« Europe-Russie. Qu’en attendre ? »

Jean-Pierre Chevènement a rencontré du 21 au 26 mai 2006 des responsables russes à Moscou pour une série d’entretiens, dans le sillage du colloque organisé par la Fondation Res Publica en novembre 2005 sur le thème « Où va la Russie ? » : M. Yastrjembskiy, le conseiller du président Poutine pour les affaires européennes, M. Kokochine, directeur de l’Institut de sécurité internationale de l’Académie des sciences de Russie, M. Primakov, ancien ministre des affaires étrangères, le président de la commission de la CEI de la Douma, M. Karaganov de l’Institut de l’Europe et M. Ryjkov, député indépendant.

Jean-Pierre Chevènement (source : www.mgimo.ru)
Je remercie l’Université d’Etat pour les relations internationales de Moscou de bien vouloir m’accueillir. Le dialogue et l’amitié entre nos deux pays ont toujours été féconds. La culture russe comme la profondeur géographique de votre pays nous fascinent. Nous savons que sans la Russie l’Europe n’est pas l’Europe. La France n’oublie pas que nous avons été réunis pendant deux guerres mondiales et elle n’oublie surtout pas la dette immense qu’elle doit au peuple russe qui a supporté les plus grandes souffrances dans la lutte victorieuse contre le nazisme.

Par ailleurs, nos deux peuples sont épris d’universalité. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, ils sont à l’origine de deux grandes révolutions qui ont ébranlé le monde. Situés enfin aux deux extrémités de l’Europe, ils ont une responsabilité particulière dans le progrès et l’organisation pacifique de notre continent.

I – La fin du monde bipolaire n’a pas conduit à l’affirmation de l’Europe en tant que telle.

1. J’appartiens à une génération qui a connu le monde bipolaire : d’un côté, l’Ouest, démocratique (mais tout le monde se dit démocratique, libéral, la liberté étant, en effet le principe, liberté de créer, de s’exprimer, de critiquer) surtout capitaliste, c’est-à-dire axé sur l’économie de marché (concurrence – pas de planification – d’organisation centrale – dans certains cas, peu de services publics relevant de l’Etat), la propriété prime le rôle croissant de l’actionnaire. Ce monde avait une alliance militaire : l’Alliance Atlantique dominée par les Etats-Unis via à l’OTAN.

– De l’autre côté, ce que l’on appelait le monde de l’Est, le bloc socialiste, beaucoup disaient le monde totalitaire. C’était le groupe des pays communistes réunis aux côtés de l’URSS – dans un système de défense, le Pacte de Varsovie.

Plus à l’Est, il y avait la Chine que l’on savait distincte, distante du Pacte de Varsovie mais qui restait à l’opposé du système de valeurs et de l’économie de l’Occident.

Deux pôles donc essentiellement, justifiant et méritant ce titre, parce que capables l’un et l’autre de comportements, de réactions et d’actions propres : l’Ouest et son alliance, l’OTAN, l’Est et son Pacte de Varsovie.

– Il y avait bien alors un troisième monde, que l’on appelait précisément le tiers monde et qui comprenait l’ensemble très divers des pays pauvres, on disait pudiquement « en voie de développement ». Mais ce monde, malgré les conférences (Bandung en 1955, les réunions aux Nations Unies, etc.) n’était pas organisé, structuré de manière autonome, capable d’agir uniment. Le Tiers Monde n’était pas un troisième pôle.

