Le remaniement ministériel en Russie et ses implications : choix du successeur de Vladimir Poutine ou consolidation d’une orientation politique ?

par Jacques Sapir, Directeur d’Études à l’EHESS, Directeur du CEMI-EHESS

Vladimir Poutine a procédé à un important remaniement du gouvernement russe le jeudi 15 février. Le principal bénéficiaire ayant été Sergueï Ivanov, on tend à ne considérer la décision de Vladimir Poutine que sous l’angle du choix de son successeur pour l’élection de 2008. Ceci est une interprétation à la fois sans doute hâtive et trop limitative. Ce remaniement indique que les équilibres politiques en Russie ont changé. La principale leçon que l’on peut en tirer est la consolidation de la position des « industrialisteurs-étatistes », qui émergent comme les véritables vainqueurs de ce changement. Ce remaniement s’inscrit dans le contexte d’une évolution des orientations économiques affirmées par Vladimir Poutine depuis 2000.

I. Le contexte d’un remaniement:

Pour comprendre le sens des changements survenus lors de ce remaniement, il convient de les mettre dans un contexte qui dépasse, de loin, la simple question de l’élection présidentielle de 2008. Le débat russe sur la politique économique a en effet évolué à de nombreuses reprises ces dernières années. Les premières orientations interventionnistes datent de l’hiver 2001-2002. Elles ont été influencées tout autant par le constat de la désindustrialisation que la Russie avait subie entre 1992 et 2000, que par des considérations d’ordre stratégique.

Graphique 1

Sources : GOSKOMSTAT et Banque Centrale de Russie

Dès son arrivée au pouvoir au début de 2000, Vladimir Poutine a clairement exprimé l’opinion que la reconstruction d’une industrie puissante et efficace, en particulier dans les secteurs employant des techniques avancées, était un élément relevant de la sécurité nationale. Il a aussi fixé comme objectif le doublement du PIB en 10 ans, ce qui n’est pas un objectif excessif quand on mesure l’ampleur de la dépression que la Russie a traversée dans les années quatre-vingt-dix et le retard accumulé par rapport à ce qu’aurait donné la faible croissance du système soviétique en 1990 (graphique 1).

Les premières études systématiques concernant l’état des industries russes datent de l’hiver 2000-2001. Ainsi, une première évaluation de la situation de l’industrie aérospatiale a été conduite au début de 2001.
Dans le même temps, la question du contrôle sur les ressources naturelles était posée. M. V. Trutnev, qui devint ensuite le Ministre des Ressources Naturelles, fut chargé par Vladimir Poutine d’une commission d’évaluation des monopoles naturels. Cette commission rendit son rapport final en mars 2003, souhaitant d’un accroissement du contrôle de l’État sur les ressources naturelles et la fin des accords de « partage de production » (Production Sharing Agreements ou PSA). La politique du gouvernement russe envers les sociétés pétrolières occidentales et japonaises depuis fin 2005 (remise en cause des accords sur les champs de Sakhalin-I et Khoriaga) découle directement des conclusions de cette commission.
Cependant, l’intervention américaine en Irak de 2003 a aussi conduit à un approfondissement du débat. Les responsables russes considéraient depuis 2000 que des conflits entre leur pays et les Etats-Unis étaient inévitables, mais pourraient être maîtrisés à travers la mise en avant d’intérêts communs, en particulier dans le domaine de la lutte contre le terrorisme islamique. Cette perception a changé au cours de l’hiver 2002-2003 quand il est devenu clair que la politique américaine en Irak allait suivre son cours unilatéraliste. Par la suite, le soutien du gouvernement américain à ce que les autorités russes ont perçu comme des opérations de déstabilisation (la « Révolution Orange » en Ukraine, les événements de Géorgie et d’Asie Centrale) a constitué une étape supplémentaire.
Désormais les autorités russes considèrent la politique américaine comme une menace, ce qui a été dit par V. Poutine en février 2007 lors de son intervention à Munich au Forum International sur le sécurité. Il découle de cette analyse une nouvelle priorité quant à la modernisation de l’économie et en particulier du secteur industriel dans les techniques avancées. Les options dites « industrialistes » ont gagné en force. Cependant, la question des équilibres macroéconomiques, point défendu en particulier par M. Koudrine le Ministre des Finances, a limité l’ampleur des décisions prises entre 2003 et l’été 2005.

