Intervention prononcée lors du colloque Paris-Berlin-Moscou : une émancipation européenne du 24 mai 2005
Mesdames et Messieurs, tout d’abord, je remercie vivement Jean-Pierre Chevènement, un ami de longue date, pour cette invitation.
Depuis des années, nous ne nous sommes pas perdus de vue. Lorsque tous deux nous étions ministres dans nos gouvernements respectifs, même si nous n’étions pas toujours d’accord sur tous les points, il a toujours été pour moi un interlocuteur éminemment intéressant et stimulant… mais vous le connaissez mieux que moi…
Je ne vais pas m’attarder en préliminaires. Au cours de mon propos, j’évoquerai les questions d’actualité dans mon pays mais je commencerai, si vous le voulez bien, par les Etats-Unis et les rapports que nous entretenons avec eux. C’est un sujet qui nous occupe depuis des décennies et qui nous occupera encore très longtemps, au-delà de toutes les questions d’actualité.
Je ne pense pas qu’il existe deux continents qui au regard des valeurs fondamentales : les Lumières, la démocratie, la liberté de l’individu, soient aussi proches l’un de l’autre que l’Amérique et l’Europe.
Ces conceptions communes sont ancrées pourtant dans des sociétés très différentes. Nous avons pu constater que les Etats-Unis et les Etats européens ont développé des intérêts divergents. C’était déjà le cas par le passé et ça subsistera dans l’avenir avec, toutefois, une différence importante : la disparition de l’Union soviétique comme menace.
Tant que l’Union soviétique existait, tant qu’a duré le conflit Est-Ouest, les Etats-Unis étaient le garant indispensable de la sécurité de l’Europe. En d’autres termes, ni à Berlin ni dans l’ancienne République fédérale, nous ne pouvions nous appuyer sur les seules garanties de la France, du moins ces garanties étaient-elles moins efficaces que les garanties américaines. Seule la garantie américaine pouvait éviter à coup sûr que l’Union soviétique, la RDA ou le Pacte de Varsovie se risquassent à susciter un conflit.
Mais aujourd’hui nous sommes confrontés à une situation tout à fait nouvelle. Pendant la guerre froide nous revendiquions l’autodétermination de l’Europe mais nous ne l’envisagions que du point de vue de économique, social, il n’était question d’autodétermination ni en matière militaire ni en matière de sécurité pour les raisons que je viens d’évoquer. Aujourd’hui, pour la première fois, nous pouvons parler d’une indépendance européenne globale intégrant les aspects de sécurité et de défense et nous pouvons peut-être aussi la développer. Nous en avons tiré les conséquences. Par exemple, pour la première fois récemment dans une décision d’une importance mondiale en matière de politique extérieure, Berlin n’a pas rejoint les rangs de l’Amérique mais s’est joint à la France. Je parle, bien entendu du conflit irakien.
Pour simplifier les choses, je dirai que, dans notre histoire quatre chanceliers fédéraux ont pris des décisions importantes.
• Le premier était Konrad Adenauer qui a intégré l’ancienne République Fédérale dans le camp occidental.
• Le deuxième, Willy Brandt, a ouvert notre politique vers l’Est.
• Le troisième, Helmut Kohl, avait l’instinct politique et le courage, dans une situation donnée, de saisir l’occasion. Il est parvenu à la réunification allemande malgré le manque d’enthousiasme de François Mitterrand et de Margaret Thatcher. La décision qui a conduit à la réunification allemande n’a été prise que par deux hommes, les deux hommes politiques qui avaient le pouvoir pour le faire : l’un était George Bush père, l’autre s’appelait Mikhaïl Gorbatchev.
• Le quatrième chancelier est Gerhardt Schröder qui, pour la première fois, a joué une carte européenne, a fait un choix européen et non un choix atlantique aux côtés de Washington. Cette priorité donnée à l’Europe continuera tant qu’il restera chancelier.
Nous devons poursuivre le développement de la capacité de l’Europe à assurer sa propre défense ; c’est, de mon point de vue, un impératif.
Je reviens sur les Etats-Unis. La décision d’autoriser la réunification allemande était une question de pouvoir. Le président Bush arguait que si l’URSS retirait ses troupes de la future ex-RDA, celle-ci serait trop vulnérable et qu’elle avait donc besoin des Etats-Unis et de l’OTAN.
