L’opacité institutionnelle de l’Union européenne

Intervention d’Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’Université de Rennes 1, vice-présidente de l’AFDC, lors de la première partie du colloque du 14 février 2009, L’Europe au défi de la crise : « Le fonctionnement de l’Union ».

Les premiers mots qu’un professeur de droit constitutionnel français enseigne à ses étudiants sont « démocratie », « séparation des pouvoirs » « Etat de droit » (1).

Hormis la séparation des pouvoirs qui n’apparaît pas, et pour cause, dans les traités institutionnels européens, les deux autres notions y sont en bonne place.

L’article 2 du traité sur l’Union européenne, dans sa version de Lisbonne, mentionne en effet la démocratie et l’Etat de droit parmi les « valeurs » sur lesquelles l’Union est fondée. Le préambule de la Charte européenne des droits fondamentaux, à laquelle l’article 6 reconnaît la même valeur juridique que les traités, affirme aussi que l’Union « repose » sur le principe de la démocratie et celui de l’Etat de droit.

L’article 1er du traité stipule également que celui-ci crée « une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, dans laquelle les décisions sont prises dans le plus grand respect possible du principe d’ouverture et le plus près possible des citoyens ». [Ne vous étonnez pas des répétitions, la rédaction de ce traité est épouvantable, la version allemande, paraît-il, suscite les rires des juges du tribunal constitutionnel de Karlsruhe qui étudient en ce moment sa conformité avec la constitution allemande.]Pour comprendre ce que signifie ce principe d’ouverture il faut se référer à l’article 15 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tel qu’il résulte de la rédaction de Lisbonne, qui indique que « afin de promouvoir une bonne gouvernance et d’assurer la participation de la société civile, les institutions, organes et organismes de l’Union œuvrent dans le plus grand respect possible du principe d’ouverture ». Suit une série de dispositions qui prévoient notamment que le Conseil et le parlement siègent en public lorsqu’ils délibèrent sur un acte dit législatif et qui consacrent un droit d’accès aux documents ainsi que la transparence des travaux des institutions. On voit donc que le principe d’ouverture se limite à la publicité des débats et à l’accès aux documents. Les termes de gouvernance et de société civile, étrangers au droit constitutionnel classique, semblent désigner essentiellement la participation des lobbies au processus décisionnel.

Les principes affichés par les traités ne s’opposent donc pas a priori et de façon manifeste aux postulats du constitutionnalisme libéral, ils les confirment même en apparence.

Le problème est que l’observation de l’architecture des pouvoirs et du fonctionnement réel de l’Union, tel qu’il résulte de la pratique validée par la jurisprudence contredit assez largement ces principes.

– Le monopole de l’initiative législative laissé à une commission composée de personnes résolument indépendantes, n’ayant de compte à rendre à aucun gouvernement national, pose évidemment problème dans la mesure où le seul contrôle du parlement européen sur la désignation et l’action de la commission ne suffit évidemment pas à assurer une surveillance réellement démocratique. Le parlement européen ne représente pas un demos, un peuple, une nation européens. On nous parle de citoyenneté européenne mais ce terme est vide de sens et les traités n’affirment plus – comme c’était le cas au début, en 1976, lorsqu’on a procédé à l’élection au suffrage universel direct des parlementaires européens – que ce parlement représente les peuples des Etats membres. Seul le Conseil, en ce qu’il est composé de membres de gouvernements politiquement responsables devant leurs parlements nationaux, satisfait à une exigence démocratique minimale mais on sait, et un récent colloque à Athènes vient de le confirmer (2), que les parlementaires nationaux se désintéressent tous du contrôle du droit européen malgré les timides progrès introduits dans les traités et le droit constitutionnel national sur ce point. En France, de surcroît, le parlement délègue assez systématiquement au gouvernement le soin de transposer les directives européennes par ordonnance de telle sorte qu’il est ainsi absent d’un bout à l’autre de la chaîne de décision.

L’architecture officielle de l’Union n’est donc déjà pas conforme aux exigences démocratiques.
Mais surtout, on se rend compte très vite, en pratiquant le droit européen institutionnel et matériel, qu’une très grande partie de la réalité des pouvoirs se joue de façon parallèle, souterraine, en marge des traités et parfois contre leur lettre, à travers des pratiques spontanées qui sont ensuite validées, avalisées et donc encouragées par la Cour de justice de Luxembourg.

