Les sondages, le vote et la démocratie
Intervention prononcée lors du colloque du 10 septembre 2007, La démocratie peut-elle survivre au système politico-médiatico-sondagier ?
Tout d’abord je voudrais faire une brève remarque pour répondre à une allusion de Gérard Le Gall concernant ce que serait ma vision critique du système médiatico-politico-sondagier, vision qui relèverait, selon lui, de la « théorie du complot ». Je ne suis pas sûr de comprendre ce qu’il désigne par là. Je voudrais seulement faire observer que cette théorie est décidément un peu trop souvent invoquée ces derniers temps pour disqualifier ceux que l’on pense être des adversaires en leur prêtant une conception pour le moins simpliste et fausse du monde tel qu’il va. Je voudrais donc le rassurer et l’inviter à me lire plus attentivement : non seulement rien, dans ce que j’ai pu écrire ou dire, ne peut être relevé comme allant dans ce sens mais j’irai plus loin en disant qu’une telle théorie est la négation même de toute science sociale et se situe par conséquent aux antipodes de mes analyses. Parler de « système médiatico-politico-sondagier »» signifie seulement, qui peut le nier, qu’il existe des relations, objectives et subjectives, entre les univers politique, médiatique et celui des sondeurs et que la manière de faire de la politique n’est pas sans lien avec l’état de la presse et l’existence des enquêtes par sondages.
Pour en venir maintenant au sujet principal de notre rencontre, je dirais d’emblée qu’on ne peut aborder la question des sondages en politique comme s’il fallait répondre à une question de sondage du type « Etes-vous ‘pour’ ou ‘contre’ les sondages ? » Je tiens à dire en préliminaire que je ne suis pas a priori contre les enquêtes mais que je demande seulement à voir comment elles sont faites, comment elles sont interprétées et quels usages politiques plus ou moins biaisés en sont faits. Je partirai du fait que la discussion sur la fiabilité des sondages et sur leur importance croissante dans la vie politique n’est pas nouvelle et qu’elle est même récurrente. L’on assiste, dans les états-majors des candidats comme dans les rédactions des journaux, d’élections en élections, à un recours de plus en plus important aux sondages. Et à chaque campagne électorale – notamment présidentielle – les mêmes problèmes, les mêmes critiques et aussi les mêmes justifications sont avancés par les uns et les autres au point que la question peut-être la plus pertinente à se poser aujourd’hui est de se demander pourquoi, malgré les critiques qui sont portées à l’encontre des sondages et même malgré les déboires que certains hommes politiques ont connu en s’y fiant, cette pratique s’est installée durablement au cœur du fonctionnement de la vie politique.
La réponse que je voudrais faire à cette question et que je vais brièvement développer est que s’il en est ainsi, c’est parce que la pratique des sondages en politique n’est pas une pratique à proprement parler scientifique qui, à la manière des enquêtes sociologiques, essayent d’apporter une meilleure compréhension de notre système politique. C’est une simple technique qui épouse complètement les logiques et les présupposés qui sont à l’œuvre dans le champ politique de type démocratique et qui, au lieu de permettre plus de démocratie, tend à tirer le politique vers le bas. Pour le dire autrement, il s’agit en fait d’une technologie qui, loin d’observer de l’extérieur, en témoin impartial, les affrontements des hommes politiques, fait partie du jeu politique lui-même et en modifie le fonctionnement.
Pour aller à l’essentiel, je vais laisser de côté un certain nombre de critiques techniques qui sont souvent faites aux sondeurs (taille trop limitée des échantillons interrogés, questions biaisées, redressements non justifiés, questionnaires mal remplis voire trafiqués par les enquêteurs, etc.) et considérer – ce qui est, je l’admets, beaucoup leur concéder – que tout ces problèmes sont résolus et que les sondages sont réalisés dans des conditions parfaites. Ce que je voudrais montrer, c’est que, même dans ces conditions, il reste des critiques essentielles à formuler sur la pratique des sondages en politique.
