de puissance ». Ferveur forgée, en l’occurrence, sur fond d’exaltation patriotique, en écho à un grand récit national rassemblant le peuple et ses élites. Récit lui-même fondé sur une martyrologie nationale, l’idée d’une Pologne « Christ parmi les nations », soldat du tragique mais toujours debout, comme en témoigne son histoire, celle d’une nation perpétuellement en lutte pour sa survie contre les empires.

Les partisans de ce solidarisme conservateur « exigent une plus grande efficacité de l’État, attendent qu’il se mesure activement à la réalité (…) et qu’il montre sa capacité à exercer ou à reprendre le contrôle dans un monde chaotique et dangereux », souligne, dans la revue Esprit, le politologue Michal Sutowski. D’où la volonté de réarmer l’État face à des contre-pouvoirs judiciaires jugés sclérosants. D’où la volonté de proposer une contre-Europe, assise sur un principe de subsidiarité revisité, redonnant des marges d’action aux États-nations. D’où la volonté, enfin, de défendre la famille pour préparer l’avenir sans recourir à une immigration ne pouvant mener qu’à l’échec multiculturel incarné par l’Europe occidentale.

Voilà pour l’arrière-plan théorique qui a conditionné le succès des conservateurs mais a aussi, en réaction, légitimé les inquiétudes de Bruxelles et de l’opposition libérale. Opposition revenue au pouvoir suite aux élections législatives d’octobre dernier, dans le cadre d’une coalition dominée par les libéraux, où l’on retrouve aussi les chrétiens-démocrates du Parti paysan polonais (PSL) et les sociaux-démocrates du mouvement La Gauche. Coalition dont le projet se résume, pour l’heure, à une priorité accordée au remplacement des élites mises en place par le PiS dans le monde des médias et de la Justice.

2/ La Pologne, archétype de ces démocraties occidentales toujours plus divisées

La division entre conservateurs, d’un côté, et progressistes, de l’autre, est incarnée en Pologne jusqu’à la caricature. Lors de la dernière campagne présidentielle organisée en 2020, le second tour opposait le président sortant, Andrzej Duda, réélu avec 51 % des suffrages exprimés, membre du PiS, fils d’enseignants à l’École des mines et de la métallurgie de Cracovie, membre du mouvement scout durant son adolescence, diplômé en droit de la plus vieille université du pays (l’Université de Jagellon), au maire de Varsovie, Rafal Trzaskowski, fils de musiciens, polyglotte (il parle cinq langues), diplômé du Collège d’Europe et de l’Université d’Oxford. Elle opposait, d’un côté, le défenseur des valeurs traditionnelles et du bilan social de son parti et, de l’autre, le libéral promoteur de la charte des « valeurs LGBT + », comparé par ses partisans à Barack Obama, Emmanuel Macron ou encore John F. Kennedy Ce clivage exacerbé frappe d’illégitimité l’adversaire, transformé en ennemi de l’intérieur. En témoignent les premières décisions du nouveau pouvoir et les mots du nouveau Premier ministre, Donald Tusk, qui qualifiait récemment les partisans de l’ancienne majorité d’« occupants » (sic). Dans la semaine précédant Noël, le nouveau ministre polonais de la Culture a limogé la direction de la télévision publique TVP, de la Radio polonaise et de l’Agence de presse polonaise (PAP), ainsi que leurs conseils de surveillance, pour les remplacer par ses propres candidats, avant même la fin de leur mandat pourtant juridiquement consacré.

La « dépolitisation » des médias publics polonais a été, en effet, l’une des principales promesses électorales des nouveaux partis au pouvoir. Il est vrai que la télévision publique était devenue pour le moins partiale. Face à une presse notamment privée globalement favorable à l’opposition, les conservateurs estimaient nécessaire de rééquilibrer le paysage médiatique, en politisant, en leur faveur, le service public. 

