Interventions prononcées au colloque du 18 février 2008, Quel gouvernement économique de la zone euro ?
Merci, Monsieur Gréau, pour cet exposé très stimulant.
J’ouvre le débat, d’abord entre les intervenants que je remercie encore pour ces exposés très intéressants.
Quelqu’un veut-il réagir à ce que vient de dire M. Gréau ?
André Gauron
Fils d’archéologue, j’ajouterai à l’archéologie que le même problème s’est posé en 1983, quand il s’agissait simplement de sortir du SME. Effectivement, la réponse de François Mitterrand, après réflexion, avait été négative : « Si on sort du SME, on sort de l’Europe ».
Jean-Pierre Chevènement
Oui, mais François Mitterrand, dont je voudrais prendre la défense, pensait qu’on pourrait faire quelque chose de l’Europe. Il n’espérait plus une Europe socialiste. On n’en était plus là, encore que quelques années plus tôt, les motions internes au Parti socialiste affirmaient : « l’Europe sera socialiste ou ne sera pas ». Mais on imaginait qu’on allait doter l’Europe d’une régulation propre qui, d’une certaine manière, se substituerait aux régulations nationales. Mais puisque nous sommes, si j’ai bien compris l’exposé de M. Gréau, de plus en plus aspirés dans une zone dont la régulation est décidée aux Etats-Unis, le pari de François Mitterrand est perdu. On n’ose pas le dire mais, ceux qui ont été associés à ces décisions et qui savaient d’où ils venaient (les débats sur l’Europe au sein du parti socialiste remontaient au début des années 70) savent très bien que ce pari a été fait dans des conditions telles qu’il ne pouvait pas être gagné, je pense en particulier aux conditions imposées dès le départ par Karl Otto Pöhl.
Jean-Pierre Robin
J’ai centré mon exposé sur la responsabilité française qui me semble très importante, en termes relatifs.
Le graphique de Gérard Lafay m’a beaucoup intéressé, mais ne faudrait-il pas calculer les taux de change effectifs par nation ? Car le taux de change effectif prend au départ la pondération des commerces extérieurs.
Gérard Lafay
Il ne s’agit pas de taux de change « effectif » mais de taux de change « réel ». La pondération, ce sont les PIB. (Les taux de change effectifs ne peuvent d’ailleurs pas être comparés entre eux). C’est le niveau général des prix calculé au niveau du PIB par rapport à la moyenne mondiale, c’est l’écart entre le taux de change nominal et le taux de parité de pouvoir d’achat. Le taux de parité de pouvoir d’achat suppose que les prix soient égalisés, et le taux de change nominal n’est pas le taux de parité de pouvoir d’achat ; il peut se situer au-dessus ou au-dessous.
Jean-Pierre Robin
Je voulais dire que les taux de change réels sont actuellement différents selon les pays.
Gérard Lafay
Ils ne sont pas très différents entre les pays européens. J’ai indiqué qu’à cet égard le cœur de la zone Union européenne est légèrement différent de la zone euro (certains pays hors zone euro sont d’ailleurs plus bas). Dans la zone euro il y a peu de différence entre les niveaux de prix, tout au plus quelques écarts. J’ai essayé de remarquer le problème global de la zone euro, je ne me suis pas intéressé au problème particulier de tel pays par rapport à tel autre.
Jean-Pierre Robin
Puisque le problème de l’euro est son statut de monnaie de réserve, qui n’est pas disponible puisque la balance des paiements est équilibrée, pourrait-on envisager des politiques de relance budgétaire par des grands travaux, de façon à ce que le reste du monde puisse se procurer de l’euro ? Ce serait une politique « technique » à court ou moyen terme.
Gérard Lafay
Comme le disait Monsieur le Ministre, je ne crois pas que cette hypothèse puisse être adoptée par nos partenaires.
