Panorama des ressources énergétiques mondiales et perspectives

par Nicolas Sarkis, directeur du Centre arabe d’études pétrolières

Intervention prononcée lors du colloque du 14 décembre 2004 Approvisionnement énergétique de l’Europe et politique de grand voisinage

Merci, Monsieur le ministre.
Les intervenants qui m’ont précédé ont exprimé ce que je voulais dire mais ils m’ont aussi beaucoup facilité la tâche.

LE PETROLE, UN ENJEU DE PLUS EN PLUS CRUCIAL DANS LES RELATIONS INTERNATIONALES

Dans quelle mesure, et pour quelles raisons, le pétrole est-il devenu un enjeu important dans les relations internationales ? Et pourquoi, bien plus que toute autre matière première et tout autre produit qui entrent dans les échanges mondiaux, le pétrole est-il celui qui retient le plus l’attention des gouvernements, des observateurs et des médias, alors qu’il n’a représenté en 2003 que 8,2% du total des exportations mondiales ?

Pour répondre à ces deux questions, les principaux faits suivants méritent d’être soulignés.

Le premier est que l’intérêt porté au pétrole a commencé au cours et au lendemain de la Première Guerre Mondiale, avec la mécanisation des armées, le développement de l’industrie automobile, la découverte des premiers grands gisements pétroliers au Moyen-Orient et l’émergence du pétrole comme source prédominante d’énergie.

Le second fait important est que les caprices de la géologie ont voulu que la majeure partie des réserves pétrolières mondiales soit située dans des régions dont la consommation est relativement faible, alors que les pays grands consommateurs doivent importer une part croissante de leurs besoins. Ceci place d’emblée le pétrole au centre des relations économiques et politiques internationales et des impératifs stratégiques des grandes puissances.

Le troisième fait est que pas moins des deux tiers des réserves pétrolières prouvées sont situés au Moyen-Orient, soit précisément l’une des régions politiquement les plus instables au monde et la région qui est censée couvrir, dans les prochaines décennies, la majeure partie de l’accroissement attendu de la demande pétrolière mondiale. L’embargo pétrolier de 1973/74 et les multiples interruptions ou perturbations qui ont affecté les exportations pétrolières à partir de cette région ont évidemment aggravé les inquiétudes et le problème de la sécurité des approvisionnements des pays consommateurs.

Un troisième fait majeur est que, malgré les apparences, le pétrole devient et sera de plus en plus une denrée rare, alors que la dépendance vis-à-vis du pétrole importé ira inexorablement en augmentant, aussi bien dans les pays industrialisés, dont les Etats-Unis, que dans les pays émergents, dont la Chine, l’Inde, le Pakistan et la Corée, sans oublier les autres pays en développement pauvres en ressources énergétiques.

On ne peut plus dès lors s’étonner que la course au pétrole, celui du Moyen-Orient en particulier, engagée depuis près d’un siècle entre les grandes puissances et leurs sociétés pétrolières, aille en s’accélérant et prenne la forme d’une guerre qui ne dit pas toujours son nom, ou provoque même des guerres tout court, dont la dernière en date est l’invasion de l’Irak par les troupes américano-britanniques, il y a un an.

Pour mieux mesurer les dimensions du problème et le caractère vital des intérêts en jeu, les prévisions énergétiques les plus fiables, dont notamment celles de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) et de l’Energy Information Administration (EIA) du département américain de l’Energie, donnent lieu à des constats qui peuvent être résumés dans les trois points suivants :

• Du côté tout d’abord de la demande, la consommation pétrolière mondiale, qui a quasiment doublé au cours des 35 dernières années pour atteindre plus de 80 millions de barils/jour (mbj) à présent, passerait à près de 90 mbj dès 2010 et à plus de 118 mbj en 2025, soit un accroissement prévu de quelque 38 mbj au cours des 21 prochaines années.

Parmi les principaux pays consommateurs, ceux dont les besoins augmenteront le plus fortement figurent, selon l’EIA américain : les Etats-Unis, avec une demande qui irait de 19,7 mbj en 2001 à 28,3 mbj en 2025 (+43,6%), l’Inde de 2,13 mbj en 2001 à 5,48 mbj en 2025 (+157,2%), la Chine de 4,97 mbj en 2001 à 10,88 mbj en 2025 (+118,9%), la Corée du Sud de 2,14 mbj en 2001 à 3,32 mbj en 2025 (+55,1%), les autres pays du Sud-Est asiatique de 5,53 mbj en 2001 à 10,17 mbj en 2025 (+83,9%) et l ’Europe Occidentale, de 13,98 mbj en 2001 à 15,26 mbj en 2025 (+9,2%).

Compte tenu des niveaux attendus de la production dans les principaux pays consommateurs, le taux de dépendance vis-à-vis du pétrole conventionnel importé augmenterait comme suit (en %) :

• Du côté des ressources disponibles et de l’offre possible, toutes les prévisions indiquent que, pour couvrir l’accroissement prévu de la demande, ce sont en tout premier lieu les pays du Moyen-Orient (surtout l’Arabie Séoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweit et les Emirats Arabes Unis) qui devraient développer leurs capacités, de manière à porter leur production de 21 mbj en 2001 à 24,2 mbj en 2010, à 33,4 mbj en 2020 et à 40 mbj en 2025, soit un doublement en l’espace de 25 ans !… Les principaux autres pays qui pourraient apporter leur contribution sont la Russie, le Venezuela, le Brésil, l’Asie Centrale et l’Afrique. Dans l’ensemble, la quasi-totalité de l’augmentation nécessaire de la production d’hydrocarbures devrait être assurée par des pays non-OCDE, contre 60% au cours de la période 1971-2000.