En Octobre 2005, un compromis semblait avoir été passé entre les « interventionnistes » regroupés autour de M. Victor Khristenko (Ministre de l’Industrie et de l’énergie) et appuyés par le Ministre de la défense, Sergueï Ivanov et les libéraux (MM. Koudrine et Gref) pour une utilisation mesurée des moyens financiers issus de la rente des matières premières. Les 4 « Priorités Nationales » définies par V. Poutine à cette époque (Santé, Éducation, Logement et intégration agro-industrielle) devaient permettre de canaliser une partie de l’activité d’investissement souhaitée par les « interventionnistes », mais sans provoquer de déséquilibres macro-économiques importants. Ces priorités nationales furent placées sous la responsabilité de l’ancien responsable de l’administration présidentielle, M. Medvedev nommé Premier vice-Premier Ministre, et devaient être compatibles avec les règles fixées par MM. Koudrine et Gref. À cette époque, il faut noter que M. Koudrine continuait de faire de la lutte contre l’inflation la priorité de la politique du Ministère des Finances. Il s’opposait à toute utilisation massive des fonds accumulés via les exportations dans l’économie russe, au prétexte des risques de déséquilibre macroéconomique.
Mais, le point d’équilibre entre les forces en présence au sein du pouvoir russe a fortement bougé durant l’hiver 2005-06. Pour partie, cette évolution est le produit de l’échec de la mise en oeuvre de ces priorités nationales par Medvedev dont le crédit politique a été alors très fortement entamé. Cet échec est aussi désormais attribué aux conditions de fonctionnement de l’administration économique sous le contrôle de MM. Koudrine et Gref. Pour partie, cette évolution est aussi le produit du changement de la situation internationale. Le pouvoir russe considère que le gouvernement américain a pris l’initiative d’une politique d’hostilité à l’égard de la Russie.

Les nouvelles inflexions qui se sont manifestées en 2006 correspondent à un nouvel équilibre en Russie, au profit des courants interventionnistes-nationalistes. On voit émerger une stratégie économique et industrielle cohérente, soutenue à la fois par une partie de ceux que l’on appelle les « Siloviki » mais aussi par des forces économiques désormais regroupées autour de la Chambre de Commerce de Russie présidée par Evguennyi Primakov. Ce dernier s’est d’ailleurs publiquement réjoui de l’accélération du tournant interventionniste en 2006 (1). Dans sa conférence de presse du 1er février 2007, Vladimir Poutine a largement confirmé les orientations qui avaient été mises en place dans les années précédentes (2). La priorité donnée à la diversification de l’économie implique bien que le secteur des industries manufacturières, et en particulier les branches à haute technologie, doivent recevoir une priorité dans les années à venir. L’objectif d’un taux de croissance annuel de 7% est maintenu, et il faut comprendre que ce taux, qui semble particulièrement élevé dans une Europe dont la croissance moyenne est proche de 3%, représente en réalité le minimum nécessaire pour permettre le relèvement économique et politique de la Russie.
Le thème de la diversification de l’économie a été repris par Alexandre Chokhine, le Président de l’Union des Industriels et des Entrepreneurs de Russie (le RSPP) quelques jours après la conférence de presse de Vladimir Poutine. Dans sa déclaration, Chokhine, qui représente les milieux d’affaires ralliés à la politique de Poutine, précise certaines des conditions d’une telle politique, en particulier la mobilisation d’une partie des moyens du Fonds de Stabilisation et la mise en place de ce qu’il qualifie de « protectionnisme raisonnable » (3). Le prochain vote à la Douma quant à la création d’une Banque d’Investissement publique, qui aura pour mission de financer les projets à long terme, de procéder à l’accompagnement bancaire des projets d’infrastructure et d’aider les PME s’orientant vers les marchés d’exportation va dans le même sens.