Jean-Pierre Robin
Ce qui m’a frappé ces dernières semaines, c’est que, contrairement à ce qu’on pensait, le dollar a cessé de s’effondrer. Certains banquiers avancent que le dollar est une monnaie forte dans les périodes extrêmes : il est fort quand l’économie américaine est en plein boom (ce qui a été le cas dans les années 1998 à 2001), quand la croissance américaine est très forte et attire les capitaux du reste du monde ; il est également fort dans la période actuelle où on peut anticiper un rebond relatif de l’économie américaine. L’explication du « sourire » actuel du dollar (expression d’un analyste américain), c’est que les marchés sont en train d’anticiper une reprise de l’économie américaine qu’ils attendent avant la reprise de l’économie européenne.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Robin. Je donne la parole à Monsieur Gréau.
Jean-Luc Gréau
Il est vrai qu’actuellement les gens sont dans l’expectative en raison de la crise financière dont la source est aux Etats-Unis mais qui s’est répandue dans d’autres régions du monde, à commencer par la zone euro.
Je suis frappé du fait que la faillite de quatre banques en Grande-Bretagne et en Allemagne n’ait pas suscité de réaction forte de la part des autorités de Bruxelles ni des gouvernements qui se sont réunis récemment alors que c’est un sujet majeur : Northern Rock est nationalisée avec un passif supérieur à 40 milliards d’euros. Que s’est-il passé ? On ne le sait pas.
Ne sommes-nous pas à un point d’inflexion ? Les cambistes vont-ils faire le pari d’un redressement assez rapide de l’économie américaine, avec des piqûres de dopants, 160 ou 180 milliards de dollars de plan de relance (qui vont s’ajouter aux 400 milliards de dollars en cours, avec les dépenses d’Irak et d’Afghanistan pour porter le déficit américain entre 500 et 600 milliards de dollars) et aussi les taux d’intérêts de la Banque centrale qui sont d’ores et déjà inférieurs à l’inflation courante et qui devraient l’être encore plus dans les semaines à venir.
Pour que cette politique réussisse, il faut que les ménages américains puissent se réendetter de façon favorable ou se surendetter encore plus qu’ils ne le sont aujourd’hui. Ce ne sont pas les entreprises qui vont décider de la relance américaine mais les ménages. Cette relance se fait sur le fil du rasoir, compte tenu du fait que c’est bien le décrochage spontané de ces ménages qui a entraîné la crise financière américaine. Si, effectivement, la décélération européenne est enregistrée officiellement dans quelques mois – et je crois que ce sera le cas – et si des premiers signes de rétablissement de l’économie américaine apparaissent, surtout dans le secteur financier, alors le dollar pourrait remonter vis-à-vis de l’euro.
Une remarque : Il n’y a pas que le dollar dans le monde, il y a aussi les autres monnaies, les autres zones économiques qui commercent avec nous. Je voudrais signaler que dans le surplus allemand vis-à-vis du reste du monde, rien ne vient de la Chine : en 2007, le commerce extérieur allemand vis-à-vis de la Chine a basculé dans le rouge pour la première fois et c’est irréversible. (« Le déficit est de 32 milliards vis-à-vis de la Chine », précise Jean-Pierre Chevènement).
Il peut se produire un début de remontée du dollar qui nous ferait un peu de bien mais qui ne résoudrait pas tout le problème.
Il peut se produire le mouvement inverse, c’est-à-dire une confirmation de la récession américaine, avec une extension de la crise financière à d’autres marchés que le marché hypothécaire et nous verrons alors un nouvel affaissement du dollar.
Les deux hypothèses sont ouvertes.
Jean-Michel Quatrepoint
A propos de la crise des subprimes, on est effectivement très discret sur la nationalisation des deux banques anglaises : ce sont 50 milliards de livres qui ont été injectées (100 milliards de dollars) ! Ce qui démontre qu’en dernier ressort, c’est toujours l’Etat et les contribuables qui paient. Qui parlait de « la privatisation des profits et de la nationalisation des pertes » ?
Vous évoquiez, Madame (s’adressant à Madame Bouvier), à propos de l’agenda de Lisbonne, la faiblesse des dépenses de recherche &développement en Europe sauf, peut-être, en Allemagne. L’Allemagne a un modèle industriel qui privilégie la recherche et le développement. Mais une économie basée sur une société de services, voire de services à la personne, n’a pas de recherche&développement. C’est un vrai problème qui impose d’être très prudent quand on vante les services. Il y a services et services. Quand une partie de la population est employée dans le tourisme, il y a peu de recherche&développement, c’est d’ailleurs le problème de l’Espagne.