C’était un argument fort parce qu’il était juste. Gorbatchev avait réagi en répondant :
– Bien sûr mais la présence de l’Otan et l’Amérique ne doit pas concerner des territoires trop proches de nous.
Bush avait répondu :
– D’accord, je vous promets que nous ne positionnerons pas de troupes étrangères sur le territoire de la RDA et que nous n’installerons pas de fusées nucléaires…
C’était la base de cet accord, toujours en vigueur : en Allemagne de l’Est ne stationnent ni troupes étrangères, ni armement nucléaire américain si bien que la situation de la sécurité de l’Allemagne n’est pas la même à l’Ouest et à l’Est, mais ceci n’est pas un problème. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, James Baker a écrit « l’Allemagne est tenue en laisse ».
Il était intéressant de voir que l’ensemble de nos voisins, Français, Britanniques, Néerlandais, Belges, Italiens, Polonais, Tchèques, Hongrois, Baltes et, bien entendu, les Russes étaient très satisfaits de cet arrangement qui mettait l’ensemble de l’Allemagne sous le contrôle de l’OTAN car on ne pouvait pas être sûr que ces Allemands ne dérailleraient pas. Mais cette situation ne nous gêne pas parce que nous n’avons ni le pouvoir ni l’envie de commettre des folies. Je suis personnellement convaincu que la fin traumatisante de la Deuxième Guerre mondiale a vraiment et durablement débarrassé l’Allemagne de toute volonté de puissance. Je viens de le constater lors des célébrations commémorant le soixantième anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre – très différent du cinquantenaire.
Permettez-moi de revenir brièvement sur les Etats-Unis. Les présidents successifs ont tous, dans une vision hégémonique, travaillé à renforcer la puissance américaine. Dès la fin de la guerre chacun savait que les Etats-Unis étaient la première puissance mais la prudence imposait sur ce sujet une certaine discrétion. C’est Kennedy qui a trouvé la formule « Second to none » : jamais les Etats-Unis ne devaient se trouver en deuxième position derrière quelque puissance que ce soit. Le choc éprouvé par Washington, à la fin des années 50, lorsque Moscou mit en service des missiles intercontinentaux dotés de têtes nucléaires, venait précisément de ce que, pour la première fois, le pays était devenu concrètement vulnérable. Les États-Unis réagirent aussitôt par une stratégie nouvelle. Aux représailles massives fut substituée la riposte graduée. Il n’était plus crédible de menacer de répondre à une attaque contre les alliés de Washington, dans sa sphère d’intérêt, par l’utilisation d’armes nucléaires stratégiques. On ne pouvait plus risquer New York pour sauver Berlin.
Il devint absolument nécessaire de négocier en priorité avec l’« Empire du mal » sur le désarmement ou la limitation stratégique (SALT et START). Mais à aucun moment les États-Unis ne renoncèrent à retrouver, dès que possible, leur invulnérabilité. Dès que le président Reagan apprit qu’il existait peut-être une technologie spatiale capable d’atteindre cet objectif, il donna son feu vert à l’IDS. Depuis l’échec technique de ce premier projet, quatre gouvernements ont dépensé 60 milliards de dollars pour développer le système NMD, un projet de boucliers antimissiles de plus faible portée. Ils ont dû finalement constater que techniquement ce n’était pas vraiment efficace. Pourtant, ils ont poursuivi ces efforts. Aujourd’hui, ils sont sur le point d’atteindre cet objectif, l’invulnérabilité, grâce, notamment, à des armes nucléaires miniaturisées.
Il faut nous attendre, très bientôt à faire face à un défi supplémentaire des États-Unis. Je veux parler des systèmes antimissiles basés au sol. Ils pourraient être installés dès l’année prochaine. Les États-Unis ont déjà demandé à leurs alliés de l’OTAN de réfléchir à cette perspective et de préparer leur stationnement. On a affaire à un saut qualitatif dans les affaires militaires et à la question de la portée de ces systèmes. Ils représenteraient un nouvel élément de domination militaire américaine en Europe, l’élargissement du protectorat vers l’est. Il signifierait que tout effort de constitution d’une identité européenne avec une composante de défense sombrerait dans le ridicule. Du point de vue géostratégique, ce serait une question relativement subordonnée pour Washington, de savoir si Paris et Berlin donnent l’impulsion à une avant-garde européenne de défense. La question de savoir quand et comment l’Europe réussirait à parler d’une seule voix serait relativement insignifiante en comparaison de la technique de pointe sous commandement américain qui serait installée sur le continent européen, sans que l’on puisse la démonter rapidement. L’enjeu est donc la perpétuation d’une domination militaire et politique américaine de l’Europe.