Ce monde bipolaire était dur, dangereux, coûteux. Il inspirait la crainte, il poussait à la course aux armements. Mais – doit-on l’avouer ? – intellectuellement, il était reposant. Il épargnait la réflexion. On était de l’Ouest ou de l’Est, membre de telle Alliance ou Pacte, opposé par définition à l’autre camp et l’on se bornait à souhaiter que l’équilibre perdurât entre les deux blocs. Parfois, il y avait de la part d’un pays ou l’autre à l’intérieur de chaque bloc, un effort original d’imagination, d’indépendance. C’était la France du général de Gaulle qui pensait qu’un jour les nations, persistantes sous les idéologies, feraient éclater les blocs, qui pensait, par exemple, que la Russie aurait raison de l’Union Soviétique, ou encore l’eurocommunisme en Europe du Sud, ou le socialisme démocratique à la française qui espéraient pouvoir dépasser un jour l’opposition des blocs ou bien encore à l’Est la Yougoslavie autogestionnaire, ou la Roumanie revendiquant son indépendance. A l’Ouest, il y avait surtout, à l’instigation de la France suivie pas toujours avec entrain par l’Allemagne, l’entreprise de construction européenne, c’est-à-dire d’édification, au sein du monde atlantique, d’un ensemble à part, capable de prendre des décisions en bonne harmonie mais en théorie sur un plan de stricte égalité avec son partenaire américain. Cet effort a assez bien réussi sur le plan économique, jusqu’à ce que la mondialisation récente en ait altéré les effets, mais il n’a pas abouti sur le terrain politique, stratégique, militaire, les Etats-Unis parvenant à garder, à travers l’OTAN, la maîtrise de l’Alliance et à empêcher l’émergence d’un pilier égal européen.

Ce monde, chacun le sait, a disparu. Il a disparu du fait de l’éclatement, dissolution, disparition, appelez cela comme vous voulez, du bloc de l’Est, de l’Union Soviétique. De bipolaire, le monde ne s’est pas retrouvé unipolaire, homogène, harmonieux. Les systèmes demeurent, de pays à pays, largement différents mais la toute puissance d’un seul Etat, plus riche, plus fort, plus ambitieux que les autres, s’impose. Certes l’historien américain Paul Kennedy avait évoqué en 1987 les risques de la « surextension impériale » mais les faits, provisoirement, semblaient lui avoir donné tort. L’implosion de l’URSS a retardé d’une bonne dizaine d’années le moment où les Etats-Unis en envahissant l’Irak ont pris le risque de l’enlisement dans les profondeurs du monde musulman. En attendant ce fut et cela reste encore le temps de la Superpuissance, de l’hyperpuissance américaine qui peut et parfois veut dicter ses décisions bien au-delà des contours de l’ancienne Alliance atlantique. Zbignew Brzezinski a théorisé en 1998 dans un livre intitulé « Le grand Echiquier » la nécessité pour l’Hyperpuissance de s’installer au cœur de l’Eurasie pour empêcher l’apparition d’une puissance rivale en Europe ou en Asie.

A quoi est due cette évolution dont chacun a à l’esprit les étapes de 1985 à aujourd’hui ? On parle du succès américain, de la victoire emportée par Washington dans la course aux armements stratégiques, du triomphe des idées libérales, démocrates. Dans les faits, la Conférence d’Helsinki, la Conférence sur la sécurité et la coopération européennes qui fut voulue, proposée par Moscou, par le pouvoir soviétique, aboutit moins à préserver les frontières qu’à abattre les obstacles à la circulation des idées. Paradoxalement, c’est une initiative soviétique des années 1970 qui entraîna, des années plus tard, la fin de l’Empire soviétique. A quoi s’ajouta, pour l’Est, sans discussion, l’échec économique favorisé par le retournement des prix du pétrole à partir de 1986, qui privait l’URSS d’une bonne partie de ses recettes en devises et par conséquent l’échec de la perestroïka. 1986, ce fut aussi Tchernobyl, accident nucléaire ou accident soviétique, on en discute encore …

Mais de ce bouleversement prodigieux, la dissolution en quelques mois de l’Empire soviétique, je voudrais surtout retenir un trait étonnant qui, à mon sens, n’a jamais été suffisamment souligné : c’est que tout s’est passé de façon pacifique. Voyez par comparaison les phases de dissolution des Empires anglais, français, portugais : guerre d’indépendance, guérillas, etc. Rien de tel à l’Est. Certes en 1990-1991 quelques troubles dans les pays baltes, mais pour le reste, de la Biélorussie, de l’Ukraine jusqu’aux Kazatzkan une dissolution calme, en quelques mois de l’URSS du fait, sous leur exclusive responsabilité, de ses dirigeants, pratiquement sans morts, sans crime, sans justice expéditive. Un remarquable résultat à l’honneur me semble-t-il des gouvernements et peuples de l’URSS et dont l’Ouest n’a jamais assez médité les mérites.