Quel modèle de développement compte prendre chaque pays ? L’Allemagne a son modèle, elle s’y tient ; l’Espagne avait son modèle, elle s’y est tenue ; la Grande-Bretagne a son modèle, autour de la finance, les Anglais s’y sont tenus. Nous n’avons plus de modèle, un peu comme l’Italie. Nous avons perdu nos repères et nos modèles, nous n’avons pas décidé sur quoi nous allions miser. On ne peut pas tout faire, il faut renoncer à certains secteurs mais il faut investir à fond sur ceux que l’on veut garder ; nous ne l’avons pas fait.
Jean-Pierre Chevènement
Ne serait-il pas opportun de situer politiquement le problème ?
Théoriquement, que sommes-nous en train de vivre ? Il est toujours très difficile de répondre à une pareille question.
On ne peut qu’être frappé de voir la politique de fuite en avant que mènent les Etats-Unis dans tous les domaines :
Tel l’endettement des ménages américains, constitués en consommateurs en dernier ressort, responsables de la bonne marche de l’économie mondiale, qui ont été dopés par des taux d’intérêts réels négatifs, poussés à s’endetter, à acheter des maisons… jusqu’à ce que survienne la crise des subprimes.
Tel le déficit extérieur abyssal : plus de 700 milliards de dollars (même s’il se réduit à la marge) par rapport à un endettement extérieur qui reste contenu mais s’est beaucoup accru depuis quelques années.
Telle la fuite en avant diplomatique et militaire, avec l’invasion de l’Irak.
Cette fuite en avant peut se poursuivre. Dans quel sens ?
Félix Rohatyn évoque un plan de relance keynésien, c’est-à-dire le développement d’un vaste plan d’infrastructures aux Etats-Unis, pour remettre à niveau les routes, les aéroports, et bien d’autres équipements.
On peut se demander si cette régulation à partir des Etats-Unis (dont parlait Jean-Luc Gréau tout à l’heure) ne consisterait pas à nous imposer des déficits dont nous ne voulons pas, car la Banque centrale européenne a repris les tropismes de la Bundesbank. J’évoquais, au début de ce colloque, la spoliation de l’épargne allemande en 1948, trauma fondateur qui s’est perpétué « génétiquement » – si je puis dire – à travers le programme et les priorités de la Banque centrale européenne. Nous sommes en quelque sorte prisonniers de quelque chose qui vient de très loin et qui nous échappe parce que nous n’avons pas connu ce trauma initial en France (nous en avons connu d’autres).
Par conséquent je me demande si nous ne pourrions pas aller vers un gouvernement économique de type keynésien qui utiliserait l’espace de la zone euro comme un espace de relance keynésien. Cette perspective a été évoquée il y a très longtemps par Jürgen Habermas pour expliquer que l’Etat-nation n’était plus du tout adapté. A mon avis, il n’est pas nécessaire pour cela de faire un Etat fédéral, une convergence des nations européennes suffirait. C’est cette convergence qui, aujourd’hui, n’existe pas. Si certains pays sont prêts à faire des déficits (l’Espagne, l’Italie et la France), les Allemands ont une autre manière de raisonner. Il me semble que, plutôt qu’une sortie de l’euro, aujourd’hui politiquement inenvisageable, on pourrait envisager un gouvernement économique de la zone euro rendu possible par un basculement des mentalités outre-Rhin et par une convergence des volontés nationales. J’ajoute à cela la pression américaine qui pourrait se renforcer.
Est-ce totalement irréaliste ?
Pour moi, ce n’est pas irréaliste, pour plusieurs raisons :
J’observe que les syndicats allemands considèrent qu’ils sont au bout de la cure d’austérité, ils sont devenus beaucoup plus revendicatifs et des mouvements sociaux assez puissants sont en train de naître en Allemagne.