Je souligne ce point parce que je connais déjà la réponse française : « sûrement pas sur notre sol ». Tout dépendra maintenant de la réponse allemande : si elle n’était pas identique à la réponse française, il en résulterait un dommage grave et difficilement réparable pour l’Europe et pour la coopération franco-allemande. Nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir tout à l’heure.
Les Etats-Unis, au cours des dernières décennies, sont devenus une puissance militaire sans équivalent, dont la supériorité ne peut être contestée, une puissance qui ne pourra pas être rattrapée.
La différence entre les présidents qui se sont succédé pendant la guerre froide et l’actuel chef de la Maison Blanche tient en un point : la doctrine par laquelle, depuis l’automne 2002, le Président américain actuel s’est octroyé le droit de mener des guerres préventives à chaque fois qu’il s’agit de défendre les intérêts américains et ce, sans même avoir un mandat de la part des Nations unies.
C’est sa réponse par rapport à l’événement monstrueux du 11 septembre 2001 lorsque les Etats-Unis ont été obligés de se rendre compte qu’ils n’étaient toujours pas complètement invincibles et que cette atteinte avait été menée par des forces obscures, non par une nation. Cette violence a malheureusement donné les résultats que nous connaissons, c’est-à-dire que les Etats-Unis ont mis en place un programme militaire gigantesque, le plus gigantesque qu’on ait jamais vu dans l’histoire. En fait, ce programme de militarisation avait déjà démarré bien avant le 11 septembre. Lorsque nous en avons entendu parler pour la première fois, c’était au sein de la commission pour la défense des Nations unies, on n’avait pas voulu y croire puisque la supériorité militaire des Etats-Unis était déjà là, bien présente. Alors pourquoi sans aucune provocation militaire rajouter quelque chose à cette puissance ? A quelles fins puisqu’on est déjà irrattrapable ? Les Etats-Unis n’étaient-ils pas hors d’atteinte ?
L’administration Bush, celle qui a été confirmée à l’occasion des dernières élections en fait reflète une vision qui se base sur deux piliers : la puissance (power) et la mission, c’est-à-dire en fait développer une puissance à un tel point et d’une telle ampleur que n’importe quelle autre nation (ou groupements d’Etats) qui oserait s’attaquer aux Etats-Unis serait découragé par avance. La mission, c’est cette conviction profonde qu’ont les Américains, qui vient de leur histoire, d’être le peuple élu par Dieu et qui, bien sûr, en tant que tel a le devoir de défendre les Etats-Unis et surtout de propager la bonne parole, de défendre une façon de vivre, l’histoire et les convictions américaines. C’est vraiment une conviction très profonde, quelque chose qui s’est développé au cours des siècles. Ca va même très loin parce qu’on arrive à la formulation du jeune Bush : « Dieu a donné le pouvoir aux Etats-Unis de garantir la paix du monde ». Pour nous, Européens élevés dans la mouvance judéo-chrétienne, c’est quelque chose qui nous laisse sans voix ; mais lui en est intimement convaincu. Alors, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il faudra faire avec ce président-là pendant trois ans encore : je pense que nous lui survivrons. Ensuite j’espère qu’on assistera à un changement, c’est-à-dire que les Etats-Unis se souviendront du père Bush parce que c’est lui qui a proclamé très clairement la fin du conflit Est-Ouest en disant que les Etats-Unis sont la seule puissance suffisamment forte pour pouvoir mener le monde entier sur le chemin d’un nouvel ordre mondial. C’est selon moi quelque chose qui est totalement recevable et acceptable, s’il veut dire que les Etats-Unis deviennent un primus inter pares c’est-à-dire se coulent au sein d’un ordre du monde et acceptent les règles d’un nouvel ordre mondial et sont prêts à les suivre. Ce serait le renforcement des Nations unies, cela voudrait dire aussi pouvoir comprendre à l’avance, appréhender ce qui va se passer dans le monde. Je crois que cela donne la possibilité à l’Europe de réduire un peu cette toute puissance américaine et, en tout cas, de la rendre prévisible.
