Interventions prononcées lors du colloque du 22 juin 2009, Où va la Pakistan ?
Je voudrais préciser le nombre des réfugiés : c’est entre deux et trois millions de réfugiés qui ont fui les zones de combat, sans que les médias internationaux s’en émeuvent beaucoup. Quand, dans le même temps, les réfugiés tamouls civils ont été pris entre l’armée sri-lankaise et les Tigres sur le point d’être vaincus, la diaspora tamoule a tiré la sonnette d’alarme sur cette question humanitaire. La diaspora pakistanaise à l’étranger n’a pu faire de même. Se pose pourtant une vraie question humanitaire, et plus que cela. Une course de vitesse est engagée. Si l’aide aux réfugiés ne vient pas rapidement de l’Etat, elle viendra des groupes islamistes.
Mariam Abou Zahab
Je ne pense pas que le fait que l’aide vienne des groupes islamistes soit véritablement un problème. C’est un épouvantail qu’on agite. Les groupes dits islamistes ont été les plus efficaces après le tremblement de terre de 2005, ils n’ont pas fait plus de recrues pour ça. Le plus grand risque est qu’aucune aide ne vienne. Il y a des clivages au sein des populations : pour ce qui concerne la population de Swat par exemple, les populations urbaines sont très anti-talibans alors que les populations rurales continuent à soutenir les talibans.
Le risque c’est, à terme, toute une génération d’enfants très jeunes qui ont été témoins de choses d’une extrême violence. Que vont-ils devenir ?
Ces gens, à 80%, sont hébergés dans des villages, dans des familles, dans des maisons. Combien de temps pourront-ils tenir le coup ? C’est un poids très lourd sur la société pachtoune.
Il ne suffit pas de dire que l’armée a nettoyé Swat, comme elle avait nettoyé Badjor l’année dernière : les gens étaient repartis et ils sont revenus, il y a à nouveau des combats.
Il ne suffit pas de dire : « On a nettoyé, rentrez chez vous ! ». Encore faut-il indemniser les réfugiés pour les pertes qu’ils ont subies. Cette évacuation a eu lieu au moment des récoltes. Toutes ont été détruites. Or Swat produit, outre le blé, des fruits et des légumes. Refaire tout cela va prendre plusieurs années. Tous ces gens vont finir par se retourner contre l’armée, contre le gouvernement. En effet, il ne s’agit pas d’une catastrophe imprévisible, comme un séisme. Or rien n’avait été prévu pour accueillir les réfugiés et rien n’est prévu pour qu’ils puisent rentrer chez eux. Toutes les informations disponibles proviennent de l’armée. Les chiffres des pertes chez les militants sont donc considérables. On ne peut les vérifier et on ne sait pas combien de civils ont été tués. L’armée pakistanaise ne fait pas de la contre-insurrection, elle bombarde. Certains civils ont été tués parce qu’ils bravaient le couvre-feu pour aller cultiver leurs champs. Tout cela est très déstabilisateur. Les gens ont peur que les militants soient simplement repliés dans les montagnes ou les vallées voisines, comme cela a déjà été le cas auparavant, et qu’une fois l’armée partie ils ne reviennent et que la situation ne soit pire qu’avant. C’est très déstabilisateur pour l’ensemble du pays. Au Pandjab on ne veut pas de ces réfugiés pachtounes et, à Karachi, ils sont totalement instrumentalisés dans les jeux de pouvoirs locaux. On dit que derrière chaque Pachtoune déplacé, il y a un taleb en puissance. On se sert donc de la soi-disant talibanisation de Karachi pour susciter de nouvelles tensions ethniques, ce dont Karachi n’avait pas besoin, on a l’impression d’être revenu vingt ans en arrière. Donc, à terme, c’est terriblement déstabilisateur.
Madame Elise Guidoni
Que sait-on de la présence effective de Ben Laden dans les zones entre le Pakistan et l’Afghanistan ? Que vaut la promesse que le Président Obama a faite de le poursuivre jusque là ?
Que sait-on de la structure interne de l’ISI ?
