par Pierre Papon, ancien directeur général du CNRS, professeur à l’Ecole de Physique et Chimie de Paris
Intervention prononcée lors du colloque Recherche et mondialisation du 20 septembre 2004
La fuite des cerveaux, le « brain drain », est un phénomène qui est souvent évoqué en France, en particulier pendant les périodes de crise et de restriction budgétaire dans la recherche publique. Brandie comme une menace, il est difficile d’en mesurer la réalité pour notre pays, alors que le « brain drain » touche sans conteste de nombreux pays de la planète, développés ou non, fragilisant leur développement scientifique, technique et économique. Le « brain drain » est incontestablement une conséquence de la mondialisation et il est le résultat des fortes inégalités de développement des potentiels scientifiques et techniques des pays de la planète. Le « brain drain » dont sont victimes certains pays devient un « brain gain » pour les pays qui en profitent. Nous nous limiterons essentiellement, dans cette introduction, à examiner le mouvement de fuite des cerveaux vers les Etats-Unis, qui sont le « grand attracteur » mondial de main-d’œuvre scientifique qualifiée.
Il faut rappeler d’abord que les pays de l’UE à quinze « produisent » 600 000 diplômés scientifiques par an (de la licence au doctorat), les USA 370 000 et le Japon 230 000. Au niveau du doctorat en sciences (tous domaines), l’UE décerne 5,5 doctorats pour 10 000 habitants (classe d’âge 25-34 ans) chaque année, les USA 4,1, le Japon 2,7 et la France 6,5. L’Europe a donc un fort potentiel de main d’œuvre scientifique que l’on ne retrouve pas dans l’emploi scientifique : il y a 5,7 chercheurs pour 1 000 actifs dans l’UE (7 en France), 8 aux USA et 9,1 au Japon.
Il est clair que les Etats-Unis sont parvenus à attirer chez eux une fraction non négligeable d’une main d’œuvre scientifique fortement qualifiée formée à l’étranger. De nombreux rapports officiels américains, ceux de la NSF en particulier (1), soulignent l’importance pour la vitalité de la recherche scientifique américaine de ce « brain drain ».
Les rapports d’indicateurs de la Science et de la Technologie de la NSF sont la principale source de données permettant de mesurer ce phénomène. Pour la France plusieurs études ont été faites par notre ambassade à Washington et un rapport a été remis au Ministère de la recherche par Danièle Blondel sur les flux de jeunes scientifiques français vers d’autres pays et en particulier les USA. L’IRD (2), quant à lui, a publié cette année un très intéressant rapport sur les diasporas scientifiques des pays du Tiers-monde dans les pays développés, dont l’existence est une autre manifestation importante du « brain drain ».
Plusieurs constats se dégagent de ces études et de l’examen des statistiques les plus récentes :
• En 1999 il apparaît que 23 % de la main d’œuvre employée aux USA possédant un diplôme scientifique (de la licence au doctorat) était née à l’étranger (personnes immigrées disposant d’un visa de résident permanent), ce qui représentait environ 850 000 personnes. Mais cette proportion est beaucoup plus élevée pour les immigrés possédant un doctorat (sciences et engineering) : elle s’élève à 37 %.
• La proportion d’étrangers résidents permanents aux USA titulaires d’un doctorat est particulièrement élevée en sciences de l’ingénieur (51 %). Tous domaines confondus, il apparaît que 55 % des post-docs travaillant dans les universités sont des étrangers.
• Il semble que le tiers des immigrés ayant un doctorat l’a obtenu à l’étranger.
• Parmi les immigrés résidents permanents docteurs, les Chinois sont les plus nombreux (20 %), les Indiens représentent 16 %, les Britanniques 7 %, les Allemands 4 %, les Français moins de 1 % (0,6 %, soit environ 2 000 docteurs résidents permanents, selon D. Blondel).
• Il semble qu’après une décroissance sur la période 1990-1995, le nombre d’immigrants aux USA, faute de qualification, ait fortement cru depuis 1998. Toutefois, depuis le 11 septembre 2001, des restrictions sévères sont imposées à l’immigration d’étudiants étrangers en provenance des pays non européens.
• Selon D. Blondel, on ne peut pas parler d’un véritable « brain drain » des chercheurs français, même si des signes semblent montrer que le flux de docteurs et d’ingénieurs français vers les USA est en croissance depuis quelques années (30 % sur la période 1993-1997). On doit ajouter aussi qu’il y a une croissance significative en France, jusqu’à récemment, du nombre de docteurs en sciences formés dans la recherche (10 000 par an toutes disciplines confondues) qui ont du mal à trouver un emploi scientifique.
• S’agissant des pays en développement, selon l’UNESCO, le tiers des diplômés scientifiques de ces pays ont immigré dans les pays développés formant ainsi une diaspora scientifique importante.
Pour conclure on doit souligner que si un séjour temporaire aux USA de jeunes scientifiques est certainement enrichissant, il faut éviter évidemment que ne perdurent, en France, des conditions favorables à un « brain drain », mais aussi prendre des mesures matérielles susceptibles de favoriser la réinstallation en France de chercheurs partis aux USA.
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1) National Science Foundation
2) Institut de Recherche pour le Développement
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