Alors à quoi ressemble maintenant le développement de l’Europe par rapport à la puissance américaine ? Là j’aimerais vous raconter une petite histoire, vous faire part d’un souvenir : en février 1970, je rencontrai le ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique pour parler du futur traité de Moscou. Pour la première fois, à l’occasion de ces rencontres, j’habitais à la résidence des ambassadeurs allemands en URSS – la dernière fois c’était Monsieur Ribbentrop qui y avait séjourné lorsqu’il avait rencontré les responsables russes –. Après le repas, nous étions en train de faire tourner le café dans nos tasses mon homologue russe remarquait qu’il allait falloir compter un jour avec le fait que l’Europe parle d’une seule voix et je lui ai dit : Vous avez encore une vingtaine d’années à attendre… »
« Ah bon, vous êtes sérieux en disant cela ? » s’est-il étonné. « Tout à fait », lui ai-je répondu.
C’était en 1970 et lorsque je suis rentré à Bonn et que j’ai fait mon rapport au chancelier allemand, il a réagi en disant : « Qu’est-ce que tu peux être défaitiste ! » Il était convaincu à l’époque que cela ne prendrait pas vingt ans. Entre temps, trente-cinq ans ont passé et on parle encore et toujours de la nécessité de voir l’Europe un jour s’exprimer d’une seule voix.
Les États-Unis, poussés par leur conviction de porter une sorte de responsabilité globale et leur prétention hégémonique, n’ont pas pu se permettre d’attendre durant 40 ans que les gentils Européens veuillent bien parler d’une seule voix. La politique des États-Unis a dû être élaborée en pesant soigneusement leurs intérêts, en ménageant en quelque sorte, une étape intermédiaire : conscients que tout ce qui s’était fait d’important au cours des vingt dernières années avait eu lieu sur le continent eurasien, les Etats-Unis ont voulu que cette évolution se poursuivît sous leur contrôle. Ils n’avaient pas encore les moyens de la domination du monde mais ils entendaient s’y préparer.
Ils ne pouvaient que suivre ce que leur imposaient leurs « responsabilités mondiales » ; le Vieux continent lui ne pouvait que se concentrer sur l’européanisation de l’Europe. Les États-Unis, dans leur propre intérêt, augmentaient leur puissance
Face à cette situation, l’Europe ne pouvait que suivre sa tradition : la voie politique développée pendant la guerre froide. La renonciation à la violence a été la traduction, en termes de traité, d’un constat : la force du faible est le droit, qui est également contraignant pour les forts. Les moyens sont la diplomatie et les négociations. La renonciation à la violence qui se trouvait dans le traité de Moscou a été reprise littéralement en 1975, dans l’acte final des accords d’Helsinki et cela a eu des conséquences politiques considérables. La charte de Paris, en 1989, est devenue la loi fondamentale de l’Europe. Nous ne devons pas oublier que cette méthode nous a permis de garantir l’unification de l’Allemagne de même, à l’époque, que la reconnaissance de la République tchèque d’un côté, de la République slovaque de l’autre. Ce sont les bases de la stabilité européenne, la seule manière, pourrait-on même dire, pour que le faible puisse utiliser et transformer la force du plus fort en force du droit.
Il faut reconnaître la faiblesse de l’Europe face à la puissance américaine, elle est incapable d’agir seule en matière de défense et de sécurité. En d’autres termes nous avons tout intérêt à utiliser la voie diplomatique pour désamorcer les crises, empêcher les guerres. Nous, Européens, avons le software quand les Américains ont le hardware.
Il est donc insensé de vouloir rivaliser avec les Etats-Unis en matière de défense. Pourquoi faire, mon Dieu ? Nous ne pouvons empêcher les Américains de dépenser de l’argent pour des armes dont ils n’ont pas besoin – mais dont ils pensent avoir besoin – mais personne ne peut nous contraindre à participer. Pour aller faire la guerre en Irak, il n’était pas nécessaire de nous armer, les Américains disposaient déjà de tous les moyens nécessaires : pourquoi les aurions-nous suivis ? Mais les Américains ne sont pas nos adversaires. Nous n’avons pas besoin non plus de rivaliser avec eux.
Maintenant j’aimerais évoquer la situation particulière de mon pays parce que je ne sais pas si, de l’extérieur, vous voyez les choses telles qu’elles sont, de manière objective.