II – L’incapacité de l’Europe à s’affirmer de manière autonome a été grosse d’effets négatifs.

Sur ce terrain nouveau, aplani, un bloc entier, une tour, l’URSS, ayant disparu, il fallait reconstruire.

Quinze ans plus tard, force est de le dire : ni l’Est ni l’Ouest n’ont réussi. Au départ, dans les années 1990 à 1996, il y a bien eu de la part de certains Européens des efforts de reconstruction : la maison Europe de Gorbatchev ; le projet de Confédération européenne du Président français Mitterrand. L’idée était un peu la même, très simple : rassembler tous les pays du continent européen, de l’Est comme de l’Ouest, dans une structure souple, respectueuse de leur indépendance, mais assurant sécurité commune et facilitant coopération et développement économique. Echec. Pourquoi ?

A) Les raisons de l’échec européen.

1. L’analyse de la crise yougoslave qui éclata dès 1990-1991 est éclairante. Les irrédentismes nationalistes qui avaient été tenus en bride par Tito avaient resurgi. On aurait pu choisir d’en tenir compte, d’accepter les revendications d’indépendance des Slovènes, des Croates, des Bosniaques catholiques ou musulmans quitte alors à redécouper les territoires et modifier aussi certaines frontières internes pour préserver les mêmes revendications identitaires des Serbes. On choisit une autre voie : admettre les sécessions, l’éclatement de la Yougoslavie, ériger en frontières d’Etats les frontières jusque là provinciales, satisfaire ainsi les Slovènes, les Croates, peut-être les Bosniaques, mais pour le reste, en ce qui concerne les Serbes, vivant désormais à l’intérieur de ces frontières, on se borna à des arrangements de protection de minorités .Les Serbes réagirent, brutalement, trop. Les Européens ne surent pas trouver eux-mêmes les formules qui les rassurèrent. Les Européens agirent lentement, sans vraie conviction commune, et finalement firent appel en 1994 aux Américains, – et aux Russes – démontrant ainsi que les Européens de l’Ouest n’étaient capables ni d’une politique commune, ni de rétablir la paix sur leur propre continent. Les Américains décidèrent des Européens de l’Ouest et les Russes suivirent. Les problèmes des Balkans ont été mis au réfrigérateur. Ils ne sont pas réglés pour autant. L’indépendance du Monténégro n’est que le dernier spasme de la dissociation de l’ex-Yougoslavie.

2. La principale raison de l’échec tient à la politique américaine. L’échec européen en Yougoslavie, ce fut aussi en effet le succès américain. Ceux-ci, auraient pu, après l’éclatement du bloc de l’Est, se désintéresser de l’Europe, laisser celle-ci s’organiser. Tout au contraire, sous la conduite de diplomates d’origine européenne, Tchécoslovaquie pour Mme Allbright, Allemagne pour M. Holbrooke, ils ont pris le parti opposé : celui d’affirmer en Europe la présence américaine, par le biais de l’Organisation dont les Etats-Unis ont le contrôle, l’OTAN. On croyait l’OTAN sans objet depuis la disparition du pacte de Varsovie. Ce fut, tout au contraire, la relance et l’expansion de cette Organisation. Aux pays de l’Est, non russes, qui s’étaient dégagés de l’influence de Moscou, les Etats-Unis ont proposé non pas de rejoindre la structure de sécurité que leur proposaient la France et l’Union européenne, mais de devenir membre de l’Alliance atlantique. Le langage américain eut l’avantage d’une très grande simplicité. Aux pays de l’Est ils dirent : « Eloignez-vous de la Russie. Rapprochez-vous de l’Union européenne pour tout ce qui concerne l’économie. C’est leur affaire et ça vous rapportera. Mais pour ce qui concerne votre sécurité, votre défense et pour toute la politique mondiale, l’action extérieure, rejoignez ce qu’il y a de plus moderne, de plus efficace, de plus rémunérateur, l’OTAN et son commandement américain. »

