Accueil par Jean-Pierre Chevènement

Accueil de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica au colloque du 21 novembre 2007, L’Asie du Sud-Est entre ses géants.

Mesdames, Messieurs, bonsoir.
Nous allons ouvrir nos travaux, consacrés ce soir à « l’Asie du Sud-Est entre ses géants ». Je ne revendique pas de droits d’auteur, c’est mon ami Alain Dejammet qui a orienté nos recherches sur cette région du monde qui, au fond, est mal connue et mal identifiée.
Je voudrais vous présenter les éminents spécialistes qui nous font l’honneur et le plaisir de leur contribution :
Monsieur Jean-Luc Domenach est professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et directeur au CERI.
Monsieur Thierry Dana a été Conseiller du Président de la République.
Monsieur Loïc Hennekinne, a été ambassadeur en Indonésie et au Japon avant de devenir Secrétaire général du quai d’Orsay puis ambassadeur à Rome. Il a forcément un regard original sur cette région du monde.
Monsieur François Raillon, Directeur d’études au CNRS, est un des spécialistes de cette région.
Monsieur Michel Monnier est directeur à l’IHEDN.

Permettez un bref regard en arrière à l’ancien conseiller commercial que je fus – il est vrai pendant peu de temps – à l’Ambassade de France en Indonésie. C’était à la fin des années soixante.

La « Konfrontasi », comme on disait en Indonésie (la confrontation), avait tourné au détriment de celui qui avait inventé cette expression imagée, le Président Soekarno. Celui-ci, en 1965, avait été remplacé par le Général Suharto. A cette époque on connaissait assez mal, vue de France, l’Asie du Sud-Est. Il y avait, bien sûr, la guerre d’Indochine (la guerre française puis la guerre américaine) qui n’en finissait pas et l’Asie du Sud-Est n’existait pas vraiment, même si c’est dans cette partie du monde qu’en 1955, à Bandoeng, en Indonésie, était parti un mouvement d’envergure, celui des « Pays non-alignés », qui allait contribuer à l’achèvement de la décolonisation.

C’est à cette époque, il y a quarante ans, après la fin du régime Soekarno, que j’ai découvert l’Indonésie, mais aussi la région. On pouvait déjà apercevoir le développement impressionnant de l’éducation et de la recherche, plus particulièrement dans certains pays, Singapour, Kuala-Lumpur, Bangkok, mais aussi HongKong et Taiwan : Des parcs scientifiques étaient créés à la porte des villes, on voyait les prémisses d’un essor qui allait se confirmer. L’ASEAN fut créée à la fin des années soixante. Comme je l’ai dit, le Général Suharto, après l’élimination de Soekarno, élimina le parti communiste le plus fort du monde après le Parti communiste chinois. Aidée par les Etats-Unis, le Japon et les Européens réunis dans le Club de Paris, l’Indonésie entama un développement planifié de ses ressources et de ses infrastructures, à travers des plans intitulés « Reppelita ». Le modèle japonais impressionnait beaucoup parce que le Japon avait pris depuis longtemps une grande longueur d’avance. D’autres pays émergeaient dans son sillage : Taiwan, la Corée du sud et ces pays qu’on n’appelait pas encore les « Dragons » mais qui allaient le devenir.

En effet, il y a trente ans l’Asie du Sud-Est en tant que telle n’existait guère, mais les « Dragons » étaient apparus avec un modèle de croissance assis sur le commerce extérieur et l’exportation et aussi sur le recours au capital étranger – investissements privés et crédits bancaires. Il y avait Singapour, la Thaïlande, la Malaisie, aux économies dynamiques, innovantes. Le Premier Ministre de Singapour, M. Lee Kuan Yew, était alors érigé en gourou de la modernité. Le Président Chirac y faisait souvent référence. Je l’ai moi-même rencontré lors d’un de mes passages dans la région au début des années quatre-vingt.

En 1997, le krach économique frappait les « Dragons », faisant un peu douter des vertus de leur modèle économique fondé sur un endettement sans doute excessif qui les rendaient dépendants du FMI.