La souveraineté de l’Empire a disparu au moment de la capitulation de l’Etat le 8 mai 1945. L’Allemagne n’a retrouvé la souveraineté que le Reich avait perdue qu’en février 1991 lorsque le traité de paix a pu enfin entrer en vigueur : c’est ce qu’on a appelé le traité 2+4.
Pendant quarante-cinq ans, l’Allemagne n’était pas un Etat souverain mais un pays sous surveillance, sous tutelle, en tout cas pour tout ce qui concernait les questions de l’Allemagne dite de l’Ouest et de Berlin. En fait nous ne disposions pas de la possibilité de prendre une décision démocratique, populaire au sens vrai du terme quant à notre unité ou notre séparation. Nous nous étions habitués à ce que les décisions nous concernant fussent prises par les grandes puissances et nous ne nous en trouvions même pas humiliés.
En 1991, donc, avec la réunification, nous retrouvions notre souveraineté et nous ne pouvions plus nous cacher derrière les grandes puissances. Nous portions dès lors la responsabilité pleine et entière de ce que nous décidions seuls. Nous avons dû nous habituer à cette normalité, nous émanciper politiquement, à l’intérieur comme à l’extérieur, surtout vis à vis des Etats-Unis. Lorsqu’une jeune personne, à l’âge de la majorité, s’émancipe, elle ne devient pas l’ennemi de ses parents, il faut simplement qu’elle prenne des décisions de manière autonome. Ce qui était tout à fait inhabituel pour mes compatriotes. Pour nos voisins aussi d’ailleurs. L’idée que l’Allemagne redevienne un pays « normal » faisait resurgir des souvenirs douloureux.
Mais ce retour à la normalité était inévitable, le passé ne doit ni être oublié ni entraver l’avenir. Nous ne menaçons personne ! Si on considère notre faiblesse et notre dépendance militaires, le Luxembourg lui-même n’a absolument aucun souci à se faire ! On pouvait craindre, à une époque, que les Allemands ne fissent mauvais usage de leur mark fort mais aujourd’hui, nous avons l’euro, plus de mark fort. Nous n’avons plus la puissance militaire, nous n’avons plus la puissance financière. Cette impuissance à menacer qui que ce soit nous met à l’unisson de l’Europe. J’ajoute que je ne suis pas pacifiste, parce que je pense qu’il est absolument indispensable d’être capable de se défendre et d’honorer les garanties militaires qu’on a données.
Pour en revenir à l’Europe, elle a l’avantage de n’être perçue comme une menace militaire par personne dans le monde. On ne peut évidemment pas en dire autant des Etats-Unis.
En d’autres termes, je pense qu’une répartition intelligente des tâches entre les Etats-Unis et l’Europe est tout à fait possible, une répartition où l’Europe userait de ses capacités spécifiques : la prévention, la diplomatie, les traités, les accords, mettant tout en œuvre pour éviter le recours à la force, ce qui n’enlèverait rien à la puissance américaine.
Nous en avons d’ailleurs eu un tout petit exemple lorsqu’il s’est agi de partir en guerre contre l’Irak puisque l’islam fondamentaliste a maintenu le silence pendant un bon moment, tout simplement parce que ces fondamentalistes ont été particulièrement surpris. Ils se sont rendu compte que l’Europe avait une attitude particulière vis à vis de l’Irak et que les Etats-Unis avaient une attitude radicalement différente. Il faut se souvenir que le Pape était du côté européen : on n’allait quand même pas mettre en place un front islamique. C’était le premier exemple. On est en train d’en vivre un deuxième, anti-chrétien : on va voir si les ministres des Affaires étrangères de France, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, ont la capacité de convaincre l’Iran de ne pas développer d’armes atomiques. Je pourrais très bien imaginer que, finalement les Iraniens acceptent de conclure un accord avec l’Europe plutôt qu’avec les Etats-Unis. S’ils devaient conclure un traité avec les Etats-Unis, cela ressemblerait à une soumission, mais il n’est pas du tout question de soumission vis-à-vis de l’Europe, donc cela pourrait fonctionner. Ca pourrait fonctionner d’autant mieux qu’on sait très bien que derrière l’Europe il y a les Américains… vous connaissez cette situation complexe. Je pense donc qu’il pourrait y avoir une répartition des tâches intelligente, astucieuse entre les Etats-Unis et l’Europe.
