Débat final lors du colloque "La jeunesse française face aux grands défis de la nation" du mardi 26 septembre 2023.
Marie-Françoise Bechtel
Merci infiniment pour ce propos d’une force et d’une clarté particulières.
Vous concluez en disant que la génération Z n’a pas affaire aujourd’hui principalement à une guerre économique mais à une guerre de civilisation (c’est le mot que vous avez prononcé) et que c’est donc par un meilleur appui sur la civilisation européenne, comme produit de la diversité des nations, bien entendu, qu’il faut répondre à ce défi. Défi fondé, vous l’avez souligné, sur l’irresponsabilité des parents qui laissent, dès le plus jeune âge, les enfants exposés aux réseaux numériques … quand ils ne les mettent pas eux-mêmes en scène sur ces réseaux ! « Des parents peuvent-ils mettre en scène leurs enfants de cinq ans sur un réseau social gentillet ? » demandait-on récemment lors d’un reportage à une secrétaire d’État. La réponse était extraordinaire : « Ah non ! Il faut demander le consentement des enfants ! ».
La responsabilité de la génération qui précède la génération actuelle dans la pénétration du modèle qui est en train de ronger la pensée et les comportements de cette génération est donc très lourde.
Cela nous renvoie évidemment aux problèmes de l’école.
Je donne la parole à Philippe Guittet, ancien proviseur, ancien responsable du SNPDEN.
Philippe Guittet
Certains d’entre vous ont parlé de l’école institution. Je n’ai plus l’impression que l’école soit véritablement une institution. Elle a été désinstitutionnalisée au départ des années 1980. On a voulu en faire un instrument démocratique en donnant la parole aux parents et aux élèves et le rôle essentiel des enseignants qui était celui d’éduquer fut rendu plus difficile. On ne peut donc plus parler réellement d’institution.
Quand on parle de refaire l’école, je crois qu’il ne faut pas parler de refondation. Vincent Peillon a parlé de refondation … ça s’est terminé par les rythmes scolaires ! Une réforme de l’école consisterait à réinstituer l’école de la République, c’est-à-dire refaire l’institution. Là est le vrai combat que nous avons à mener.
Je ne parle pas de la concurrence de l’école privée qui est aussi un véritable désastre, en particulier la loi Guermeur sur le « caractère propre » On ne peut rien imposer aux écoles privées. Nous avons même eu un ministre, M. Pap N’Diaye, qui dialoguait avec les institutions diocésaines au lieu de prescrire des règles à chacune des écoles privées sous contrat.
La réforme Haby elle-même, qui avait vocation à allonger le temps d’enseignement des élèves, a surtout servi à étendre le temps, initialement prévu lors du primaire, de l’enseignement fondamental au sein du collège.
La notion d’« éducation positive » fait des ravages. Même un syndicat que je connais bien, l’UNSA Éducation, évoque la « bienveillance » au lieu de parler de « juste indulgence ». L’école s’aligne donc souvent sur le moins disant culturel.
Ces pratiques ne permettent pas à l’école d’être efficace.
J’ai lu récemment que notre programme de primaire est celui qui consacre le plus de temps d’enseignement fondamental aux mathématiques et au français… ce qui prouve que la qualité de la formation est d’un faible niveau !
Il faut donc revoir l’ensemble de la formation des enseignants, c’est le point essentiel.
Ce n’est pas « l’école du futur » dont a parlé le Président de la République qui permettra de progresser. C’est une école concurrentielle où les chefs d’établissement recruteraient les enseignants. On y perdrait tout ce qui permet le caractère national de l’éducation. C’est un vrai danger.
Nous devons avoir une vraie réflexion sur la manière de travailler sur l’oral et les mots dès la maternelle, puis au primaire, pour éviter toute discrimination. En effet, disposer des mots permet de s’approprier les moyens de la culture et d’éviter la violence.
C’est à partir de la réflexion que nous devons avoir que nous reconstituerons du commun. Nous avons une école massifiée certes mais cette école est la plus inégalitaire possible. L’école ne permet plus aucune évolution sociale, en contradiction absolue avec la promesse républicaine.
Je ne parle pas des questions de laïcité qui doivent être au cœur de la formation.
Nous avons devant nous un vrai travail de réinstitution de l’école de la République. Ce sera difficile.
Marie-Françoise Bechtel
Merci.
Nous sommes d’accord sur les maux et même sur les remèdes.
Dans la salle
Parlant de la promesse républicaine, Mme Polony a dit que si l’on perd cet espoir le destin des jeunes est écrit. Je l’ai compris à la lumière de l’intervention de M. Lugnier qui m’a ouvert beaucoup de pistes de réflexions.
En effet, il faut faire le deuil de la promesse républicaine puisque l’école aujourd’hui ne permet plus aux jeunes d’obtenir un diplôme qui va leur permettre de s’insérer dans le marché du travail.
« Les jeunes face aux défis de la nation » ? Vous avez défini la nation : une histoire, une identité commune … mais la nation est aussi un territoire économique puisqu’aujourd’hui c’est avec cette variable que les nations existent. Face à cette problématique du territoire économique nous devons aider les jeunes à devenir des adultes indépendants, autonomes, qui vont pouvoir trouver leur place dans le territoire économique, donc dans le milieu économique.