Les « Dragons » sont revenus, ils se sont rétablis assez vite. Mais ils sont revenus à l’ombre de la Chine. En effet, après l’intervention controversée du FMI, dont les pays d’Asie du sud-est se sont dégagés par une série de fortes dévaluations (contrairement au yuan chinois resté stable par rapport au dollar), les « Dragons » ont repris leurs exportations, ont retrouvé un taux de croissance élevé (4 à 5 % par an) bien qu’inférieur à celui qu’ils connaissaient précédemment et très en dessous des taux de croissance chinois, vietnamien (10%) ou indien (9%). La reprise des exportations de ces pays s’est beaucoup faite en direction de la Chine qui concentre une part croissante des exportations des pays de toute la zone, y compris le Japon. La Chine est devenue un peu le moteur du développement régional, ce qui n’empêche évidemment pas ces pays de connaître une prospérité remarquée. Ils ont accumulé d’abondantes réserves monétaires et ont pu procéder à un large désendettement vis-à-vis du FMI. M. Camdessus, son directeur général à l’époque de la crise de 1997, considérait cette politique comme un succès puisque ces pays se sont rétablis, ont pu rembourser leurs dettes, à partir de dévaluations assez fortes. Mais on pourrait soutenir à l’inverse que ce rétablissement a illustré une méfiance nouvelle à l’égard des institutions financières internationales. On a connu un peu le même phénomène dans les pays d’Amérique latine, sauf qu’ils ne se sont pas aussi bien, ni aussi vite, dégagés de l’emprise du FMI.

Ces « Dragons » ont repris pied, mais à l’ombre des géants : la Chine, mais aussi le Japon.
Les « Dragons » sont dominés par l’ombre écrasante que projettent les géants alentour, la Chine surtout qui apparaît comme le vrai moteur du développement de toute la région, y compris l’Inde, encore très en retrait, et enfin le Japon qui reste la première puissance économique de la région avec un PIB double de celui de la Chine : 5000 milliards de dollars contre 2500 en Chine, tous les autres pays venant assez loin derrière, y compris l’Inde dont le PIB s’élève à 800 milliards de dollars, ce qui ne se compare ni à la Chine ni au Japon. Un Japon d’ailleurs différent de celui d’il y a cinq ans, plus rationnel, plus décomplexé à l’égard de son potentiel militaire qu’il exhibe désormais sans fausse honte, en même temps plus réaliste, et donc moins ambitieux quant aux chances d’obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité. Il faut dire que la Chine a beaucoup gagné en influence, notamment en Afrique. C’est la Chine qui, vous le savez, s’est opposée à l’entrée du Japon au Conseil de sécurité de l’ONU.

Peut-on parler d’un pôle ASEAN ?

Le compte des populations rassemblées avoisine 400 millions d’êtres humains. L’Indonésie est un géant démographique mais la Thaïlande, le Vietnam, les Philippines sont des pays importants qui comptent 60 à 80 millions d’habitants ; d’autres ont une taille tout à fait respectable. Ils sont tous très actifs, certains même très actifs et très riches, je pense à Singapour dont j’ai le plaisir de saluer ici l’ambassadeur, SE M. Burhan Gafoor.
Ces pays composent-ils un ensemble homogène, actif, un pôle ? Ou bien n’est-ce qu’une convenance géographique liée par les structures de coopération assez lâches de l’ASEAN ?
Rien n’impose l’existence de l’Asie du Sud-Est en tant que telle. Les pays du Sud Est asiatique accumulent des différences de taille, de population, d’ethnies, de religions, de régimes politiques. Il y a infiniment plus de diversité qu’en Europe, ou en Amérique latine.