Mais quelle Europe ? Il y a un élément qui prévaut depuis la conférence tenue par M. Schuman dans cette ville magnifique qu’est Paris en juin 1950, un élément constant, c’est la coopération entre la France et l’Allemagne, la République Fédérale d’Allemagne. Sans cette coopération, l’Europe ne se serait pas développée pour devenir ce qu’elle est maintenant. Beaucoup de choses ont changé, certes mais je reste convaincu que sans ce pilier, sans ce fondement, l’Europe ne peut pas prendre de décisions autonomes et ne peut pas devenir un facteur de prise de décision autonome dans ce monde. Il y a eu depuis lors l’entrée de la Grande Bretagne, et puis l’élargissement vers les pays du Pacte de Varsovie et ces deux développements-là n’ont pas forcément fait du bien au développement européen. En fait la Grande-Bretagne a toujours freiné ou essayé de freiner. Et l’élargissement de l’Union européenne, finalement, conforte la pensée britannique sur l’Europe, c’est à dire, un petit peu le bazar mais un très grand marché libre. Willy Brandt m’a déclaré un jour qu’il comprenait, après coup, pourquoi de Gaulle avait refusé l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun. On pourrait dire en même temps que l’élargissement de cette Union européenne correspond bien à ce que les Français avaient imaginé, c’est-à-dire que grâce à l’accord et la constitution de cet élargissement, nous développons l’Europe des patries et non pas vraiment une Europe intégrée par l’économie. Les seuls qui n’ont pas ce qu’ils voulaient, ce sont les Allemands parce que Konrad Adenauer voulait une intégration totale pour faire de l’Europe une confédération ou une fédération. En tout cas il avait imaginé une Europe unie parce qu’il espérait que les Allemands se débarrasseraient grâce à elle de leur passé tragique. Il n’avait certainement pas imaginé ce qui se passe maintenant et ce à quoi aboutirait cette Europe élargie.
Si nous, Allemands, avons reculé sur l’idée de l’intégration, c’est parce que nous étions à vingt-quatre contre un. Nous aurions voulu et souhaité une plus grande intégration, comme l’avait expliqué J. Fischer au cours de son grand discours, en 2000, à la Humboldt Universität Ce que nous savons aujourd’hui c’est que le développement futur de l’Europe se fera dans la cohabitation des différents Etats nationaux.
On peut parler d’une similitude des intérêts de tous ceux qui n’ont pas partagé la position des Américains et cela inclut la Russie. C’est une évolution prometteuse bien que je voie une chose : la Russie n’est pas en train de devenir une démocratie de type occidental et j’ajoute que les Russes n’en seraient pas capables. Ils ne peuvent pas le faire parce qu’il n’y a pas de tradition démocratique dans leur pays. Il y a eu le premier ministre Stolypine, qui a voulu démocratiser le pays avant la Première Guerre mondiale. On lui consacre une note en bas de page dans les livres d’histoire. Et puis, pendant très peu de temps, il y a eu Kerenski, durant la révolution, qui lui aussi a essayé de démocratiser le pays. Sinon, la Russie n’a eu que des tsars, noirs ou rouges. C’étaient eux les maîtres de la Russie, avec le résultat que nous connaissons qui est qu’aucune tradition démocratique n’a pu naître. D’où aurait-elle pu venir ? J’avoue que je suis déçu. Lorsque Mikhaïl Gorbatchev m’a expliqué la Glasnost et la Perestroïka, je pensais que ça y était, la bouteille était débouchée et le génie de la démocratie s’étant échappé, les hommes seraient libres… Rien ne s’est passé, rien. Les Russes ont vécu des centaines d’années en sachant qu’il vaut mieux ne pas lever la tête parce qu’on risque d’attraper des coups. Ceci n’est pas du tout comparable à la situation en Chine. Lorsque Deng Tsiao Ping a dit « enrichissez-vous », les Chinois ont commencé à travailler, ils ont suivi, ils se sont enrichis. Mikhaïl Revenons à la Russie. Vladimir Poutine n’est pas un démocrate, c’est un autocrate, il emprunte la seule voie qu’il peut vraiment emprunter. De telles évolutions ne peuvent être mises en place que par le haut. Il faut attendre trop longtemps pour que ça se crée par le bas. Il n’est pas nécessaire que les Russes deviennent des démocrates. Ce qui est important et décisif, c’est de voir si la Russie se transforme en un Etat de droit.