II. Remaniement ou préparation de l’élection Présidentielle de 2008 ?

Il est donc indiscutable que l’on est en présence d’un véritable tournant stratégique en matière de politique économique et industrielle. Il constitue le contexte du remaniement ministériel du 15 février. En fait on peut identifier 3 mouvements au sein de ce remaniement :

(1) Sergueï Ivanov, qui était à la fois vice-premier ministre et Ministre de la Défense est promu Premier vice-premier Ministre . Ceci le met à égalité avec Dmitri Medvedev, chargé de la mise en œuvre des « Quatre Priorités Nationales » annoncées par V. Poutine à l’automne 2005. Sergueï Ivanov sera en charge de l’ensemble du domaine des infrastructures de l’économie, et en particulier les transports (terrestres et aériens), le transport des hydrocarbures (oléoducs et gazoducs) et les communications. Il s’agit de chantiers d’une importance considérable pour le développement de l’économie russe dans les années à venir. L’importance du portefeuille d’Ivanov est supérieure à celle de Medvedev. Ivanov conserve la présidence de la commission militaro-industrielle ainsi que celle de l’entreprise unifiée de construction aéronautique (AOK). Il devient, de fait, celui qui supervisera la stratégie de développement économique et industrielle de la Russie, avec des responsabilités l’emportant tant sur celles de Medvedev que sur celle du Ministre des Finances et de G. Gref, Ministre du développement économique et du commerce international.
(2) Ivanov est remplacé comme Ministre de la Défense par Anatoly Serdyukov qui dirigeait le service fédéral des Impôts. Serdyukov était considéré comme un proche tant de Poutine que des « siloviki » (Ivanov et Seichin). Il a constitué le dossier à charge contre Mikhaïl Khodorkovsky, mais aussi contre plusieurs autres sociétés russes appartenant à des oligarques, aujourd’hui sommées de se mettre en règle en matière fiscale. Sa nomination ne doit pas être interprétée seulement comme une récompense pour bons et loyaux services. Les récentes transformations du cadre institutionnel dans le domaine de la Défense montrent l’existence d’une démarche cohérente. L’attribution du monopole d’exportation des armes à RosOboronExport, le renforcement de l’agence en charge de la surveillance des contrats militaires, le GozOboronzakaz, et la mise en place d’une agence unifiée pour l’achat des matériels destinés à l’ensemble des forces de sécurité de la Russie (Forces armées, MVD, gardes-frontières et forces du FSB), témoignent d’une réelle volonté de mettre fin à la corruption et aux désordres divers gangrenant l’institution militaire. La nomination d’Anatoly Serdyukov comme Ministre de la Défense est entièrement cohérente avec les précédentes décisions.
(3) Sergueï Narichkine, qui était à la fois responsable de l’administration du Premier Ministre (avec rang de Ministre) et responsable de la coordination entre le gouvernement et l’Administration Présidentielle sur les questions économiques, est nommé vice-premier Ministre en charge du commerce extérieur. Dans cette fonction, il supervisera l’ensemble des opérations commerciales russes. Il devient de fait le supérieur de G. Gref, dont le Ministère est désormais sous la double tutelle d’Ivanov pour la stratégie de développement économique et de Narychkine pour ce qui concerne le commerce. La promotion de Narychkine est certainement une victoire pour le Premier Ministre, Mikhaïl Fradkov, mais il faut souligner que ce dernier entretient des liens étroits avec Sergueï Ivanov mais aussi le Ministre de l’industrie et de l’énergie, Victor Khristenko. On retrouve donc un élément de forte cohérence dans cette nomination.

Une interprétation désormais couramment diffusée parmi les commentateurs russes est que ce remaniement indique le choix de V. Poutine de « désigner » Ivanov comme son successeur. Cette interprétation, sans être entièrement fausse, est certainement hâtive et – en tous les cas – trop limitative.