Mais les traits communs sont nombreux :
D’abord le dynamisme économique, axé sur le libre marché et la compétitivité externe ; ensuite un système démocratique fortement imprégné d’autoritarisme ; en troisième lieu, la persistance chez certains de graves tensions dues à de vigoureuses contestations politiques internes – c’est le cas de la Birmanie, les événements récents nous l’ont rappelé – ou encore à la montée en puissance d’intégrismes religieux. Les affrontements interreligieux opposent en Thaïlande bouddhistes et musulmans, en Indonésie chrétiens et musulmans. On voit monter une organisation transnationale, la « Jemaa Islamiya » et se multiplier des cellules radicales en Indonésie mais aussi aux Philippines, où le gouvernement de Madame Arroyo a du fil à retordre avec le mouvement d’Abou Sayaf. Tout cela pousse à la coopération antiterroriste. C’est devenu un problème de la région.
Partout aussi joue le poids de l’influence chinoise, via la pression économique mais aussi, à un degré inconnu dans d’autres continents, la densité de la diaspora humaine chinoise, entreprenante et active ; trait commun aussi, singulier : les valeurs dites asiatiques : primat de la famille et de la communauté sur l’individu, culte des ancêtres, recherche du consensus, de l’harmonie sociale et – il faut le reconnaître – trait commun du monde sinisé, une ardeur au travail et un sens certain de la discipline. Sur de nombreux sujets aux Nations Unies, on observe que les pays du Sud Est asiatique résistent à l’exportation de ce qu’on appelle les « valeurs occidentales ». Ils ne veulent pas céder par exemple sur la peine de mort. A l’exception des Philippines, ils ne ratifient pas le traité de Rome sur la justice pénale internationale. Cela bouscule un peu nos idées. Ils plaident, après les crises, pour la réconciliation plutôt que pour le châtiment.
Ces « valeurs asiatiques », particulièrement mises en avant par Singapour, sont-elles toujours aussi fortes, dessinant une civilisation bien différente de celle de l’Occident ? Huntington parle de « capitalisme confucéen ». Il est vrai que ces pays ne sont pas tous bouddhistes, il y a de très nombreux pays musulmans, l’Indonésie au premier chef, mais aussi la Malaisie…
Ou bien ces pays évoluent-ils vers une acceptation plus banale du credo occidental fondé sur l’individualisme et les droits de l’homme ?
Ces valeurs asiatiques existent-elles vraiment ? Devons-nous réfléchir en ces termes ? Jusqu’à quel point les « autres » que nous sommes, barbares ou non, doivent-ils en tenir compte ?

Je vais conclure en m’interrogeant sur les possibilités d’évolution de cette région.

Il y a d’abord des réponses individuelles, dispersées : chaque Etat agissant à sa manière pour régler ses problèmes internes. L’idée de la souveraineté nationale reste bien vivante, me semble-t-il. L’Indonésie en a pris longtemps à son aise vis-à-vis de Timor, la Birmanie n’entend pas voir les autres s’ingérer dans ses affaires. Certains n’hésitent pas à prendre les armes pour faire reculer l’influence chinoise. Ce fut le cas du Vietnam il y a une trentaine d’années. C’était plus anciennement encore le cas de l’Indonésie, sous une autre forme, je pense aux événements sanglants de la fin des années soixante.

Il y a l’alignement sur l’un ou l’autre des géants : Verra-t-on les pays du Sud Est asiatique se ranger, les uns du côté de l’Inde ? Aucun exemple n’est en vue même s’il y a des liens entre l’Inde et Singapour : Singapour est un investisseur important en Inde. D’autres pourraient se ranger du côté de la Chine (la Birmanie est la plus proche de ce cas) ou – mais c’est une hypothèse improbable – du côté du Japon ? Des fractures nettes dans cette région du monde sont elles possibles ? L’ASEAN semble en voie de se renforcer avec l’adoption d’une Charte et la création d’outils communs avec l’ARF (Forum régional). Il faut compter aussi avec d’autres organisations : l’ASEAN+3 (Chine, Japon, Corée du Sud), les sommets de l’Asie de l’Est, l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS) dont les deux locomotives sont la Russie et la Chine, mais qui inclut comme observateurs l’Inde, le Pakistan et l’Iran, l’Association de l’Asie du Sud pour la coopération régionale (SAAC) centrée sur l’Inde mais incluant désormais l’Afghanistan, enfin, ne l’oublions pas, l’arc de sécurité qui se dessine entre le Japon et l’Australie, incluant l’Indonésie, avec les Etats-Unis à l’arrière-plan.