Face au constat de médias publics partiaux, manifestement orientés à droite, l’objectif du nouveau pouvoir est-il d’établir un régime médiatique pluraliste, ou bien est-il de prendre sa revanche contre les « occupants » ? Si la « dépolitisation » signifie simplement un changement de direction, le remplacement du parti pris grossier de la précédente direction par une nouvelle direction au parti pris plus doux et plus subtil, mais non moins existant, peut-on véritablement parler de « dépolitisation » ? Peut-on défendre l’État de droit, se demande Aleks Szczerbiak, politologue de l’Université de Sussex, et s’asseoir arbitrairement sur la règle de droit régissant la durée des mandats de personnalités légalement désignées, comme dans le monde des médias publics ou de la justice ? Cette question est structurante, en ce début d’année 2024, dans le débat public polonais.

Certains partisans du gouvernement utilisent une logique de « justice transitionnelle » pour justifier leurs actions, l’idée que, pour restaurer la démocratie et « l’État de droit », des moyens non démocratiques et illégaux (ou douteux) peuvent être, temporairement, employés… Une position critiquée notamment par la Fondation d’Helsinki pour les droits de l’homme, ONG qui critiquait régulièrement les violations de l’État de droit perpétrées par le PiS et qui exprime ainsi, en toute cohérence, son inquiétude sur les méthodes du nouveau gouvernement. Dans ce paysage politique morcelé, le seul point d’accord transpartisan réside, sans aucun doute, dans le tropisme otanien et anti-russe revigoré par la guerre en Ukraine.

Pour des raisons géographiques et historiques évidentes, la Pologne a, sincèrement, peur de la Russie. Elle n’ignore donc nullement – ce point est trop rarement souligné – l’importance de renforcer ses propres capacités de défense, mais aussi celles de l’Europe, en cas de retrait américain. « La Pologne renforce son armée depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, qu’elle considère avoir été abandonnée par les Occidentaux. Les Polonais se sont convaincus qu’ils devaient se défendre eux-mêmes », résume Léo Péria-Peigné, chercheur à l’IFRI.

Dans son célèbre Grand échiquier[3], Brzezinski soutenait l’idée que la Pologne avait besoin de l’Allemagne pour intégrer l’UE, mais qu’une fois « son admission acquise, une perspective géopolitique commune à la Pologne et à la France pourrait prendre forme » afin de rééquilibrer l’Europe face à une Allemagne promise à la domination.

Le modèle allemand est plus que jamais contesté. Cette situation n’empêche pas la France, et le nouveau ministre des affaires étrangères français, Stéphane Séjourné, l’a dernièrement rappelé, de continuer à promouvoir l’idée d’un « couple franco-allemand ». Comme si par peur du vide et par peur d’avoir à penser une Europe nouvelle dans un monde nouveau, notre pays préférait s’accrocher à de vieilles lunes.

La Pologne peut contribuer à élargir l’horizon français. Elle représente ce contrepoids oriental dont Paris a besoin pour sortir d’un duo franco-allemand se faisant trop souvent, pour ne pas dire systématiquement, à son détriment.

« Où va la Pologne ? » Ouvrons, pour répondre à cet énoncé et en guise de conclusion, un chemin qu’il reviendrait à Paris d’engager en faveur d’un couple « franco-polonais ». Un couple non pas au sens fusionnel du mot, mais complémentaire, car au fond la Pologne a besoin de la France et la France de la Pologne.

La Pologne reste, au fond, une « petite nation », au sens de Milan Kundera, c’est-à-dire une nation qui se sait mortelle, vulnérable, ce qui a deux effets :

– Une attention marquée pour le droit international, la volonté de défendre un ordre international fondé sur des principes et des frontières intangibles, respectant l’indépendance des nations, plutôt que fondé sur les rapports entre puissances.

– Une disposition d’âme qui la porte à valoriser les différences nationales, leurs spécificités et le droit de les cultiver.

La France reste, elle, au fond, une grande nation, au sens où elle continue de se voir comme appelée à jouer un grand rôle à l’international ; au sens aussi où elle ne se sent pas réellement menacée, en tout cas pas dans son existence comme la Pologne.