On peut tenir pour acquis que Vladimir Poutine n’entend pas violer la Constitution en se présentant pour un troisième mandat. Il faut prendre au sérieux ses déclarations qui ont été constantes à ce sujet. Il n’entend pas compromettre la « stabilité institutionnelle » qu’il estime être sa principale contribution à la reconstruction de la Russie. Sans désigner ouvertement de successeur, il orientera le choix des électeurs, chose d’autant plus facile qu’il détient une considérable popularité en Russie (plus de 65% d’opinions favorables) ce qui montre un enracinement de son image dans toutes les couches de la population russe. La popularité de Vladimir Poutine est par ailleurs particulièrement forte chez les moins de trente ans, pour qui il apparaît comme un « anti-Eltsine » et l’homme ayant reconstruit le pays après les années de crise de la période 1991-1998.
Vladimir Poutine entend organiser un « choix » dans le cadre des élections, ce qui implique la présence d’au moins deux candidats issus du « pouvoir » russe (il y aura certainement des candidats d’opposition). En 2005, la nomination de Dmitri Medvedev comme Premier vice-Premier Ministre pouvait apparaître comme une forme de « désignation ». Medvedev avait été le secrétaire de l’Administration Présidentielle et il occupe toujours des fonctions importantes à Gazprom. Cependant, si l’on privilégie cette lecture, alors il faut considérer que l’actuelle promotion de Sergueï Ivanov ne fait que le mettre au même niveau institutionnel que Medvedev. Sa nomination ne lui donne aucun avantage institutionnel. On serait alors plus dans une logique de mise à égalité des deux candidats présélectionnés, ce qui laisserait alors le choix final aux électeurs. D’un strict point de vue institutionnel, la nomination de S. Ivanov à ses nouvelles fonctions n’est pas un élément suffisant pour affirmer qu’il serait le « dauphin choisi » par Vladimir Poutine.

Pourtant, il est incontestable que ce remaniement va plus loin qu’une simple « mise à égalité » des deux prétendants à l’élection de 2008.
Depuis sa nomination, D. Medvedev n’a pas fait la démonstration de sa capacité à gérer de manière efficace les Priorités Présidentielles. Bien plus que la nomination d’Ivanov, c’est ce demi-échec qui a contribué faire baisser les chances de Medvedev de succéder à V. Poutine.
À l’inverse, si Ivanov n’a pas réussi à faire avancer de manière décisive la réforme des forces armées, il a su s’insérer dans la mise en œuvre d’une politique industrielle intégrée. Ses liens avec V. Khristenko, le Ministre de l’Industrie et de l’Énergie, Boris Alliochine (ex-Ministre de l’Industrie, aujourd’hui Président de l’Agence Fédérale pour l’Industrie) comptent de manière importante.
Ivanov apparaît comme le symbole du courant politique qui veut utiliser les revenus des matières premières pour sortir la Russie de sa situation actuelle d’économie rentière. Il a été raisonnablement efficace dans la restructuration des industries militaires. Sa politique de restructuration du secteur, qui combine un renforcement du rôle de l’État avec des possibilités d’ouverture vers des entreprises étrangères, montre une bonne intelligence des problèmes actuels de l’industrie militaire et – au-delà – des secteurs techniquement avancés de l’industrie russe.
Le poids pris par le secteur militaire dans la restructuration de l’industrie civile, avec en particulier l’entrée de RosOboronExport dans le capital d’AvtoVaz (Lada) mais aussi de sociétés spécialisées dans les métaux spéciaux (comme VSMPO-Avisma) a fait de Sergueï Ivanov un acteur incontournable pour la mise en place d’une politique industrielle cohérente et interventionniste.

La véritable signification du remaniement ministériel n’est donc pas à chercher prioritairement du côté de la préparation de l’élection présidentielle de 2008, mais de celui des enjeux et des choix de la stratégie économique de la Russie. L’engagement de Vladimir Poutine en faveur d’une politique industrielle ambitieuse devant assurer une véritable diversification de l’industrie russe à l’horizon 2015, apparaît bien comme la raison véritable de la montée en puissance de S. Ivanov.

III. Le remaniement ministériel et l’évolution des équilibres politiques en Russie : les implications au-delà de 2008.

L’élément sans doute le plus important dans le remaniement ministériel du 15 février 2007 est qu’il confirme et enracine le basculement en faveur des forces industrialistrices-étatistes au sein des élites politiques russes.