Jean-Luc Racine
Il est plus facile de répondre à la deuxième question qu’à la première. Je parle ici sous le contrôle de mes collègues. Quel est le sort de Ben Laden ? Je n’ai pas de rapports avec les services américains ni avec les services français et encore moins avec les services pakistanais ou afghans. Il n’existe pas de position officielle que cette question. Est-ce parce que ceux qui savent se taisent, selon le vieux paradoxe qui veut que ne parlent que ceux qui ne savent pas ? Comment expliquer l’ignorance générale, alors que la résolution photographique des satellites peut identifier un objet d’un mètre de long ? Ben Laden est-il vivant ? Est-il mort, malade ? Musharraf, selon sa formule habituelle, avait « certifié à 150% » qu’il était de l’autre côté de la frontière, en Afghanistan. Les Afghans renvoyaient le compliment, en affirmant qu’il était dans les zones tribales pakistanaises.
Au-delà de l’icône ben Laden, la vraie question pour l’administration Obama n’est pas celle de la chasse à l’homme, qu’elle vise ben Laden ou son adjoint égyptien Ayman al Zawahiri, qui se manifeste régulièrement par des communiqués. La vraie question, c’est Al Qaida et son influence sur un certain nombre de forces islamistes de la région. A cet égard, pour reprendre ce que disait Jean-Pierre Chevènement, la question des « talibans modérés » (formule a priori étonnante) s’appuie sur l’hypothèse que parmi ceux qu’on appelle les talibans (un mot qui recouvre des réalités diverses), il est des combattants qui pourraient être ralliés, et qui ne sont pas idéologiquement liés à al Qaida. Le général américain David Petraeus, actuel chef du Central Command, qui a l’Afghanistan et le Pakistan dans son portefeuille, tente de renouveler en Afghanistan ce qu’il avait réussi en Irak : retourner les milices sunnites anti-américaines contre Al Qaida. L’objectif est d’isoler Al Qaida. Mais l’AFPAK , c’est autre chose que l’Irak…
Quant à l’ISI, elle est totalement sous le contrôle de l’armée. On y entre pour une durée déterminée et les chefs sont toujours des généraux de haut rang qui y sont affectés en principe pour trois ans. L’actuel chef d’état-major de l’armée de terre, le général Kayani était précédemment en poste à la tête de l’ISI.
Amélie Blom
Ben Laden n’intéresse plus grand monde dans la société pakistanaise.
L’ISI, comme le dit Jean-Luc Racine, est une continuité de l’armée de terre. Il faut se méfier des scénarii, des mythes véhiculés par la presse occidentale. Ils sont fonctionnels à défaut de pouvoir expliquer une réalité complexe.
Plusieurs mythes circulent :
L’un oppose le gentil gouvernement PPP à la méchante armée ISI, c’est le discours sur la duplicité de l’Etat pakistanais.
Un autre présente la gentille armée versus la méchante ISI.
Un troisième scénario parle de la gentille armée et de la gentille ISI infiltrées par des ripoux.
Il est très difficile de voir la situation du point de vue de l’armée et d’une façon historique. Les groupes dont on a parlé ce soir comme de grands méchants ne l’étaient pas dans les années quatre-vingt. Quand l’armée pakistanaise soutenait, jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix, les groupes islamistes au Cachemire ou au Pakistan, ils n’étaient pas l’objet, comme aujourd’hui, de l’opprobre mondiale. Ce n’était pas, au moins dans les années quatre-vingt-dix, un positionnement idéologique. Il faut voir la situation du point de vue d’une armée terrorisée à l’idée d’être prise en tenaille entre l’Afghanistan et l’Inde. Une doctrine militaire indienne prévoit que la prochaine guerre avec le Pakistan se fera dans le sud, dans la partie désertique, qu’il faudra saisir une partie du territoire pakistanais pour faire pression sur l’armée pakistanaise et marchander. Si jamais l’armée pakistanaise refaisait Kargil, l’armée indienne prendrait une partie du territoire au sud Panjab et serait en position de négocier un retrait des troupes pakistanaises à Kargil, c’est-à-dire appliquer la stratégie même de l’armée pakistanaise. La politique actuelle des généraux pakistanais est largement expliquée par le fait qu’ils continuent à percevoir l’Inde comme une menace.