Ce sentiment d’éternité produit là aussi deux effets sur la psychologie de ses élites :

– Le maintien du langage de la puissance, même sans puissance effective (commerciale, industrielle, militaire), qui sous-tend une ambition, celle de favoriser l’« autonomie stratégique » de l’Europe pour que le Vieux Continent s’affirme sur la scène internationale et sublime la puissance française.

– à l’intérieur, un « universalisme » postnational, synonyme depuis une trentaine d’année d’adhésion aux canons de la « société ouverte » jugés plus inclusifs que la défense d’identités nationales traditionnelles, recroquevillées sur une histoire et des pesanteurs culturelles singuliers.

La Pologne a besoin de la France, car sa peur de la Russie peut transformer son tropisme « conservateur », incarné par son attachement aux nations, en « néo-conservatisme », et ainsi arrimer l’Europe à l’agenda géostratégique américain qui continue de diviser le monde, comme au temps de la guerre froide et des administrations Clinton et Bush, en deux camps : celui du Bien, des démocraties, du « monde libre », et celui du Mal, des « autoritaires ». Valider cette grille de lecture serait une erreur pour l’Europe, qui a besoin de mieux comprendre la complexité de son environnement stratégique. Nous ne vivons pas le retour de la guerre froide, le retour de blocs idéologiques. Nous vivons dans un monde multipolaire, « désoccidentalisé », marqué par le recul de l’influence de l’Occident sur les pays du Sud, l’avènement de nouvelles puissances sûres d’elles-mêmes – de leur identité et de leurs intérêts -, armées de stratégies souples, comme en témoignent le « multi-alignement » de l’Inde et de la Turquie ou le « non-alignement actif » du Brésil et du Mexique.

La France a besoin de la Pologne pour tempérer son tropisme postnational, ce que le Général de Gaulle appelait dans ses Mémoires d’Espoir « les illusions de l’école supranationale ». Elle a besoin de l’appui offert par le tropisme « national » de la Pologne pour regagner des marges de manœuvre, mieux défendre ses intérêts spécifiques, dessiner des alliances nouvelles, s’émanciper (sans divorcer) de sa relation avec l’Allemagne, parler aux pays du Sud, sortir d’un carcan « occidentaliste » que la fin du droit de veto des États membres au Conseil européen sur les questions de politique étrangère ne peut que contribuer à renforcer. Qui d’autre que la France, en Europe, défend en effet l’idée d’une indépendance plus grande vis-à-vis des États-Unis ? L’Europe a besoin d’affirmer son indépendance, d’adopter une vision du monde propre. Les États-Unis ne seront pas toujours là pour la défendre, défendre ses causes, comme la cause ukrainienne. Donald Trump le lui rappelle inlassablement.

Une Pologne cultivant sa différence, sa tonalité souverainiste, et une France s’ouvrant à la Pologne, s’émancipant d’habitudes de coopération nuisibles à l’équilibre infra-européen, s’accorderaient sur un projet européen visant moins d’« intégration » et plus de souplesse, de subsidiarité, à l’image de ce qui s’est passé dans le domaine énergétique. Le Green Deal (Pacte vert) européen dessinait à l’origine une voie étroite sur la route de la transition énergétique, en élisant certaines technologies, comme les énergies renouvelables électriques, en en proscrivant d’autres, comme l’énergie nucléaire. Grâce à l’action de la France et à l’alliance qu’elle a su nouer avec la Pologne (et d’autres pays d’Europe centrale et orientale), le nucléaire a été, de justesse, intégré aux financements prévus dans le cadre du Pacte vert européen. L’intérêt de la France est de systématiser cette approche, en confiant à la Commission européenne le soin d’élire de grands objectifs, charge aux États membres de les atteindre avec leurs propres solutions.