Troisième orientation : le multilatéralisme. Les pays du Sud Est asiatique vont ils développer leurs structures de coopération, puis contracter ensemble des accords, des alliances, avec tel ou tel pays ou groupes de pays extérieurs pour équilibrer le poids de la Chine ? Mais vers quel groupe de pays ou superpuissance extérieure se tourneront-ils de préférence : l’Inde, le Japon, l’Union européenne, les Etats-Unis ? Il paraît bien, pour le moment que les Etats-Unis tiennent la corde.

Il reste une hypothèse, c’est la multipolarité. C’est encore un mot à la mode, du moins en Chine, car les Européens et les Africains sont devenus plus sceptiques sur leur aptitude à constituer un pôle. Les pays du Sud Est asiatique peuvent-ils eux-mêmes devenir un acteur unique, politique, économique, régional entre les géants chinois, indiens, japonais ? De loin, on en doute. De plus près, la réponse mérite peut-être d’être nuancée. Ce que nous entendrons des participants à ce colloque méritera attention, car l’ASEAN devient une réalité, se structure solidement, se dote d’une Charte.

Voici donc quelques questions sur lesquelles je veux terminer :

Va-t-on vers le bouillonnement d’initiatives individuelles ou la lente maturation d’un ensemble ?
L’Union européenne est-elle, comme elle le croit quelquefois, un modèle ?
Quelle place et quel rôle y a-t-il pour la France ? Car c’est une région du monde très intéressante et riche d’opportunités pour nos entreprises et nos technologies.
Le pays de référence et le protecteur éventuel reste-t-il et restera-t-il encore et surtout les Etats-Unis ?
Ou bien, sans rien annexer, sans rien coloniser, la Chine réussira-t-elle enfin à dominer les dominos, le Sud Est asiatique, par une stratégie d’expansion pacifique, créant pour notre avenir de singuliers déséquilibres et de stimulantes interrogations ? Un «pôle asiatique » dominé par la Chine se structurera-t-il ?
Quelles relations s’établiraient alors avec les Etats-Unis et corollairement avec l’Inde, la Russie, le monde musulman, voire l’Europe ?

Beaucoup de ces évolutions restent imprévisibles quant à leur rythme et même à leur sens. Si nous prenons le cas du rapprochement entre les Etats-Unis et l’Inde, il bute à la fois sur des difficultés internes à la coalition gouvernementale indienne et sur les exigences du Congrès américain. L’Inde n’a pas coupé les ponts avec la Russie dans le domaine de la coopération nucléaire civile, même si elle essaie de les établir avec les Etats-Unis. Elle développe également, mais sur un plan plus général, ses relations avec la Chine, certes avec une certaine prudence, mais il y a eu récemment des échanges au plus haut niveau entre les deux géants continentaux.

En matière énergétique la Russie semble vouloir jouer des rivalités entre la Chine, le Japon et l’Europe. Mais ne sera-t-elle pas repoussée vers la Chine par l’orientation actuelle de la diplomatie des Etats-Unis à laquelle l’Union européenne semble emboîter le pas?

Enfin s’agissant du Japon, on croit quelquefois apercevoir dans l’alliance avec les Etats-Unis, et au sein même de cette alliance, une volonté d’affirmation de type « gaulliste », bien qu’il semble s’agir plutôt de velléité que de projet mûrement arrêté.

Comment l’Asie du Sud-Est peut-elle s’affirmer au milieu des contradictions qui agitent les « géants » qui l’entourent ? On voit la puissance d’entraînement du moteur chinois. Le rôle d’arbitre et de protecteur des Etats-Unis en sortira-t-il renforcé ou affaibli ?

Et la France, là-dedans, peut-elle jouer ses atouts (et lesquels ?) en s’adaptant à la diversité des pays concernés ?

Je donne la parole à Monsieur Jean-Luc Domenach.

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