Par ailleurs, l’Allemagne va voir décroître le rôle moteur de son commerce extérieur ; plus exactement, d’après les statistiques patronales de la BDI, en 2008, les exportations vont croître moins vite que les importations. C’est-à-dire que le commerce extérieur ne contribuera plus à la croissance allemande comme il l’a fait depuis cinq ans. Je rappelle que la croissance allemande, contrairement à la croissance française, n’a pas son origine dans la demande intérieure. Si la demande intérieure a soutenu la croissance française, en Allemagne au contraire, la demande intérieure aurait conduit à une décroissance. C’est le commerce extérieur qui a été le moteur de la croissance allemande.
J’observe aussi l’émergence d’un parti à gauche de l’échiquier politique, Die Linke, qui a dépassé la barre des 5%. Toutes les perspectives du SPD vont être influencées par le surgissement de ce rival de gauche issu de la fusion de PDS et du WASG (parti créé par Oskar Lafontaine en Allemagne de l’ouest).
Je voudrais introduire un lien entre la politique intérieure et la politique économique allemandes. Nous pouvons assister, dans les années qui viennent à une réorientation de la politique économique, à supposer, évidemment, que le SPD soit en position de l’imprimer et que le rapprochement avec Die Linke ne donne pas le pouvoir à la CDU. Il pourrait y avoir des effets politiques en chaîne qu’il serait intéressant d’observer.
Deux possibilités se présentent donc : La pression des Etats-Unis vers des déficits que nous serions peut-être bien inspirés d’organiser nous-mêmes et, d’autre part, l’évolution de la politique allemande – avec non plus quatre mais cinq partis, ce qui change beaucoup de choses. Cette évolution pourrait contribuer à la levée du malentendu originel sur l’euro. Chacun sait que l’euro, en réalité, a été un marché de dupes : La France voulait « piquer » le Mark à l’Allemagne et l’Allemagne a imposé un Mark bis à la France et au reste de l’Europe.
Je ne livre ces supputations que pour ce qu’elles valent. Nous ne maîtrisons pas l’avenir, nous ne savons pas où nous en sommes, tout est possible : la fuite en avant de l’Hyperpuissance américaine peut se poursuivre, il peut y avoir un redressement du dollar mais on peut aussi imaginer d’autres scénarios. Nous avons en tout cas des matériaux pour réfléchir.
Paul Soriano (Revue « Medium »)
Comment se fait-il que les banques espagnoles ne souffrent pas davantage, compte tenu de leur niveau d’engagement dans l’immobilier? Elles annoncent même des résultats en progrès. Ont-elles une martingale ou un secret de politique ou la Banque centrale espagnole les a-t-elle prémunies contre ce genre de risque ?
Jean-Luc Gréau
La situation des banques espagnoles a évolué récemment. En témoigne le fait qu’elles font appel de façon beaucoup plus importante aux ressources de la BCE. En très peu de temps, leurs appels mensuels sont passés de 20 à 44 milliards d’euros, ce qui signifie, a contrario, qu’elles trouvent beaucoup moins facilement de crédit sur les marchés, en dehors du crédit de la Banque centrale. Les ressources ont pour contrepartie des titres de dettes hypothécaires gagées pour l’essentiel par ce fameux marché immobilier, le marché immobilier espagnol. La situation pourrait évoluer de façon rapide. Actuellement, les deux plus grands prêteurs espagnols, Banco Santander et BBVA, sont en train de fabriquer des gages autour de leurs prêts pour essayer d’aller vers la Banque centrale réclamer plus de ressources. N’oubliez pas que Northern Rock, il y a un an, était une banque parfaitement saine.
Jean-Michel Quatrepoint
J’ajoute que nous sommes dans une période préélectorale, les élections espagnoles auront lieu le 9 mars prochain. Pour le moment, il y a une sorte d’omerta. On nous explique que les banques espagnoles n’ont aucun problème et n’ont pas investi dans les subprimes américains, ce qui est vrai. En revanche, elles ont leurs subprimes internes… mais nous ne le saurons pas avant le 9 mars.
Jean-Pierre Chevènement
Je vous remercie tous. C’était décoiffant !
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