En ne simplifiant pas trop, on peut dire que les sondeurs interviennent dans le jeu politique (et médiatique) principalement de deux façons. D’une part ils prétendent dire objectivement ce qu’est « l’opinion publique » et, d’autre part, ils croient pouvoir prédire dans une compétition électorale qui sera élu. En ce qui concerne la mesure de « l’opinion publique », les critiques de Pierre Bourdieu formulées dès 1970 et publiées en 1973 dans un article célèbre intitulé de manière provocatrice « L’opinion publique n’existe pas » (du moins précisait-il, celle que construisent les sondeurs) restent largement valables. Il opposait ces réponses plus ou moins extorquées par les enquêteurs à des enquêtés plus ou moins concernés ou informés sur les problèmes à l’ordre du jour de l’agenda politique et/ou médiatique aux mouvements sociaux qui, selon les problèmes, mobilisent des fractions différentes de la population. La réalité est, en effet, qu’il n’y a pas « une » opinion publique qui s’exprimerait sur tous les problèmes mais « des » opinions publiques, variables selon les problèmes dans leur expression et dans les catégories de population mobilisées. Par exemple la réforme de l’école ne mobilisera pas les mêmes catégories de population que la question du statut de la Corse ou tel projet de loi sur la récidive. L’enquête d’opinion par sondage, par le seul fait d’interroger systématiquement un échantillon représentatif de l’ensemble de la population française présuppose que tout le monde a une opinion sur tout et, de surcroît, dans la mesure où elle additionne mécaniquement ces réponses, que toutes les opinions se valent (c’est-à-dire pèseront du même poids social dans la lutte politique), celle de l’enseignant et celle du jeune célibataire, celle de l’indépendantiste corse et celle de la retraitée de la région parisienne, celle du magistrat et celle du salarié agricole. Il s’agit là de présupposés qui reposent sur une logique politique, celle du suffrage universel, et non d’une enquête scientifique visant à saisir la réalité. C’est en ce sens que l’on peut parler « d’artefact » à propos des enquêtes d’opinion par sondage : nombre de réponses obtenues n’existent que parce que un enquêteur a été les chercher, et même les a suscitées avec ses questions précodées, et non parce qu’elles se sont manifestées, ou, en d’autres termes, parce qu’elles existent indépendamment de l’enquêteur. Tout cela est bien connu. Disons pour conclure ce point, qu’en poussant à l’extrême la définition politique de l’opinion publique (dire « ce que les Français sont censés penser »), les sondeurs en ont changé le sens initial. L’opinion publique, à l’origine, est une opinion qui, l’expression le dit, se veut publique et suppose par là le débat et la confrontation alors que l’opinion construite par les sondeurs est une addition de réponses données à un questionnaire dans un échange privé et qui ne doit d’être publique que par la décision, par les commanditaires, d’en publier ou non le résultat.
Les sondages d’opinion sont sans conséquences pratiques majeures s’ils sont fantaisistes, artéfactuels, entachés d’erreurs ou d’irrégularités. Il s’agit surtout de prouver, sondage après sondage, que la majorité des électeurs vous approuve et que votre action est légitime démocratiquement parce que vous auriez « l’opinion publique » avec vous (mais est-ce que les responsables politiques doivent toujours suivre l’opinion publique ?). Il n’en va pas de même des sondages préélectoraux qui, eux, sont évalués par rapport à des résultats électoraux bien réels. A cet égard, on peut reconnaître aux sondeurs un professionnalisme certain en ce domaine : à quelques exceptions près qui tiennent souvent aux difficultés de ce type d’enquête (notamment le problème de la sincérité, très variable, des déclarations des enquêtés que les sondeurs essayent de corriger avec leurs redressements), on peut dire que les sondages réalisés peu avant un scrutin donnent une idée assez exacte du vote. Les raisons en sont simples. D’une part c’est l’intérêt des instituts de sondages de faire particulièrement preuve de sérieux dans ce type d’enquête car ils jouent là leur crédibilité en tant qu’institut (rappelons que les sondages préélectoraux sont les seuls qui peuvent être comparés à la réalité et donc évalués) et d’autre part ces sondages sont effectués en situation électorale et consistent simplement à demander aux électeurs peu avant un scrutin quel sera leur choix. Les sondeurs font en quelque sorte une consultation parallèle (et anticipée) à une consultation électorale qui existe indépendamment des sondeurs.
