« Réparer les imaginaires nationaux ». Conversation entre Marie-Françoise Bechtel et Stéphane Rozès

« Réparer les imaginaires nationaux ». Conversation entre Marie-Françoise Bechtel et Stéphane Rozès, à partir de son ouvrage Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples. Entretiens avec Arnaud Benedetti (Le Cerf, 2022)

Cet échange prolonge la note de lecture de Marie-Françoise Bechtel, présidente de la Fondation Res Publica, sur le récent ouvrage de Stéphane Rozès. Les opinions émises n’engagent que leurs auteurs.

Marie-Françoise Bechtel : Sur la définition de notre imaginaire national, vous êtes me semble -t-il largement en accord avec l’analyse de Ernst Robert Curtius, qui dès 1932 avait défini la vocation de notre pays comme une volonté de penser l’universel ce qui fait sa spécificité et non comme on l’a souvent dit une universalisation de sa spécificité (comme c’est le cas pour les Etats-Unis).

Toutefois vous vous séparez de lui sur la question de notre identification à l’État. Là où Curtius soutient (dans l’entre-deux guerres il est vrai) qu’« en France, l’État n’est l’objet d’aucune idéalisation, encore bien moins d’un culte » et que « le Français ne ressent que de la méfiance envers l’État », ajoutant que « c’est en tant que nation que la France se connaît et s’aime », vous soutenez l’inverse sur le rapport du Français à l’Etat et allez même jusqu’à dire que c’est l’État qui a permis la nation en France.

Voulez-vous dire par là que l’un ne peut être dissocié de l’autre ce qui légitime l’approche par les historiens de « l’État-nation » ou pensez-vous dans la lignée de la pensée hégelienne que l’État est au fond une forme d’achèvement supérieure à l’être collectif qu’est la nation ?

Stéphane Rozès : Avant d’aborder le cas français, je voudrais préciser que ma grille d’analyse imaginariste a découlé de la nécessité professionnelle de rendre raison de constats empiriques, du réel, de sorte de bien conseiller et non d’un travail d’universitaire-chercheur se confrontant à des intellectuels pour aller au réel. En un mot, je ne suis pas le mieux placé pour confronter mes analyses à la pensée des autres. Si nous convergions parlant et venant d’endroits et démarches différents cela serait de bon augure.

Puisque vous convoquez Hegel, ma grille imaginariste n’est ni idéaliste, ni matérialiste. Selon moi l’Histoire ne procède ni des forces matérielles, ni des idées ; mais de la dialectique entre les imaginaires des peuples pérennes et leurs expressions institutionnelles, religieuses et politiques, rapports sociaux, à la technique et géopolitique variables.

Chaque peuple est selon moi doté un inconscient collectif, une façon de voir, d’être et de faire pour s’approprier le réel et s’y mouvoir qui provient de la façon dont il s’est assemblé. Cet imaginaire encastre ses formes d’expressions et d’organisations, y compris étatiques, sans cesse mouvants pour s’inscrire dans le cours des choses. Cette dialectique entre les imaginaires des peuples comme matrices et leurs formes au sein de théocraties, cités-États, nations, empires ou États-nations plus ou moins harmonieuses est le moteur de l’histoire s’il fallait reprendre cette métaphore.

A propos de l’État, celui-ci est central dans l’imaginaire français en ce que la projection politique de ce dernier se fait au travers de cette verticalité politique étatique pour constituer la France au travers de l’institution de la monarchie absolue et que l’État a précédé la nation en son régime politique républicain.

Les Français sacralisent le politique et l’État tel qu’il devrait être et décrient la politique et son personnel tels qu’ils sont, notamment dans le moment actuel. Chez nous, l’État résulte d’une construction par le haut, transcendante. C’est l’inverse du cas allemand, ou prussien, qui est le cadre de référence d’Hegel pour penser l’État, idéal face aux souverains. Outre Rhin, l’État est une construction immanente car il ainsi tient ensemble le peuple allemand qui morcelé préexiste néanmoins, contrairement à chez nous. De façon générale, selon moi les peuples avec leurs imaginaires sont premiers et la nation et l’État ne sont que leurs formes politico-institutionnelles aux constitutions et centralités variables dans l’espace et le temps.