Et cela a très bien marché. Les anciens dirigeants communistes des pays de l’Est ou les anciens dissidents se sont retrouvés, avec plus ou moins de bonheur, pour tourner le dos à la Russie, pour se désintéresser aussi des vieux pays fondateurs du marché commun européen, la France et l’Allemagne, et pour applaudir à l’idée d’une Europe totalement intégrée dans l’Alliance atlantique, totalement solidaire des choix américains. L’apogée de ce mouvement, ce fut la fameuse prise de position des huit pays européens de l’Est, au printemps 2003, en faveur de l’intervention américaine en Irak et la non moins fameuse déclaration de M. Rumsfeld opposant l’Europe moderne, jeune, celle des pays étroitement solidaires des Etats-Unis à la vieille Europe, France – Allemagne – Belgique.

Quant à la Russie, elle est tenue à l’écart, à part. Elle n’est plus un adversaire. On ne la craint pas. Elle n’est pas un rival. Une certaine « doxa » d’inspiration américaine s’est établie : on juge nulle son influence sur le cours des choses : au Proche-orient, au Moyen-Orient, en Asie, en Afrique. On n’a pas totalement réussi à pénétrer son régime politique, à diffuser totalement les pratiques commerciales, économiques de l’Occident. On juge donc son système à la fois encore trop autoritaire et impuissant. On dénonce, au nom du respect des droits de l’Homme sa politique dans les territoires musulmans restés sous contrôle. On continue de vouloir éloigner d’elle ses voisins : Ukraine, Géorgie. On souhaiterait faire la même chose avec la Biélorussie. Bref, l’idée paraît être, puisqu’il n’y a plus qu’une seule Superpuissance sur terre, les Etats-Unis, de renforcer au maximum celle-ci, y compris au cœur de l’Eurasie, le « Heartland » cher aux géopoliticiens, et d’affaiblir définitivement ses anciens rivaux, en prévision peut-être d’une confrontation vraiment délicate, dans vingt, trente ans peut-être, avec une autre Superpuissance en gestation, la Chine.

L’Europe de l’Ouest est muette. Les nouveaux membres de l’Union européenne sont au sein de cette Europe plus proches de Washington que les vieux pays fondateurs. Il n’y a donc pas, et pour encore longtemps, de politique étrangère européenne commune. Faute de volonté partagée, il est évidemment impossible de bâtir avant terme des institutions fortes. D’où l’échec du projet de traité constitutionnel pour l’Europe, artificiel car reposant sur l’idée qu’il existe un « peuple européen » là où il y en a trente. Les Etats sont divisés, le Royaume Uni persistant à accorder la priorité à ses relations avec les Etats-Unis, l’Italie et les PECOS derrière lui, l’Allemagne hésitant à choisir entre une Europe vraiment indépendante et un statut de soutien privilégié avec Washington.

B) L’incapacité de l’Europe à s’affirmer en tant que telle est grosse d’effets négatifs.

1. Un désastre au Moyen-Orient : Palestine, Irak, Iran. Je n’insiste pas. Une justice internationale accroît un intense sentiment de frustration déjà bien ancré par près de deux siècles de décadence de l’Empire ottoman et par l’échec des nationalismes arabes. Nous y reviendrons dans le débat. Mais une observation : la France et la Russie, en ce qui concerne le Moyen-orient avaient mis en garde les Etats-Unis et leurs partenaires les plus étroits contre les effets d’une politique agressive contre l’Irak. Le résultat est là : la démocratie n’a pas été exportée. La violence et le chaos règnent.