Pour un juriste français aucun pouvoir ne peut être exercé sans habilitation textuelle. Le légicentrisme français, c’est-à-dire la préférence de notre système normatif pour le droit écrit n’est pas fortuit, c’est un legs de la Révolution française qui bannit les coutumes, les traditions et les pouvoirs corporatistes pour n’accepter que la loi, expression de la volonté générale d’un peuple libre qui s’autodétermine. Un pouvoir ne peut donc reposer chez nous que sur un texte démocratiquement adopté. C’est ainsi que l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». Sans doute pouvons-nous repérer dans la jurisprudence du Conseil d’Etat quelques cas d’habilitation jurisprudentielle à exercer un pouvoir réglementaire – arrêts Babin (1906), Labonne (1919), Jamart (1936) – mais ils restent limités et circonscrits.

Au niveau européen, en revanche, le développement empirique et illimité des pouvoirs de l’Union sous l’effet conjugué de la rédaction filandreuse de certains articles des traités, de pratiques improvisées et d’auto-habilitations de la commission validées par la Cour, aboutit systématiquement à une aspiration sournoise permanente des pouvoirs des Etats.

La terminologie utilisée dans les traités est délibérément ambiguë. Ils nous présentent une nomenclature officielle des actes comportant des règlements, des directives, des décisions, des recommandations et des avis (article 288 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dans la version Lisbonne). On trouve aussi cependant, dans moult articles et surtout dans la pratique, des actes dénommés « actions », « positions communes », « résolutions », « déclarations », « conclusions », « communications », « échéanciers », « codes de conduite », « calendriers », « disciplines », « proclamations », ou tout simplement « actes » qui n’entrent pas dans les catégories annoncées. Or, il n’est pas rare que la Cour reconnaisse la valeur contraignante de ces actes – dont on ne sait pas, tant qu’elle ne s’est pas prononcée, quelle est la nature juridique – comme le révèle notamment son célèbre arrêt AETR du 31 mars 1971 où elle admet un recours contre une « résolution ». C’est aussi un « Acte portant élection des représentants à l’Assemblée au suffrage universel direct » annexé à une décision du Conseil des Communautés européennes du 20 septembre 1976 que le Conseil constitutionnel français a eu à connaître le 30 décembre de la même année. Ces pratiques parallèles contribuent évidemment à l’opacité normative et à l’insécurité juridique.

Le cas récent le plus obscur, dont nous parlera Olivier Cayla tout à l’heure, est celui de la Charte européenne des droits fondamentaux. N’ayant fait l’objet à Nice que d’une « proclamation » il est admis qu’elle n’a aucune valeur juridique. Cependant, dans l’ouvrage qu’il avait consacré à ce texte (3), Guy Braibant, ancien président de section du Conseil d’ Etat et membre de la convention qui a élaboré la Charte n’hésite pas à affirmer que trois voies sont ouvertes sur son caractère contraignant : la voie diplomatique, par son intégration dans un traité ; la voie constitutionnelle par son introduction dans le préambule d’une constitution européenne ; « la voie jurisprudentielle par une accumulation de références à la Charte dans les arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes ». Ainsi un juriste français chevronné en arrive à imaginer qu’une convention puisse entrer en vigueur sans ratification par les Etats mais par la seule grâce de juges européens … c’est tout de même étonnant. Il n’en demeure pas moins que certains juges européens et même la Cour européenne des droits de l’Homme, qui relève du Conseil de l’Europe et n’a donc rien à voir en principe avec ce texte de l’Union, se sont effectivement plusieurs fois référés à la Charte dans leurs conclusions ou arrêts.

Mais surtout, depuis l’origine, l’interprétation téléologique de la Cour, dont va nous parler Pierre Rodière, a conduit à la reconnaissance de pouvoirs implicites illimités aussi bien sur le plan international qu’interne. Ainsi affirme-t-elle sans hésiter dans l’arrêt AETR précité que pour déterminer si la Communauté a compétence pour prendre des engagements internationaux dans un cas déterminé il faut « prendre en considération le système du traité ainsi que ses dispositions matérielles » et qu’une telle compétence « résulte non seulement d’une attribution explicite par le traité » mais peut découler d’autres dispositions du traité ou d’actes dérivés. Le « système du traité » et les « objectifs » de l’Union constituent ainsi des références suffisantes pour justifier des extensions permanentes des pouvoirs européens. Et comme les objectifs énoncés par les traités sont immenses (c’est le bonheur du monde que l’Union se donne pour objectif !), ces extensions paraissent ne connaître aucune limite. L’article 2 du traité UE (dans sa rédaction actuelle) indique ainsi que « l’Union se donne pour objectif d’affirmer son identité sur la scène internationale, notamment par la mise en œuvre d’une politique étrangère et de sécurité commune, y compris la définition d’une politique de défense commune qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune ». Un tel objectif peut assurément tout justifier.