Si nous allons vers le chaos, cela provient de ce que pour la première fois, la globalisation néolibérale et ses gouvernances se sont détachées de la mondialisation mosaïque de peuples aux imaginaires et intérêts différents qui auparavant la précédait. Le cours des choses échappe alors objectivement et subjectivement aux communautés humaines objectivement et subjectivement.

Toutes les civilisations et peuples, gagnant ou non de la globalisation, sont percutés en ce que le processus même du néolibéralisme, s’il occasionne prospérité immédiate, déstabilisent leurs imaginaires et prive les communautés humaines de l’essentiel : la maitrise de leurs destins. Les peuples se replient alors sur les formes archaïques de leurs imaginaires.

Si la France est l’œil du chaos c’est que justement son imaginaire projectif et universaliste requiert la construction d’un avenir commun au travers de disputes politiques dont l’État est le réceptacle. Or le sommet de l’État relaie aujourd’hui des gouvernances néolibérales contraires à la nation, à son imaginaire et à ses intérêts. L’État condition de la nation, se retourne contre son imaginaire et ses intérêts. Telle est notre malédiction et la source de notre pessimisme record dans le monde et de notre affaissement dans tous les domaines.

La cause n’en est pas économique et sociale. Quoique dégradé notre sort au quotidien demeure enviable et envié. La cause est politico- culturelle liée au fait que l’imaginaire de notre peuple est contrarié par l’État qui devrait le tenir ensemble.

Marie-Françoise Bechtel : Notre rapport à l’universel n’explique-t-il pas les difficultés particulièrement marquées de nos jours – on pense à la diffusion des caricatures – lorsqu’il s’agit de faire comprendre à de larges parties du monde ce que nous avons de spécifique ? Ne commettons-nous pas l’erreur de présenter notre tradition comme méritant d’être universalisée sur fond de confusion avec les luttes pour les droits et libertés dans le monde ?

Stéphane Rozès : Vous avez parfaitement raison. Chaque peuple, comme chaque personne, voit le monde extérieur à partir de son monde intérieur, pour reprendre l’expression du Nobel de physique quantique Wolfgang Pauli et du psychanalyste Carl Jung.

Notre imaginaire, notre façon de voir le monde, d’être et de faire est projectif et universaliste. Pour assembler déjà des Celtes, des Latins et Germains, il a fallu se projeter dans des formes d’expressions artistiques, religieuses et politiques et de rapport social projectives dénaturalisant et agrégeant nos diversités initiales dans l’idée d’un dépassement commun universel. Ainsi nous voyons l’Europe et le monde comme prolongement de ce que nous sommes dans un universalisme. Ce dernier logiquement, en retour, méconnait et mésestime les singularités culturelles entre les peuples. Cela génère le reproche qui nous est fait par les amis étrangers d’être légers au plan intérieur et arrogants à l’extérieur.

Ainsi notre propension à la caricature est l’expression de notre imaginaire. Depuis Rabelais au moins, le fait de pouvoir se moquer de tout, de n’importe qui, de n’importe quoi, n’importe comment et à tout moment, nonobstant statut sociaux, croyances, religions et idéologie est une façon d’égaliser des conditions pour s’assurer dans la farce même que l’on procède de la même France et humanité nonobstant les différences réelles par des outrances, inversions de rôle carnavalesques ou libertinages que l’on retrouve dans le théâtre et son geste de Molière, Corneille, Marivaux, Beaumarchais, Labiche ou Guitry…

Cet imaginaire, cette socialité que représente le geste théâtral, seront le creuset de la séparation du spirituel et du temporel, du gallicanisme, même dans nos Sociétés devenues sécularisées. Ainsi dans la fonction présidentielle, le surplomb de l’État et du souverain, l’humanisme, la République et la laïcité, la possibilité même de critiquer ou moquer toute religion tout en respectant les convictions religieuses individuelles et la foi ramenée dans le domaine privé. Cet universalisme que chaque civilisation et peuple pourrait et devrait reprendre à son compte est même magnifiée dans la « Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen » énoncée lors de la Révolution française.