Désastre politique au Moyen-Orient. Echec économique aussi : envolée des prix du pétrole. Menace en tout cas sur les signes d’une reprise en Europe. Coup dur pour les pays du Tiers monde dépourvus de pétrole.

2. Enfoncement politique et économique de l’Afrique. Les Etats-Unis sont indifférents sauf au pétrole et du coup leurs partenaires européens paraissent tétanisés. Pendant ce temps-là, l’Afrique marginalisée dans les échanges internationaux ne dispose pas des moyens du décollage économique. Elle s’abîme dans la misère économique et des crises politiques mortifères. Mais la Russie elle-même est peu présente alors que la Chine déploie en Afrique son influence.

3. Un certain aveuglement politique et économique vis-à-vis de l’Asie. Les Etats-Unis et leurs partenaires les plus fidèles à la remorque des firmes multinationales s’aveuglent sur les bienfaits d’une mondialisation accélérée qui aboutit à transférer vers l’Asie les entreprises industrielles, manufacturières, et bientôt les services, tout en négligeant complètement les situations sociales et politiques de ces pays, sans parler de l’écologie. La Chine a un droit légitime à se développer mais un partenariat avec elle doit obéir au principe de l’intérêt mutuel.

4. La réalité d’aujourd’hui est celle d’une Superpuissance qui affecte de vouloir exporter la démocratie et de rendre le monde pareil à son image alors que les sociétés demeurent foncièrement différentes et que les intérêts économiques de cette Superpuissance notamment en matière énergétique sont plus déterminants que ses intentions libérales. La réalité d’aujourd’hui, c’est l’étonnante contradiction entre les discours des milieux politiques, dirigeants, à l’Ouest, et le démenti d’une majorité de nations leur apporte à l’ONU ou dans la pratique quotidienne La réalité de demain ce sera l’émergence de deux autres pôles de puissance, pas nécessairement amis, l’Inde et la Chine et une compétition forcenée de ces deux pays face aux Etats-Unis, pour maîtriser la clé du développement : les ressources énergétiques. Le monde de demain ne sera certainement pas un monde bipolaire géré par une grande puissance démocratique, libérale et généreuse, l’Amérique. Le monde risque d’être un univers à deux ou trois puissances qui ne s’équilibreront pas comme dans les années 60 et 70 mais seront en compétition.

Quelles actions imaginer pour corriger cette projection ? Quelle place pour l’Europe de l’Ouest et la Russie ?

III – Pour une Europe autonome égale ou supérieure à vingt-cinq avec la Russie.

A) A perspective de dix ou vingt ans, on ne voit pas l’Europe de l’Ouest actuelle surmonter ses divisions vis-à-vis de l’Alliance américaine et conquérir réellement son indépendance, forger son unité et devenir à son tour une puissance. L’échec sera certain si les Européens persistent à ne raisonner qu’en termes de leurs relations avec les Etats-Unis. Tout peut changer si les Européens de l’Ouest qui le veulent, et particulièrement les plus grands pays – Allemagne – France – Italie – Espagne – modifient leur vision du monde, s’affirment comme un acteur stratégique autonome et acceptent de reconsidérer sous cet angle leur relation avec la Russie.

B) Deux choix s’offrent :

1. Celui d’une Europe suffisamment souple dans ses structures politiques pour comprendre aussi la Russie. Inutile d’insister. La Russie a certainement autant de titres à se déclarer européenne que l’Estonie, l’Ukraine, ou bien sûr la Turquie.
2. Celui d’une Europe, dont les institutions seraient jugées par la Russie trop fortes pour que Moscou accepte de les rejoindre, mais qui prendrait résolument le parti de coopérer étroitement avec Moscou sur tous les sujets : politiques, économiques, de sécurité.

C) L’un et l’autre choix supposent de part et d’autre des efforts.