Ces enquêtes sont-elles pour autant indiscutables ? Non mais la critique à faire n’est pas du même ordre que celle que l’on peut faire à propos des sondages d’opinion. Elle réside dans le fait que la plupart de ces sondages, qui vont peser sur la campagne électorale, sont réalisés bien avant le scrutin. Ils ne peuvent, en conséquence, être présentés et lus comme un quasi scrutin non seulement parce que la campagne électorale n’est pas encore commencée mais aussi parce que ces sondages comportent un taux de non réponses important, ce qui est normal à plusieurs mois d’une élection. Or ces non réponses sont considérées, comme dans un scrutin, comme des abstentions et sont donc exclues de la présentation des résultats (au moins dans les médias et dans les commentaires de campagne). Une telle présentation comporte un biais qui est au principe de bien des erreurs d’analyse. Combien de citoyens, en effet, se sentent concernés à 6 mois d’une élection au point de savoir déjà, avant même la campagne électorale, pour qui il va voter ? En fait, ceux qui peuvent donner leur intention de vote à 6 mois d’une élection ne sont pas les mêmes que ceux qui la donneront la veille de l’élection. C’est, entre autres, ce qui explique les décalages importants entre des sondages préélectoraux selon leur plus ou moins grande proximité par rapport à l’élection. Les élections précédentes ont largement montré combien les intentions de vote recueillies peuvent se modifier dans et par la campagne électorale, celle-ci faisant partie intégrante du vote et étant un moment important où se forment des opinions et sont choisis les leaders qui les incarnent. On sait, par exemple, que les partisans du « Oui » au traité constitutionnel européen étaient crédités, avant la campagne électorale, dans les sondages, de 65 % (score trompeur puisque ne portant que sur la fraction de la population pouvant ou acceptant d’émettre un avis sur ce sujet très complexe avant que la campagne électorale n’explicite les enjeux). Ils ne seront plus que 45 % lors du vote effectif en dépit d’une campagne électorale (et médiatique) qui fut très favorable au « oui ». Je rappellerai également qu’en octobre 1980, à 6 mois de l’élection présidentielle, Mitterrand était crédité de 18 % seulement d’intentions de vote contre 36 % à Giscard d’Estaing (sondage IFOP) alors que les pourcentages des voix qui se porteront effectivement sur eux seront respectivement, au premier tour, de 25,9 % et de 28,3 %. Ou encore qu’en janvier 1995, Balladur était crédité de 29 % d’intentions de vote contre 16 % seulement à Chirac (prévisions IFOP/SOFRES calculées à partir du sous échantillon des enquêtés ayant manifesté un choix) alors qu’ils feront respectivement 18,6 % et 20,8 % au premier tour de l’élection présidentielle 3 mois plus tard.
Cette omniprésence des sondages préélectoraux plusieurs mois avant les scrutins n’est pas sans effets sur les campagnes électorales telles que les états-majors les conduisent et telles que les médias en rendent compte. Les journalistes traitent les candidats en fonction de leurs scores prévisibles et ne prennent pas au sérieux ce que proposent les « petits candidats » sauf, on l’a vu, si leur score progresse et menace les leaders. Ils transforment la campagne en une course poursuite dans laquelle les programmes comptent moins que les positions des candidats les uns par rapport aux autres. L’usage des sondages par les partis politiques n’est guère moins désastreux pour la démocratie en ce qu’il pousse au cynisme et à la manipulation au détriment des convictions. Tout donne à penser, par exemple, que le choix de Ségolène Royal comme candidate par les militants reposait moins sur son programme que sur le fait qu’elle semblait seule en mesure de pouvoir l’emporter sur Nicolas Sarkozy (avec le résultat que l’on sait). Par ailleurs, on sait que les états-majors des candidats commandent quotidiennement des sondages pour tester leurs discours et leurs programmes. D’une certaine manière, les sondages permettent trop bien de savoir ce que les citoyens ont envie d’entendre. Et comme l’objectif de tout parti politique, ce n’est pas seulement d’afficher ses convictions mais c’est aussi d’accéder au pouvoir pour les mettre en œuvre, on comprend que les sondages qui donnent des indications sur ce qu’il faut dire pour espérer gagner fascinent les hommes politiques. Le problème est que, après l’élection, la réalité reprend ses droits et que les élus ne sont alors pas toujours en mesure de tenir leurs promesses, ce qui ne peut qu’alimenter chez les citoyens un refus de la politique.
La démocratie, dès l’origine, est prise dans une contradiction qui est que c’est le peuple qui, en principe, est le souverain mais qu’il importe de le contrôler et de l’éduquer pour éviter les dérapages démagogiques. Si les responsables politiques sont également appelés des « dirigeants » c’est parce que justement ils sont censés diriger le peuple et pas seulement le suivre. Dans la dialectique démocratie/démagogie qui caractérise notre régime politique, les sondages sont malheureusement plus du côté de la démagogie que de la démocratie. C’est pourquoi, sans se priver complètement des indications qu’ils peuvent fournir, il faut souhaiter que les responsables politiques ne les prennent pas trop à la lettre et mettent un peu de distance entre ce que, apparemment, « les Français nous disent » à travers les sondages et ce que les hommes politiques jugent nécessaire de dire aux Français.
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