Un autre fait important est la corruption en Russie. Il faut non éradiquer mais faire baisser la corruption au niveau – convenable – de la corruption aux Etats-Unis, en France ou dans les autres pays occidentaux.
En Afrique du Sud il n’y avait pas de démocratie pendant le régime de l’apartheid mais il y avait un Etat de droit sinon Mandela n’aurait jamais pu survivre. Et il me suffirait de voir que les enfants ou les petits enfants de Poutine deviennent des démocrates. Mais je vois également que lui qui veut mettre en place l’Etat de droit, c’est-à-dire la dictature des lois, lui aussi doit se soumettre à la dictature des lois c’est-à-dire à la constitution, c’est-à-dire qu’il ne peut pas se faire réélire. Ceci veut dire que Vladimir Poutine restera président jusqu’en 2008 et j’espère qu’ensemble, avec l’Union européenne, nous lui permettrons d’orienter la Russie vers l’ouest afin que son successeur soit obligé d’emprunter la même voie.
J’en arrive à mon dernier point. La France votera dimanche prochain et nous attendons avec une grande impatience le résultat de ce référendum. Je ne suis pas du même avis que Jean-Pierre Chevènement : j’espère que les Français diront oui. Et pourquoi ? Si le résultat était un non, ce non affaiblirait l’Europe, je ne sais pour combien de temps et j’ai de bons amis aux Etats-Unis qui s’en réjouissent déjà. Ils sont bien trop fins et distingués pour le montrer ouvertement mais savez-vous que les Etats-Unis pensaient depuis toujours que l’Europe ne peut pas marcher sans la garantie américaine ? Et puis il y avait Zbigniew Brzezinski, cet homme intelligent qui, en 1997, a publié Le Grand Echiquier, un livre sur la seule superpuissance. L’auteur y explique: « Nos intérêts principaux se trouvent au Proche-Orient, au Moyen-Orient, en Asie centrale et dans le contrôle entre la Chine et le Japon. Quant à l’Europe occidentale, elle est notre protectorat militaire. » Je regrette beaucoup que personne en Allemagne n’ait crié à ce moment-là, parce que ce qu’il a dit correspondait à la réalité. Mais ceci ne peut pas être une perspective pour l’autodétermination de l’Europe que d’être considéré comme protectorat, d’être traité comme tel et de s’en contenter. Il se pourrait que l’Europe soit devenue trop faible, il se pourrait que nous n’ayons plus l’élan mais ça serait dommage. D’autant plus qu’après tout ce que j’ai dit sur cette lenteur de l’Europe, il y a un point qu’il faut quand même souligner : Quand on pense à l’Europe naissante, celle de juin 1950 et quand on voit la situation actuelle, en mai 2005, on peut remarquer : « Ca alors ! Ce que l’Europe a été lente ! »… Mais elle a quand même fait un miracle : aujourd’hui les guerres entre nations européennes sont devenues impossibles. Mais c’est fantastique ! C’était notre rêve après la guerre !
Un autre point doit être souligné : nous avons constaté que si les Américains ont remporté une victoire militaire brillante, les conséquences politiques sont terribles, pires que ce qui existait avant la guerre. Avant cette guerre, il n’y avait pas de pouvoir de Al Qaïda en Irak. Les grandes questions de ce siècle : l’environnement, le réchauffement de l’atmosphère, toutes ces problématiques ne pourront être résolues que par la coopération et non par la guerre. Aucun problème mondial ne peut être résolu par les armes. La coopération est la base, la substance fondamentale de l’Union européenne.
Les Européens affectionnent les mots. A l’époque de l’Europe des six, nous l’avions déclarée « Communauté »… mais ce n’était pas une communauté, ça devait devenir une communauté. Un peu plus tard, nous avons rebaptisé la communauté en « Union »… mais ce n’est pas une union, ça sera peut-être un jour une union. Enfin, nous avons fait un traité par lequel cet ensemble de vingt-cinq pays doit être gouvernable, maniable et, hélas, nous l’avons appelé « Constitution »… mais ce n’est pas une constitution. La constitution allemande ne sera pas changée, la constitution française ne sera pas modifiée non plus.
Je veux dire que nous sommes les prisonniers d’une emphase, d’une inflation verbale.
Quoi qu’il en soit, la coopération est le mot clé pour la solution des problèmes du XXIe siècle et c’est pourquoi l’Union européenne avec toutes ses lenteurs est porteuse d’avenir.
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