1. De la part de l’Union européenne :

a) Accepter l’évolution actuelle de la Russie, c’est-à-dire comprendre qu’après une phase d’abaissement, de repli, parfois d’humiliation, la Russie reprend confiance en elle-même. Le temps où des équipes de jeunes technocrates des universités américaines ou européennes venaient apprendre le b-a-b-a de l’économie aux Russes est terminé. Le temps des faveurs distribuées aux oligarques est derrière nous. Les grandes nations de l’Ouest le comprennent mieux que les institutions de Bruxelles. L’avenir de l’Europe est dans la construction patiente, à géométrie variable, d’un acteur stratégique autonome ayant vocation à modérer les pulsions de l’Hyperpuissance et à maintenir la paix sur notre continent.

b) Comprendre qu’une campagne visant à faire basculer systématiquement les voisins de la Russie, et notamment l’Ukraine, dans un système militaire intégré sous commandement américain n’est pas le meilleur moyen de rassurer les Russes et de leur donner le sentiment d’un partenariat sincère, sans arrière-pensées. Un partenariat conjoint s’impose pour traiter les problèmes de voisinage.

c) Tenter d’avoir une analyse partagée de l’évolution des régimes musulmans et aider vraiment Moscou à résoudre le problème tchétchène, approfondir la concertation qui, heureusement existe à propos de l’Iran, rétablir une approche commune vis-à-vis de l’Irak, de la Syrie et du problème palestinien. Il y a là un défi fondamental. La politique occidentale et d’abord américaine a conduit au développement d’un islamo-nationalisme avec lequel il faudra compter. Un dialogue sans complaisance sur ce que sont nos principes mais cherchant à conjurer les risques d’une « guerre de civilisations » est la voie raisonnable que nous devons promouvoir ensemble. L’Islam n’est pas un bloc totalitaire. Il est naturellement pluriel et nous devons aider les peuples musulmans à s’intégrer à la communauté des nations dans le respect de leur dignité et de leur souveraineté, ce qui implique bien évidemment le rejet des menées terroristes.

Amarrer la Russie à l’Europe sur le plan économique, celui des échanges, celui – je le dis clairement – des accès aux ressources énergétiques. La Russie dispose d’un formidable atout : son panier de richesses énergétiques, équilibré : gaz, pétrole, charbon. Très franchement l’Europe tout entière, de l’Atlantique jusqu’au-delà de l’Oural, a intérêt à tenter d’en faire son bien commun : Problèmes de transports – communications – consommation – économies – prix. Chacun des partenaires doit y trouver son intérêt. La Russie doit pouvoir compter sur les technologies et les investissements de l’Ouest pour accélérer son développement économique et social.

2. De la part de la Russie :

a) Comme nous l’a dit votre ministre des Affaires Etrangères, M. Sergueï Lavrov, la Russie a choisi irréversiblement le cap de la démocratie et du rapprochement avec l’Europe. C’est, je crois, son intérêt bien compris. Il lui faudra accepter loyalement les observations, suggestions, remarques, critiques vis-à-vis de tout ce qui concerne le respect des libertés fondamentales, et des droits de l’homme dès lors que ces observations partiront d’un bon esprit, celui du rapprochement mutuel et ne se laisseront pas instrumenter par une politique américaine qui viserait essentiellement à refouler la Russie. Celle-ci est membre à part entière – du Conseil de l’Europe. Les Etats-Unis n’y sont qu’observateurs. Chacun des Européens doit jouer le jeu. La Russie comme les autres. C’est un réflexe élémentaire de solidarité

b) La Russie a intérêt à faire le choix du rapprochement politique, économique, culturel avec l’Union européenne qui respecte et respectera encore longtemps les indépendances nationales, plutôt que celui d’un basculement vers la Superpuissance existante, au nom de la résurrection du condominium des années soixante, ou vers celles – Chine ou Inde – qui émergent en Asie. L’Histoire, les intérêts, les projections démographiques et économiques, tout démontre que le bon choix pour la Russie, dont la démographie devient modeste, dont la puissance reste forte, est de s’amarrer à ses voisins raisonnables, éprouvés de l’Ouest, sans pour autant renoncer à développer ses relations économiques avec les pays d’Asie, notamment la Chine, le Japon et l’Inde, et bien entendu avec les Etats-Unis.