• Le troisième et dernier constat majeur est que le développement des ressources et de l’offre requises pour répondre à l’augmentation des besoins de consommation supposent, pour l’essentiel, deux conditions qui sont en réalité deux défis, aussi redoutables l’un que l’autre.

a. Le premier défi est de nature politique, dans la mesure où le développement des capacités de production, au Moyen-Orient en particulier, nécessite un minimum de sécurité et de stabilité politique qui sont, pour le moment et pour le proche avenir du moins, loin d’être assurées. La dernière et grave dégradation de la situation en Irak et les ondes de choc que cette évolution de la crise irakienne peuvent provoquer dans les pays voisins et dans les échanges pétroliers mondiaux ne font qu’exacerber les préoccupations à ce sujet.

b. Le second défi, largement lié au premier, réside dans l’énormité des investissements requis pour promouvoir l’industrie pétrolière au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde.

A partir de l’hypothèse basse retenue par l’AIE, le total des besoins mondiaux de financement dans l’ensemble des secteurs de l’énergie est estimé à $16 481 milliards (en dollars 2000) sur la période 2001-2030. Sur ce total, la majeure partie (59,7%), soit $9 841 milliards, serait accaparée par les projets électriques. La part du gaz naturel serait de $3 145 milliards (19,1%), celle du pétrole de $3 096 milliards (18,7%) et celle du charbon de $398 milliards (2,4%). A titre de comparaison, les investissements dans le domaine de l’énergie devraient ainsi passer de $413 milliards en 2000 à une moyenne annuelle de $455 milliards au cours de la décennie 2001-2010 et de $632 milliards en 2021-2030.

Des investissements de cette ampleur seraient-ils possibles pour couvrir les besoins énergétiques mondiaux ?

Pour les besoins de financement au Moyen-Orient en particulier, un problème crucial est posé par l’arbitrage à faire entre les besoins colossaux en capitaux du secteur électrique et les projets pétroliers et gaziers, sans oublier les autres besoins économiques et sociaux. Tout ceci dans des pays confrontés à d’énormes difficultés financières. Pour l’Arabie Séoudite, premier producteur de pétrole au monde, avec des réserves qui représentent le quart du total mondial, un prix minimum de $25/b est nécessaire pour éponger un déficit budgétaire estimé à $10 milliards en 2003. La situation est bien plus sérieuse dans la plupart des pays voisins.

Au Moyen-Orient, les investissements requis sur la période 2001-2030 sont estimés à $523 milliards pour le pétrole et à $263 milliards pour le gaz naturel, soit un total de $786 milliards, ou une moyenne de $26,2 milliards par an.

Compte tenu de ces besoins considérables de financement, la réalisation des projets nécessaires pour couvrir l’accroissement de la demande énergétique mondiale reste ainsi subordonnée à de nombreux “si”, concernant notamment d’éventuelles percées technologiques, l’évolution des prix, les découvertes espérées et, last but not least, la stabilisation de la situation politique au Moyen-Orient, en Russie et dans bien d’autres pays exportateurs.

Conclusions

Les principales conclusions à tirer de cet exposé sont les suivantes :

1) Les échanges pétroliers mondiaux augmenteront considérablement dans les années à venir à cause de l’écart grandissant entre la production locale et la consommation dans les pays importateurs. De 32 mbj en 2001, le total mondial des importations nettes passerait à près de 42 mbj en 2010 et à quelque 66 mbj en 2030.

Parmi les grandes puissances, seule la Fédération de Russie restera un exportateur net, avec des exportations qui devraient se stabiliser aux alentours de 5 mbj d’ici à 2020.

2) Contrairement aux Etats-Unis, qui possèdent des ressources énormes d’hydrocarbures et d’autres sources d’énergie et qui peuvent compter sur le Canada, le Mexique et le Venezuela pour tempérer leur vulnérabilité, les pays européens, la Chine, le Japon et les autres pays asiatiques doivent de plus en plus couvrir leurs besoins à partir de pays tiers politiquement instables, dont notamment le Moyen-Orient.

Pour les pays consommateurs, la nécessité de diversifier ses sources d’approvisionnement n’est pas suffisante pour sécuriser leurs importations. Un autre moyen d’une importance cruciale réside dans leur coopération avec les pays exportateurs. L’idée selon laquelle les pays importateurs et les pays exportateurs ont des intérêts divergents ou antagonistes est un mythe.

Le fait est que l’histoire de l’industrie pétrolière ne cesse de démontrer que l’antagonisme réel réside dans la rivalité entre les grandes puissances et entre les sociétés pétrolières internationales, qui se livrent à une vive compétition pour contrôler les réserves et s’assurer des sources propres d’approvisionnement. Un autre fait à ne pas perdre de vue est que les pays exportateurs ne demandent pas mieux que d’augmenter leur production et de maintenir ou accroître leurs parts de marché.

Pour les pays exportateurs, les besoins en capitaux ne sont pas moins vitaux que les besoins en pétrole des pays importateurs. La sécurité des approvisionnements pétroliers des pays importateurs a comme contrepartie la sécurité tout court des pays exportateurs, la sécurité de leurs marchés et des prix adéquats, susceptibles de financer aussi bien leur développement économique que le développement des capacités de production requises pour couvrir l’accroissement des besoins pétroliers mondiaux.

Le seul cadre valable pour concilier les objectifs des uns et des autres est celui d’une coopération fondée sur la complémentarité et l’équilibre des intérêts des parties concernées.

Je vous remercie de votre attention.

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