M. Lugnier nous a apporté des éléments de réponse qui sont de nature à m’inquiéter un peu. Selon lui, le modèle français, « conçu sur une formation complète qui vise l’émancipation de l’individu, portant en elle les fondements mêmes de l’intérêt général », s’efface au profit d’une autre conception où un certain nombre de choix sont transférés sur l’individu.
Mais c’est pourtant le monde économique et le marché du travail qui vont décider l’avenir de ces jeunes et les formations.
Michel Lugnier
Je ne sais pas si je vais vous rassurer, Madame, ou vous inquiéter davantage. En tout cas il faut être mesuré par rapport au monde économique. Je vous ai dit que les rapports qu’entretenaient les jeunes au monde économique évoluaient. Ce n’est pas leur destin, ce n’est pas leur dessein, ce n’est pas ce qu’ils souhaitent aujourd’hui. Ils souhaitent, lorsqu’on les interroge, lorsqu’on les regarde, trouver du sens à leur engagement. Et comme ils ne trouvent pas de sens dans ce qu’on leur apporte ils vont le chercher ailleurs, chez ceux qui sont beaucoup plus « marketés », plus puissants pour le faire.
Voyez donc plutôt de l’espoir dans mon propos. Le jour où nous aurons des hommes politiques qui travailleront cette espérance avec un projet, un dessein clair, lisible, qui ne soit pas simplement fait d’éléments « marketés » et d’éléments de langage, alors probablement commencerons-nous à travailler le sillon – et ce sera long – mais un sillon dans lequel ces jeunes se retrouveront, tout simplement parce qu’ils vont retrouver un sens à ce qu’on va leur dire.
Ne voyez donc pas dans le modèle économique simplement un attrait des jeunes, ce n’est pas aussi simple que ça.
Natacha Polony
Il y a évidemment une dimension de territoire économique et, de fait, je crois que la question de la recherche de sens et de réussite de la part des jeunes est une des dimensions importantes. Mais je crois qu’il y a aussi un discours extrêmement mobilisateur autour de la promesse de ce qu’est la démocratie. Expliquer à des jeunes gens qu’ils vont collectivement décider de leur destin est tout aussi important pour eux que de leur expliquer qu’ils vont réussir leur vie, être autonomes financièrement.
Je crois que l’un des défis pour les politiques dans les années et les décennies à venir va être de réussir à articuler correctement la dimension individuelle et la dimension collective. Nous sommes dans une période où, en effet, s’est développé un individualisme qui a certes ses excès mais qui est tout à fait légitime à partir du moment où on le réinscrit dans une dimension collective. Or cette collectivité est celle de la communauté nationale parce que c’est dans la communauté nationale que nous pouvons être tous égaux.
C’est en cela que la République est un projet absolument formidable. Il ne s’agit pas de dire : nous allons nous rassembler selon des principes tribaux ou selon des intérêts économiques. Nous nous rassemblons autour d’un projet à la fois historique et culturel qui va nous porter vers l’avenir. Je crois que cela peut être extrêmement mobilisateur pour autant que ce soit formulé de cette façon.
Marie-Françoise Bechtel
On ne peut mieux dire. Réussir sa vie, c’est travailler, c’est donner un sens à son travail mais c’est aussi se donner un sens dans la collectivité qui se trouve être une collectivité nationale et de civilisation, comme vous l’avez dit tout à l’heure.
Éric Bonsch[1]
Compte tenu de l’heure tardive, je renonce à poser une question. Simplement je veux dire à mon collègue de l’enseignement public que les enjeux sont tels que les acteurs de l’enseignement catholique de France, où l’on a beaucoup développé l’apprentissage, sont des modérés, pétris d’un certain humanisme et d’une volonté de pouvoir répondre ensemble aux enjeux éducatifs qui sont devant nous. Je pense qu’en parlant de la « concurrence » de l’école privée comme d’un « véritable désastre » il porte un très mauvais combat.
Erwan Barillot[2]
Merci beaucoup pour cet échange éclairant. Je poserai une question simple. On a parlé de la jeunesse. Ce qui me semble le plus important et le plus déterminant n’est pas tant l’âge que l’appartenance à une génération. On a quand même l’impression, que le Antoine Doinel des Quatre cents coups quiappartenait à la génération des soixante-huitards serait aujourd’hui un électeur de Macron. Chaque génération se suit d’année en année en vieillissant et le portrait que vous avez fait de la jeunesse pose forcément la question de qui seront les vieux de demain.
Faisons un peu de prospective : à quoi ressemblera le sexagénaire des années 2050 selon vous ? Qu’est-ce qui changera fondamentalement par rapport au sexagénaire d’aujourd’hui ?
Marie-Françoise Bechtel
Très bonne question. C’est sur ce pari historique que nous allons clore notre débat qui fut riche et pour lequel je remercie beaucoup tous les intervenants.
[1] Éric Bonsch, ancien directeur de lycée, est délégué honoraire du Comité régional de l’enseignement catholique d’Île-de-France.
[2] Pour son roman de science-fiction Moi, Omega, publié le 15 septembre 2022 aux éditions Bouquins, Erwan Barillot a remporté le prix Mottart 2023 de l’Académie française.
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