Notre imaginaire projectif et universaliste, avec ses formes républicaines et laïques, qui intriguent ou scandalise à l’étranger remonte bien avant la loi de 1905, le colonialisme, mémoire post-coloniale ou discrimination sociale ou religieuse de l’immigration arabo-musulmane et de ses enfants et petits-enfants. Dans le moment néolibéral actuel qui irrigue le sommet de l’État, les classes dirigeants et la petite bourgeoisie intellectuelle devenue gauchiste, communautariste et wokiste, par inculture et présentisme, notre imaginaire est méconnu et ignoré dans son temps long et non transmis explicitement aux nouvelles générations. La République et la laïcité peuvent alors apparaitre souvent comme contraignants et peu respectueux des libertés alors qu’elles en sont chez nous la condition et agit notre peuple. Notre imaginaire continue à irriguer l’inconscient collectif du pays nonobstant le tarissement des transmissions institutionnels et crise de la République, de la souveraineté populaire, qui procède du contournement de la souveraineté nationale par l’État enclavé dans l’Union européenne.

En témoignent la permanence et profondeur de notre dépression nationale, preuve de la permanence de ce que nous sommes ; les réactions spontanées et homogènes du pays en réaction aux attentats islamistes contre Charlie Hebdo de 4 millions de français en défense de la caricature et de la laïcité jugée en péril et devant être défendue par 80% des citoyens ; ou la grande jacquerie des Gilets jaunes soutenues par les 2/3 des Français nonobstant des violences réprouvées.

La globalisation néolibérale, internet et les réseaux sociaux amplifient les incompréhensions entre ce que nous sommes, nos façons d’être et de faire inconscientes et le reste du monde, à fortiori chez ceux qui divinisent et naturalisent les marchés, relient le privé et le public, le spirituel et le temporel, ou les fusionnent en faisant prévaloir ce dernier comme les islamistes.

Chaque peuple doit être respecté dans son imaginaire sinon c’est le chaos qui prévaut comme aujourd’hui. Je plaide pour l’universel comme moyen de la coexistence entre des peuples divers au sein de la mondialisation et non pour l’universalisme comme finalité du néolibéralisme de moyennisation des marchés, des lois et gouvernances. Ce qui est universel c’est l’aspiration à la dignité humaine, à l’intégrité physique de la personne, à la liberté d’expression et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

La confusion entre universel et universalisme remonte loin, au moins au cœur des Lumières. Dans Chaos, essai sur les imaginaires des peuples, avec Arnaud Benedetti ; je mentionne qu’Alain Supiot dans sa nouvelle préface des Lettres persanes nous rappelle que cet enjeu de l’universalisme est présent dès les Lumières dans une querelle intellectuelle. Le juriste Montesquieu y énonce que la Loi doit procéder des us et coutumes des peuples. Survient ensuite le mathématicien Condorcet qui s’en moque. Pour ce dernier la Vérité et la Raison étant unes, la Loi doit être la même partout, les us et coutumes des peuples s’y adapteront.

Montesquieu est un libéral et Condorcet pense la matrice de ce qui deviendra le néolibéralisme au nom d’un universalisme abstrait et en surplomb des peuples qui souvent cheminent comme des somnambules ensemble à Gauche comme à Droite.

En France, dans la période actuelle où l’avenir se dérobe du fait du néolibéralisme ; la nation est du côté de Montesquieu et le sommet de l’État, les classes dirigeantes et petite bourgeoisie intellectuelles du coté de Condorcet.

Voilà l’angle mort de notre imaginaire projectif et universaliste à la source de nos illusions et de notre affaissement sur lequel je reviens précisément dans le livre.

La globalisation économique, financière et numérique néolibérale s’est détachée de la mondialisation mosaïque de civilisation et peuples aux imaginaires différents. Voilà ce qui génère la marche vers le chaos. L’Union européenne est le laboratoire le plus aboutit du néolibéralisme et en son cœur se trouve la France qui y a participé activement pour les raisons énoncées précédemment et précisées dans le livre.

Or le réel nous rattrape le repli des peuples et les guerres procède de ce que la finalité pour les peuples est de maitriser leurs destins selon leurs propres modalités et non la prospérité ou même les libertés individuelles. C’est par exemple la leçon à tirer des réactions des civilisations et peuples face à la crise pandémique.

Marie-Françoise Bechtel : Si cette définition de la singularité française comme tension vers l’universel appuyé sur la « dispute » politique est pertinente, n’est-ce pas ce qui donne à la Révolution française sa portée mondiale, comme l’a souligné Jean-Pierre Chevènement, à la différence des révolutions soviétique et chinoise qui n’ont pu se déployer que dans le cadre d’un régime spécifique ?