Pour réagir à ce qui a été dit ce soir, il faut se méfier d’un autre mythe dominant qui fait des madrasas les causes de tous les maux. Cessons de penser que les madrasas sont des écoles pour terroristes. Il y a, sous le mot de madrasas, une très grande diversité idéologique, doctrinale, de modernité ou non des équipements, de taille, de composition ethnique… On parle d’une réalité sociale extrêmement diverse. Je connais bien un petit garçon pakistanais qui reçoit son éducation dans une madrasa depuis l’âge de cinq ans. C’est l’un des enfants les plus tolérants que j’aie jamais rencontré. Madrasa n’est donc pas synonyme de fondamentalisme qui lui-même, n’égale pas terrorisme.
Jean-Pierre Chevènement
On peut quand même dire que ce n’était pas une très bonne idée que d’utiliser le fondamentalisme musulman contre l’Union soviétique, comme s’en est targué Monsieur Brzezinski. Il est vrai qu’il y a une tradition très ancienne de l’utilisation de l’islam contre le communisme et le nationalisme.
Monsieur Zins m’avait dit il y a quelques semaines que cet Etat, qui semblait à l’origine n’être pas viable, prenait finalement la forme d’une nation avec laquelle, au fil des décennies, il faudra compter. C’est une idée qu’il faut prendre en compte si on veut garder le cap de l’espérance.
Max-Jean Zins
J’en suis convaincu. Les jeunes Pakistanais nés après les années 70, après la sécession du Bengladesh, se retrouvent dans un Etat plus viable qu’il ne l’était auparavant. L’histoire, le traumatisme de 1947 s’éloignent, le traumatisme de 1971 va s’éloigner. Je suis optimiste sur le fait que, peu à peu, cette nation va se forger autour des Pakistanais dans leur diversité. J’en suis persuadé car je ne vois pas d’autre solution.
L’avalement du Pakistan par l’Inde est exclu.
L’Afghanistan est un Etat solide, c’est le seul Etat de la région qui ne connaisse aucune forme d’indépendantisme. C’est l’Etat le plus uni de la région, contrairement à l’idée qu’on peut en avoir.
L’Inde est viable.
L’Etat le plus fragile est le Pakistan mais, quand on regarde la façon dont l’histoire se fait depuis trois ou quatre décennies, je pense qu’il va continuer à se consolider. Quarante ans ou cinquante ans, c’est très jeune pour un Etat.
Jean-Pierre Chevènement
J’ajoute que l’Indus structure les empires depuis des millénaires. Le souvenir de l’Empire moghol survit d’une certaine manière, non seulement au Pakistan mais dans toute l’Inde.
Dans la salle
J’aimerais savoir quels intérêts réciproques se cachent derrière l’alliance entre le Pakistan et les États-Unis.
Jean-Pierre Chevènement
Par rapport à ce qui s’est passé en Afghanistan, stratégiquement, les Américains soutenaient le Pakistan et voyaient dans le Pakistan un allié de la ligne de front. Et, historiquement, le Pakistan a été soutenu par les États-Unis parce que l’Inde était proche de L’URSS. Par conséquent, les États-Unis jouaient la carte pakistanaise. De la même manière, la Chine a soutenu le Pakistan contre l’Inde car il y a aussi un contentieux sino-indien.
Amélie Blom
Pour la période actuelle, c’est assez simple. Dès 2001, à partir du moment où les Américains ont lancé l’intervention en Afghanistan, ils avaient besoin d’une base arrière. L’armée pakistanaise fournit la logistique : bases aériennes, transit pour les armements… En contrepartie, les Américains donnent de l’argent. De façon un peu cynique, les Américains ont besoin d’une base arrière pour la guerre en Afghanistan en 2001. L’armée pakistanaise réintègre la communauté internationale : toutes les sanctions sont levées et les Pakistanais reçoivent des financements de l’ordre de 3 milliards de dollars. Le marché est intéressant pour les deux parties.
Jean-Pierre Chevènement
Je n’apprendrai rien à personne en disant que les réseaux qu’on qualifie de jihadistes sont internationalistes. Ils ont leurs ramifications dans de nombreux pays. En Algérie, on appelait ceux qui étaient au premier rang des manifestations dans les années quatre-vingt-dix « les Afghans » parce qu’ils avaient passé quelque temps dans des camps en Afghanistan. Ce sont des connections que chacun peut imaginer. Je tiens encore une fois à remercier très vivement tous les intervenants pour ce colloque très intéressant.
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