La forte expansion du secteur rentier de l’économie russe (hydrocarbures mais aussi métaux non-ferreux et bois) depuis 2002 et la dégradation du contexte international (sensible depuis l’automne 2002) ont modifié les termes du choix en matière de stratégie économique pour la Russie. L’option « libérale pragmatique », que représentait le tandem Koudrine-Gref s’est avérée incapable de répondre aux nouvelles contraintes.
La reconstruction d’une industrie manufacturière centrée sur les techniques avancées et capable d’assurer la compétitivité de la Russie à l’échelle internationale dans les secteurs aux enjeux stratégiques importants (Aéronautique, nucléaire civil, télécommunications) mais aussi dans le domaine des armements, est devenue progressivement une priorité du point de vue de la sécurité nationale. Or, un tel projet implique que les revenus de la rente des matières premières, qui sont considérables, soient contrôlés pour pouvoir être réinvestis dans l’industrie.

Graphique 2

Sources : Banque Centrale de Russie

L’absence d’un système financier capable de réaliser l’intermédiation entre une épargne réalisée dans le secteur rentier et les secteurs ayant des besoins d’investissement, en raison à la fois de la désorganisation du système bancaire et de la grande fragilité des marchés financiers russes, a rendu nécessaire l’instrumentalisation de grandes entreprises publiques comme Gazprom, Rosneft, Transneft et RosOboronExport dans le rôle d’investisseurs et de développeurs de l’industrie.
Une telle situation avait plusieurs conséquences, qui ont conduit au développement d’une forme particulière de « capitalisme d’Etat » en Russie, qui n’est d’ailleurs pas sans ressemblance avec la situation de pays comme la France et l’Italie dans les années 50 et 60.

La première conséquence a été la nécessité de contrôler étroitement le secteur rentier et de développer une conception de la place et du rôle du contrôle public dans l’économie. On peut penser qu’entre 2003 et 2006, les dirigeants russes ont progressivement abouti à la conclusion que l’industrie devait être organisée en trois cercles :
(i) Le secteur prioritaire pour le développement de l’économie russe à moyen et long terme et qui doit être étroitement contrôlé par l’État. Il s’agit ici du secteur de l’énergie et des matières premières. L’affaire Yukos, la fin des accords de PSA (Production Sharing Agreement), la probable re-nationalisation de Norilsk-Nickel dans le cours de 2007 sont les étapes de cette reprise en mai du secteur prioritaire. Cette démarche n’exclut pas que des entreprises étatiques russes du secteur des matières premières prennent des positions dans des sociétés étrangères pour accroître leur « pouvoir de marché ». On l’a vu dans le domaine de l’Aluminium avec la fusion Rusal-Sual-Glencore et la constitution d’un groupe russo-suisse qui est aujourd’hui un leader mondial. On pourrait le voir dans le secteur de la distribution de l’énergie.
(ii) Le secteur des industries stratégiques dans une logique de diversification de la production industrielle. On y trouve une bonne partie des constructions mécaniques. Dans ce secteur, l’État n’entend pas exercer un contrôle direct mais fixer des orientations stratégiques. L’entrée d’acteurs étrangers est donc possible, et même souhaitée, si la politique de ces acteurs vient s’intégrer aux orientations stratégiques déterminées. Cette entrée peut d’ailleurs être favorisée par des prises de participations croisées, des entreprises russes entrants dans le capital de grandes sociétés occidentales (EADS, Oerlikon) Mais en échange le capital de certaines sociétés russes pourrait être ouvert.
(iii) Le secteur des autres industries où l’État russe n’entend pas intervenir, sauf pour faire respecter la législation commune.