Concluons ce propos en revenant sur un constat diversement étayé : sur fond d’incompréhensions mutuelles, la France et la Pologne ont, ces dernières années, divergé sur l’essentiel : la nature du projet européen, le rapport à la démocratie, à la Russie, aux États-Unis…

Si la Pologne rentre dans le rang, s’aligne sur les grands pays de l’Ouest, comme on peut l’imaginer avec la nouvelle coalition au pouvoir, elle aura moins à apporter à une construction européenne qui perd en crédibilité et en vitalité à force de confondre « union » et « uniformisation », « construction » et « intégration ». Si la Pologne garde, en revanche, le sel de ses spécificités, marquées par son attachement à la souveraineté et au patriotisme des États-nations, elle sera un point d’équilibre, un contrepoids essentiel à des élites bruxelloises et françaises continuant, en dépit de tout, de rêver au grand soir fédéral.

Mais il est à craindre que les quatre prochaines années soient des années de sclérose pour une Pologne minée, à l’image des démocraties occidentales, sans véritable projet alternatif à la voix solidariste et « subsidiariste » portée entre 2015 et 2023 par les conservateurs du PiS.

Il faudra suivre l’évolution de la Pologne, car elle renferme en son sein tous les clivages qui appellent l’Europe à repenser d’urgence des notions aussi fondamentales que tenues pour évidentes, mais qui au fond nous divisent, comme celles de démocratie, de liberté, de souveraineté ou d’État de droit. Notions dont nous savons les effets sur la capacité des États à agir pour défendre leurs intérêts et leur identité dans un monde instable, questionnant le modèle occidental et ses limites.

Je vous remercie.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Il me semble – ce n’est pas une critique – qu’avec l’ambition de la jeunesse vous avez tracé une voie volontariste qui, sur les ruines de ce qu’ont été les grandes nations et les grandes aspirations nationales en Europe, y compris celles de nos deux pays, pourrait aider à reconstruire quelque chose que vous appelez de vos vœux mais qui ne sera pas facile. En effet, la reconstitution d’une relation fondamentale entre la France et la Pologne pose, vous l’avez très bien dit, la question de ce qu’on appelle « le couple franco-allemand ». Il faudrait que la France (c’est plus une question française qu’allemande, chacun le sait) soit prête à renoncer à ce « couple », ce partenariat au profit d’une alliance beaucoup plus à l’Est qui pourrait servir de brique de base et créer un effet d’entraînement pour construire une future Europe des nations. C’est une construction intellectuellement très séduisante mais je crains qu’elle ne soit un peu trop intellectuelle parce qu’entre la Pologne et la France… il y a l’Allemagne ! Une Allemagne que l’on ne contourne d’autant moins que l’ensemble des élites françaises pensent que la relation franco-allemande doit rester au cœur de l’Europe. Comment s’affranchir de cet obstacle pour parvenir à libérer une sorte de potentiel commun à nos deux pays, sur la base du sentiment national, très lié en Pologne à la notion de menace ? À juste titre ou non, la Pologne a ressenti et ressent encore la Russie comme une menace. Or on ne peut pas dire que le sentiment national et patriotique français, qui nous relie, soit fondé sur l’idée de menace, même si après la Deuxième guerre mondiale l’identité française ait pu se sentir quelque peu menacée par l’Amérique. C’est pourquoi je crains qu’il y ait quelque difficulté à avoir une véritable approche politique et même géopolitique autour de la voie que vous avez tracée, même si on peut la trouver tout à fait désirable. Mais c’est plutôt à nos deux intervenants suivants que nous allons demander de nous dire comment ils voient cet avenir de la relation franco-polonaise, en commençant, comme il a été convenu, par vous, Monsieur l’ambassadeur Ménat.


[1] Selon l’expression du ministre des Affaires étrangères lituanien, Gabrielius Landsbergis, lors de la 4ème édition des Conversations Tocqueville, en juillet 2022.

[2] Recension dans la revue du Collège de France La vie des idées : « Le procès du postcommunisme. À propos de Démocratie de périphéries de Zdzislaw Krasnodebski ».

[3] Zbigniew Brzeziński, Le Grand Échiquier : l’Amérique et le reste du monde (The Grand Chessboard: American Primacy and Its Geostrategic Imperatives), 1997.

Le cahier imprimé du colloque « L’avenir de la relation franco-polonaise » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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