Stéphane Rozès : Vous avez, avec Jean-Pierre Chevènement, raison. La source en est selon moi double.

D’une part les imaginaires des civilisation et peuples qui sont premiers trouvent leurs formes politiques, régimes et idéologiques singulières. De ce point de vue les imaginaires de la France, la Russie et la Chine sont forts différents. L’imaginaire russe protecteur et impérial procède de son histoire et son immense géographie sans abris. L’empire y précède la nation et son peuple recherche sans cesse protection dans une continuité d’Ivan le Terrible, à Staline et Poutine.

L’imaginaire chinois dans un tout autre rapport au cosmos, à l’espace et au temps que l’Occident. Il se déploie non comme une projection sur le monde, l’Homme devant être comme maitre et possesseur de la nature mais en son centre, l’« empire du milieu » en harmonie à l’abri de ses murailles. Aujourd’hui la Chine veut retrouver cette place après quelques siècles d’éclipses à partir de la Renaissance et de l’hégémonie occidentale aujourd’hui en déclin pour des raisons culturelles. La mondialisation devenue globalisation néolibérale la prive d’une destination qui meut l’imaginaire occidental. Il suffit pour les orientaux d’être en harmonie au sein du mouvement. Russes et chinois ont leurs empires premiers et comme protection, la France comme projection.

D’autre part l’imaginaire français offre une grande plasticité entre sa forme projective et universaliste et ses modalités de disputes communes où selon les moments l’emportent le commun ou la dispute en fonction de la prise, ou non, du pays sur la construction de son avenir.

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » : cet aphorisme de notre poète René Char illustre notre imaginaire qui est notre héritage. Mais il n’est précédé d’aucun testament en ce que c’est le présent et non le passé qui nous permet dans d’apparentes disputes politiques communes et ruptures de construire un avenir commun.

En cela les peuples dans leurs quêtes d’émancipation ont pu retrouver le geste de la Révolution française, spectaculaire décapitation du roi comprise, et donc inversion de ce qui relie ensemble un peuple. Le souverain héréditaire transcendant dans la symbolique même de son « décollement » suite à son ralliement aux ennemis de la France, transfère en un instant la légitimité et la souveraineté à la nation immanente sous le joug de la dispute permanente non stabilisée par le commun de l’État et de l’hétéronomie d’où la Terreur, jusqu’ à l’arrivée du Bonaparte et de sa reconfiguration de l’État. En tout état de causes chaque peuple sous le joug d’un souverain peut s’identifier à ce moment révolutionnaire.

Ces dialectiques d’un imaginaire français fort plastique font que des pays en Europe et Amérique latine, Afrique ou Asie ont pu, à leurs sauces reprendre des principes de notre universalisme et notamment sa forme stato-nationale pour les acclimater. On se souvient ainsi de l’engouement pour la Grande Révolution en Europe et son incarnation immédiate Napoléon … jusqu’à ce que les Français viennent non seulement proposer mais imposer des valeurs, des principes et même des manières de procéder de façon pesante, voire brutale.

Marie-Françoise Bechtel : S’agissant des difficultés de compréhension qui persistent entre la France et l’Allemagne, diriez-vous qu’elles tiennent aujourd’hui encore à cette différence fondamentale décrite par Curtius selon laquelle « en Allemagne l’idée de nationalité et l’idée d’universalité se sont constamment opposées l’une à l’autre tandis qu’en France elles se sont constamment unies » ?

Stéphane Rozès : Je suis d’accord avec ce constat. Chez nous la nation est projective universaliste, en Allemagne la nation est nationaliste. Après le nazisme c’est bien ainsi que résonne le terme pour les Allemands. Je voudrais pousser les effets actuels des fondements de cette différence qui procède d’imaginaires opposés du fait de raisons historiques. Notre imaginaire est projectif et universaliste a comme moteur une dispute commune permanente et présente pour construire l’avenir de sorte de faire des Français. L’imaginaire allemand est disciplinaire, procédurier pour au contraire éviter comme dans le passé lors de la guerre de trente ans et la guerre des paysans, « das angst » de s’entretuer entre allemands. La construction de nos langues permet de nous entrecouper à chaque instant en français et oblige entre allemands à écouter l’autre jusqu’ à la fin. En Allemagne, la discipline fut communautaire, locale, théologico-politique avec Luther et Grotius, politico- militaire avec la Prusse et Bismarck jusque dans sa forme radicale et inhumaine avec le nazisme, puis économique après 1945 avec l’ordo libéralisme et procédural-néolibéral avec Habermas.