Récemment, c’est encore en se fondant sur ce qu’elle estime nécessaire à la réalisation des objectifs de l’Union que la Cour a accepté la communautarisation du droit pénal de l’environnement, contre l’argumentation du Conseil et de onze Etats membres (dont la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Espagne) alors pourtant que les traités rangent le droit pénal dans le troisième pilier intergouvernemental (4).

Cette jurisprudence rend ainsi assez inutile l’article 352 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dans la version de Lisbonne, qui envisage ouvertement l’exercice de compétences hors-traité : « Si une action de l’Union paraît nécessaire, dans le cadre des politiques définies par les traités, pour atteindre l’un des objectifs visés par les traités, sans que ceux-ci n’aient prévu les pouvoirs d’action requis à cet effet, le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après approbation du parlement européen, adopte les dispositions appropriées ». Il faut donc toujours que l’Union puisse se procurer, d’une manière ou d’une autre, les compétences jugées nécessaires à ses objectifs, par voie jurisprudentielle ou par voie de codécision.

On ajoutera enfin qu’alors que les traités indiquent que les directives lient les Etats membres quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens, la Cour a encore admis non seulement la validité mais le caractère directement applicable des directives claires et inconditionnelles (5). C’est aussi ce qu’a récemment admis le ministre Mme Valérie Létard en s’opposant aux sénateurs qui voulaient rédiger une loi de transposition d’une directive sur les discriminations dans un sens moins communautariste et anglo-saxon, plus conforme à la tradition latine et républicaine. Le ministre a indiqué qu’en s’écartant de la rédaction de la directive, la France s’exposait à une sanction de la Cour dont elle a précisé qu’elle suit l’argumentation de la commission « dans 95% des cas ». Le gouvernement a donc exigé la transposition « mot à mot » (c’est le terme utilisé) et refusé les amendements sénatoriaux (6).

Si l’on ajoute que l’on repère bien, derrière chaque catégorie énumérée par les directives en question, les lobbies qui ont été à l’œuvre dans leur adoption et dont nous parlera Marie-Laure Basilien, le tableau de l’opacité institutionnelle, des pouvoirs glissants qui font irruption de toutes parts en s’écartant de la lettre des traités, est à peu près complet, révélant un système qui n’est pas démocratique, même dans son essence, dans ses fondations. J’ajouterai qu’une décision cadre récente sur la lutte contre le racisme (7) – qui, comme une directive, ne devrait fixer que les buts à atteindre, en laissant aux Etats la compétence des moyens – impose aux Etats des peines d’emprisonnement et même une peine plancher (trois ans minimum), prévoyant donc la nature de la peine, écrasant la compétence pénale des Etats.

Certains commentateurs considèrent sans s’inquiéter qu’il s’agit là d’un phénomène très naturel de conception postmoderne du droit qui se construirait désormais « en réseau » et non plus selon la pyramide d’une hiérarchie des normes suivant elle-même une hiérarchie de leurs auteurs rangés par ordre de légitimité démocratique décroissante. Nous serions donc entrés dans une ère post-démocratique de « gouvernance réseautique ».

Si l’on persiste à considérer, toutefois, que la démocratie doit demeurer le cadre indépassable de nos institutions, il nous faut envisager à la fois comment démocratiser l’Union, ce que nous verrons avec Bastien François, et comment mieux encadrer ses compétences, ce que nous examinerons avec Olivier Gohin.

Voilà les quelques réflexions d’un professeur de droit constitutionnel français dans le monde du droit en réseau. Un professeur de droit constitutionnel anglo-saxon serait sans doute moins mal à l’aise que moi avec le droit européen. Notre culture juridique fait que nous sommes plus heurtés par un certain type de fonctionnement qui n’est pas du tout conforme à notre héritage révolutionnaire.
Je vous remercie.

Dans la foulée de ces quelques réflexions, mais de façon fort approfondie et fort savante, nous allons entendre Pierre Rodière, professeur de droit social à l’université de Paris I qui va répondre à la question difficile : A quoi sert la Cour de justice européenne ?

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1) Anne-Marie Le Pourhiet, Droit constitutionnel, Economica, 2ème éd. 2008
2) Fifty years European Parliament -Experiences and perspectives, Fondation du parlement hellénique pour le parlementarisme et la démocratie, Athènes, 16-18 octobre 2008
3) Guy Braibant, La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Le Seuil, coll. Essais, 2001, p. 65
4) Anne-Marie Le Pourhiet, Supranationalité contre souveraineté, Revue Géopolitique, n°91, 2005, p. 121
5) CJCE, 33/70 ? 17 décembre 1970, Recueil 1970, p.1213
6) Voir la proposition sénatoriale de résolution européenne consécutive à l’adoption de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
7) Cette décision cadre fait l’objet d’une pétition de l’association « Liberté pour l’Histoire »

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