Ce monde, tel qu’il peut se dessiner à perspective de vingt ou trente ans, comment sera-t-il ? Le mot, le concept de multipolarisme, est sans doute réducteur. Les Etats importants, par la taille, par le poids démographique, économique, militaire, Etats-Unis, Chine, Inde, Brésil, Japon, Russie, pays d’Europe occidentale groupés ou individuels, ne seront plus à proprement parler des pôles, agrégeant autour d’eux des Etats alliés, affidés, obligés.

Aux lieu et place de deux ou trois pôles on aura affaire à une constellation plus nombreuse d’Etats importants. Il y aura certes les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon, mais aussi, le répète, à titre individuel ou rassemblés dans une Union européenne plus solide, les Etats européens de l’Ouest, et la Russie bien sûr. Celle-ci pourra s’être fortement rapprochée des pays de l’Union européenne jusqu’au point – pourquoi pas ? – d’être membre d’une Union souple qui dépasserait trente membres. Elle pourra continuer à s’en tenir distincte tout en lui étant attachée par mille liens culturels, politiques, économiques. Les pays de l’Union européenne, je l’ai déjà dit, ont intérêt à se tourner vers la Russie, pour mille raisons dont je n’ai pas exclu celle de l’énergie mais qui dépasse cette question : la « grande Europe » peut seule tempérer les excès éventuels de l’Hyperpuissance. Mais la Russie a également avantage à s’orienter de préférence vers l’Europe de l’Ouest. Les Russes sont des Européens et sont perçus comme tels par les autres peuples. L’Asie connaîtra bien des soubresauts. Il n’est pas mauvais d’être très prudents à long terme et de s’appuyer sur des partenaires occidentaux, finalement plutôt solides, pacifiques, et surtout prévisibles.

Nous avons beaucoup de complémentarités à développer en matière économique et de sécurité. Nous devons faire ensemble de l’Europe entière un continent pacifique où le peuple russe pourra épanouir toutes ses potentialités qui sont grandes. Ce monde reposera comme toujours nécessairement sur l’équilibre. Cet équilibre ne sera pas celui de la dissuasion entre deux ou trois pays. Il résultera d’un tissu serré d’obligations réciproques. Faut-il un arbitre, un maître du jeu ? On peut raisonnablement penser que l’on peut se contenter non s’un super arbitre, non d’un super maître du jeu, mais d’une règle du jeu. Et celle-ci, pourquoi pas, devrait rester la Charte des Nations Unies, son principe de sécurité collective, c’est-à-dire au bout du compte, l’interdiction du recours unilatéral à la force. Faudra-t-il modifier le conseil de sécurité ? Les membres permanents actuels y ont leur place. Un élargissement est certes possible mais il faut garder à l’esprit les leçons du système démocratique et considérer qu’une collectivité, quelle que soit sa taille, peut déléguer par convention à quelques-uns de ses membres le soin de veiller à la sécurité.

Si fortes seront donc les pressions de l’Inde, du Brésil, du Japon, du Nigeria, mais pourquoi pas aussi du Pakistan et de l’Indonésie, la place de la Russie au Conseil de Sécurité mais aussi celle des Etats membres permanents européens actuels ne me paraît pas à moyen terme à remettre en question. Ce qui est donc requis, ce n’est pas de bouleverser le monde, d’abandonner nos valeurs, bien au contraire. C’est de mieux s’écouter, mieux se redécouvrir, pour mieux se respecter et réapprendre à travailler ensemble. Dans tous les domaines il faut réapprendre à penser l’Europe « dans la grande dimension ».

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Visiter le site de l’Institut des relations internationales du Ministère des Affaires Etrangères russe, M.G.I.M.O : www.mgimo.ru et la page consacrée à Jean-Pierre Chevènement sur le site du M.G.I.M.O

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