Le couple politico-économique franco-allemand a fonctionné jusqu’à la réunification allemande et l’U.E. A partir de ce moment les gouvernances néolibérales et l’hégémonisme économique ordo-libéral adaptés à l’imaginaire allemand ont bousculé les imaginaires des peuples européens notamment le nôtre et ceux du Sud. La contradiction entre les gouvernances néolibérales de l’Europe visant à fusionner et dépasser des peuples dans les procédures économiques uniques et le génie européen qui à l’inverse depuis « Mare nostrum » procède de la nécessité de faire dans un espace géographique contraint de la diversité un imaginaire européen et occidental commun explique la sortie de l’Histoire de l’Europe, son déclin.

La guerre en Ukraine se décide à Washington, Moscou et Pékin. Il s’agit d’un retour du tragique, du politique. La guerre en Ukraine déstabilise en profondeur le support économique de l’imaginaire allemand et ouvre une période incertaine et dangereuse Outre-Rhin et en Europe. Les Allemands après 1945 sont revenus dans le concert des nations après le nazisme dans le respect et l’excellence des règles économiques, ces dernières devenant hégémoniques en Europe. L’économie et le droit étaient devenue le paysage mental allemand de substitution devant s’imposer à l’Europe entière après la réunification allemande et le traité de Maastricht.

La politique américaine visant à enfoncer un coin géostratégique et économique entre l’Allemagne et la Russie, le sabotage des gazoduc nord Stream s’il était confirmé comme américain et la pression de l’OTAN pour la livraison de chars allemands dans les plaines d’Ukraine face à l’armée russe conduit les Allemands à ce qu’ils ont toujours voulu évier, le retour du politique, du tragique et de la guerre. L’imaginaire allemand à fondement économique, les représentations et efforts pendant trois quarts de siècles s’effondre sans que l’on sache ce qui va s’y substituer.

Nous, Français, avons l’agilité pour nous raconter des histoires sur nos illusions, renoncements, lâcheté et cocufiage. Les Allemands n’ont pas notre insoutenable légèreté de façon d’être, de voir et de faire.

Marie-Françoise Bechtel : Au-delà du rapport franco-allemand, la question du choc des imaginaires nationaux entre eux et non seulement dans leur affrontement avec l’ordre mondial dominant ne mériterait-elle pas d’être également traitée ? Ainsi par ex le Brexit s’il peut se lire en relation avec la mondialisation économique, transférée de l’Empire britannique à l’hyperpuissance américaine, n’est-il pas aussi un affrontement entre la vision juridiciste qui accompagne et transforme l’évolution de l’UE et l’attachement fortement intériorisé au Royaume-Uni à la loi nationale ?

Stéphane Rozès : Oui l’Angleterre est une île et la patrie du libéralisme en ce que la souveraineté politique est une évidence et une possibilité compatible avec l’ultralibéralisme comme régime économique mais pas avec le néolibéralisme comme gouvernance politique, celle de l’UE échappant au peuple anglais.

Notre imaginaire projectif et universaliste nous empêche de bien penser la différence entre libéralisme, ultralibéralisme et néolibéralisme. Malraux disait : « Les Anglais ne sont jamais aussi grands que quand ils sont seuls, nous Français avons toujours besoins d’embrasser le monde. » Les Anglais peuvent d’autant mieux embrasser les marchés et le droit, qu’est garanti au préalable leur souveraineté politique. Tel est le sens du Brexit dans la patrie du libéralisme politique dans le contexte de repli de tous les peuples du fait de la globalisation néolibérale …

La France de son côté, comme un amant éconduit se retrouve les bras ballants. Elle veut embrasser le monde qui se dérobe à elle.

Marie-Françoise Bechtel : Comment vous situez-votre réflexion par rapport à celle d’Emmanuel Todd pour qui l’imaginaire français autour de l’égalité puise ses racines très profondément dans la tradition de l’héritage en Ile-de-France ? Ces racines terriennes, si l’on peut dire, de notre imaginaire national expliquent-elles que le sentiment d’égalité puise en profondeur dans un conservatisme lié au terroir ? Comment alors ce substrat en se combine-t-il avec le choix républicain de la raison comme ciment de l’éducation du citoyen ?