La seconde conséquence a été de modifier la vision de la politique macroéconomique de la Russie. D’une politique largement centrée sur le retour aux grands équilibres et la lutte contre l’inflation, on est passé à l’idée d’une politique plus audacieuse. La mobilisation du Fonds de Stabilisation pour effectuer des investissements, l’aide apportée par la Banque Centrale de Russie à la VTB et à d’autres institutions pour investir à l’étranger. Les moyens financiers sont ici considérables. Au 1er janvier 2007, le Fonds de Stabilisation se montait à 89,13 milliards de dollars et les Réserves de la Banque Centrale de Russie à 303,73 milliards.
Le fait que le Ministre des Finances, M. Koudrine ait modifié sa position en ce qui concerne l’inflation en Russie à l’automne 2006 montre que ce basculement de priorités est désormais bien enraciné.

La troisième conséquence est de mettre au premier plan la nécessité de développer une réelle politique sociale en Russie. En effet, la volonté de re-développer les secteurs de l’industrie manufacturière russe fait dès aujourd’hui émerger un problème de pénurie de main d’œuvre qualifiée, après les dix années de crise que la Russie a connue entre 1990 et 2000. Une politique sociale et des revenus est aujourd’hui certainement incontournable pour la Russie. Cette politique devra certainement avoir une dimension régionale spécifique, compte tenu des déséquilibres qui se sont creusés entre les régions depuis 1992. Le gouvernement russe dispose ici d’une marge considérable quand on sait que l’excédent budgétaire primaire pour les trois premiers trimestre de 2006 a été de 8,8% du PIB de la période considérée.

Le remaniement actuel vient donc s’inscrire dans un contexte où le poids économique de l’État s’est fortement accru en Russie et va continuer à s’accroître.
À la mi-2003, on estimait que l’État russe ne contrôlait que 20% de la propriété dans le secteur industriel. Cette part est en constante augmentation. Déjà, les actions détenues par l’État dépassent 35% de la capitalisation boursière en Russie. L’état contrôle, via les sociétés nationales ou régionales, 38% du secteur pétrolier et 93% de la production gazière. Une probable renationalisation de Norilsk-Nickel, et la constitution via Oboronimpex (une filiale de RosOboronExport) d’une filière des métaux spéciaux (Titane, Nickel, Platine, Zirconium, Palladium) devraient donner à l’État une position largement dominante dans ce secteur. En 2005 on pouvait estimer que le secteur public (incluant les autorités fédérales et locales) contrôlait des entreprises représentant 34% du chiffre d’affaires et 21% de l’emploi dans l’industrie (4). Ces chiffres se sont certainement accrus durant 2006.
On peut raisonnablement considérer qu’à l’échéance 2010, l’État russe pourrait contrôler directement ou indirectement entre 45% et 50% de l’industrie. On se situerait alors à un niveau intermédiaire entre la situation soviétique et celle de pays comme la France ou l’Italie, où l’État a contrôlé entre 30% et 35% de l’industrie.
Cependant, si on retirait le secteur des matières premières (faiblement développé en France et en Italie) la part de l’État russe se situerait, toujours si les tendances actuelles se maintiennent, autour de 35%. La proximité entre le « modèle étatique russe » actuel et celui qui fut adopté en France et en Italie lors du développement rapide de ces deux pays est donc indubitable.

Dans ce contexte, la stratégie industrielle constitue à l’évidence un enjeu majeur et décisif pour la Russie. La nomination de Sergueï Ivanov comme Premier vice-Premier Ministre, avec l’importance de son portefeuille de responsabilités, répond à la logique de ces nouvelles orientations. Le remaniement actuel apparaît comme la mise en cohérence institutionnelle de l’organisation gouvernementale russe par rapport à des choix stratégiques, probablement décidés entre l’automne 2005 et le printemps 2006. En ce sens, ce remaniement est plus important que s’il ne s’agissait que du choix du successeur de Vladimir Poutine.

IV. Implications pour les partenaires de la Russie.

Si le présent remaniement constitue bien une consolidation des choix stratégiques élaborés ces dernières années, et précisés durant l’hiver 2005-2006, les conséquences en sont importantes pour les partenaires économiques et politiques de la Russie et pour la France en particulier. La stratégie économique russe fait de la politique industrielle un des pivots de la politique tant intérieure qu’internationale. En ce sens, on peut dire que les dirigeants russes ont fait de la notion de Patriotisme Economique le centre de leur démarche. Ceci va entraîner des choix importants, que ce soit dans les restructurations internes ou dans une action économique internationale, que le contrôle par l’État de liquidités considérables viendra appuyer. Cette politique présente est un véritable défi pour les partenaires de la Russie.