Stéphane Rozès : Pour moi la prévalence chez nous de l’égalité a des raisons politico-culturelles et non des raisons liées aux structures familiales et à leurs évolutions. Dès le départ, ce qui va devenir la France est archipellique. Elle la France va assembler et s’instituer au travers de représentations façons d’être et de faire construisant une égalité des conditions culturelles, puis politiques, économiques, linguistiques, de modèle familial, de transmission, fondée sur une égalisation des conditions dénaturalisant des origines et statuts si divers qui nous caractérisent comme aucun autre pays dès nos origines que nous ne savons dater.

Voilà selon moi le fondement de la singularité de notre imaginaire et de notre génie que nous peinons à repérer, protéger et déployer. La centralité de l’égalité chez nous a partie liée avec la liberté qui la précède comme dans la devise républicaine .

Marie-Françoise Bechtel : Le double mouvement qui a conduit dans notre pays : d’une part, avec le quinquennat, à donner le pouvoir à un cercle de décision plus restreint que jamais, avec un Parlement aligné sur un exécutif qui n’est plus le garant d’un engagement sur le long terme-d ‘autre part et simultanément à entériner l’abaissement de la loi au profit de l’ordre européen et ou des décisions de justice, n’est-il pas aujourd’hui la cause fondamentale des « passions tristes » ?

Stéphane Rozès : Notre passion est effectivement la politique comme dispute commune fondant notre contrat politique et social pour construire un avenir commun. Elle est devenue triste en ce que n’ayant plus de débouchés ; elle ne s’ancre plus dans une réalité, elle tourne à vide dans la morale, la recherche de boucs émissaires et la défiance à l’égard des autres.

Je partage votre constat sur des réformes institutionnelles qui limitent l’espace du politique et de sa prise sur le réel. Sur la genèse du mécanisme, du fait de notre imaginaire projectif et universaliste ; je dirais que le dysfonctionnement de nos institutions, variable de régulation entre de la nation et l’État, vient de ce que notre passion, nos disputes politiques ne peuvent plus s’enclaver et se sublimer dans le commun gagé sur la souveraineté nationale.

Alors la souveraineté populaire, la bonne relation entre gouvernants et gouvernés s’éteint. Alors tel un canard à qui on a coupé la tête prévalent des passions mais effectivement tristes. Le peuple oscille entre attentisme, dépressions, jacqueries, mouvement sociaux ou explosions de colères et le sommet de l’État et les classes dirigeantes se murent dans un surplomb arrogant et aveugle à l’égard du peuple.

Ainsi avec la réforme des retraites, on le constate de nouveau, la légitimité des gouvernants ne procéderait pas de leurs capacités à s’appuyer sur le peuple ou sur sa majorité mais au contraire sur sa capacité de lui faire de la pédagogie ou à le contraindre.

Le Président Emmanuel Macron cultive un « en même temps » qui correspond à son monde intérieur qui s’adapte – sans la résoudre – à la contradiction entre la nation, son imaginaire et ses intérêts d’une part et d’autre part le sommet l’État enclavé dans les institutions européennes néolibérales. Néo-bonapartiste, bonaparte néolibéral, le Président Macron prétendrait représenter en même temps la verticalité symbolique du politique qui remonte loin dans notre histoire mais au service de l’horizontalité des marchés, de la « start-up nation » enclavés dans les gouvernances néolibérales de l’UE. Alors le gouvernement des hommes se dégrade en gouvernance des choses et la politique se dégrade en communication.

Pas de démocratie, pas de République effective, pas de reflux des passions tristes : identitarismes, communautaristes, islamisme et wokisme ; pas de sortie de notre effondrement ; sans au préalable le retour de la souveraineté nationale de sorte de remettre l’État au service de la nation, de faire prospérer notre génie et remettre une Europe des nations dans l’Histoire. Sinon ce sera le chaos, l’aggravation des déchirements intérieurs et pour les surmonter les nationalismes et les guerres. Pour éviter le pire, il faut réparer les imaginaires nationaux. Ils font le cours des choses.

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