Face à une politique économique et des stratégies industrielles cohérentes et intégrées, pour pouvoir et réduire les risques et saisir les opportunités, il convient de pouvoir répondre à un niveau équivalent. Ceci implique de pouvoir mettre en place une stratégie industrielle qui soit elle aussi cohérente.
L’Union Européenne, qui devrait être le partenaire stratégique logique de la Russie en est incapable pour deux raisons. Tout d’abord, la Commission Européenne ne conçoit pas la politique industrielle au-delà d’une politique de la concurrence, ce qui est une vision extrêmement restrictive et limitative. Ensuite, les 27 pays de l’UE sont profondément divisés quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de la Russie. Dans ces conditions, et compte tenu du contentieux accumulé par l’UE dans ses relations avec la Russie, il est illusoire de croire qu’un quelconque partenariat réel puisse être élaboré à Bruxelles. Dans les relations avec la Russie, l’UE est en réalité hors-jeu.
L’Allemagne, en dépit de certaines des déclarations de la Chancelière Mme Angela Merkel, va tenter de répondre à la nouvelle politique russe par un certain nombre de coopérations. Telle est la politique soutenue à la fois par le SPD et par une large majorité du patronat allemand. Cependant, les entreprises allemandes sont déjà engagées dans des opérations multiples dans les pays de l’ancienne Europe de l’Est. Sauf dans le domaine énergétique, leur capacité à nouer directement des coopérations industrielles est limitée.
L’Italie et l’Espagne peuvent déployer des coopérations industrielles directes avec la Russie. Les industriels italiens sont d’ailleurs présents dans le domaine des bio-carburants et dans certains secteurs de l’ingéniérie lourde. Les industriels espagnols, sauf dans le secteur des télécommunications, manquent de moyens et de capacités techniques pour être des partenaires crédibles à eux seuls.
La France, par sa combinaison d’industries de pointe dans divers secteurs (aéronautique, espace, nucléaire civil, télécommunications, bio-technologies) mais aussi par ses capacités dans d’autres secteurs importants pour la Russie (automobile, agro-industriel, mais aussi dans le secteur de l’énergie et de la banque) présente une palette de moyens importants et attractifs. Cependant, l’absence d’une politique coordonnée et cohérente à moyen terme laisse la coopération industrielle franco-russe très en dessous de son potentiel.
Au-delà des implications sur les équilibres du commerce extérieur, cette situation mine la crédibilité de l’offre politique vis-à-vis de la Russie et restreint notre capacité à peser politiquement sur l’avenir du continent en jouant un rôle moteur dans un arrimage européen de la Russie.

Compte tenu des échéances politiques en France comme en Russie, il importe que le contact entre les deux pays, tel qu’il s’est développé depuis 2003 à la fois sur des dossiers politiques, mais aussi économiques (l’efficacité énergétique), ne soit pas rompu.
Ceci implique aujourd’hui que le maintien du contact entre les deux pays se fasse en priorité à travers la discussion des politiques industrielles, qu’il faut alors avoir le courage de construire en France.

——–
1)Voir Rossiiskaja Gazeta, 26 janvier 2007. M. Primakov avait tenu au rédacteur des propos sans équivoque sur cette question en octobre 2006 à Moscou.
2)Le texte de cette conférence et les commentaires sont consultables en français sur le site : http://fr.rian.ru/analysis/20070202/60090815.html
3)« Russie : priorité à la diversification des productions », communiqué de l’Agence Novosti reprenant les déclarations d’Alexandre Chokhine, http://fr.rian.ru/russia/20070206/60309042.html
4)S. Guriev et A. Rachinsky, « The role of Oligarchs in Russian Capitalism » in Journal of Economic Perspective, vol.19, 2005, n°1, p. 136.

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