Les relations économiques sino-américaines
Intervention de Jacques Mistral, Professeur des Universités, directeur des études économiques à l’IFRI, au colloque du 18 janvier 2010, La France et l’Europe dans les tenailles du G2 ?.
Les deux exposés que je viens d’écouter me rassurent : l’ambivalence, le sens de la dualité, la contradiction et la différence ne sont décidément pas l’apanage des seuls économistes !
Je vais tenter d’étayer les éléments déjà avancés par des arguments économiques. Mais j’aboutirai à une conclusion un peu différente de celle que vient de nous exposer, avec talent et conviction, Jean-Luc Domenach. Ce qu’il a dit invite à revisiter mes arguments, je vais donc avancer avec prudence.
En matière économique, la relation sino-américaine est d’abord marquée par les global imbalances, les déséquilibres globaux, le déficit américain, l’excédent chinois. J’ai suivi cela pendant cinq ans à Washington avec beaucoup d’intérêt et vous ferai partager trois observations liées à notre débat de ce soir.
J’ai effectivement observé l’existence de deux camps, deux attitudes, deux aspects. La présentation que je proposerai ne recoupe pas exactement celle qu’en a faite André Kaspi, bien qu’elle en soit proche.
J’ai été frappé en permanence par l’intensité des intérêts économiques communs. Mais ces intérêts économiques communs, si puissants, étaient potentiellement mis en péril par la perception croissante de rivalités, de divergences, dangereuses à terme en matière stratégique. Je ne pousserai pas mon propos très loin dans cette direction. Je me borne à noter comme point de passage, un élément auquel j’ai été très sensible. À intervalles réguliers, le Pentagone publie pour le Président un rapport évaluant des menaces pesant sur les États-Unis. Il s’agit d’un document de synthèse, de portée stratégique, pas simplement militaire. Le Pentagone, de manière de plus en plus explicite, a évolué vers une position consistant à caractériser la Chine comme étant la principale menace stratégique pour les États-Unis dans les décennies à venir. Il me semble, mais je ne suis pas stratège – Monsieur le ministre, je m’en remets à vous –, que cette affirmation directe et forte n’est pas très en ligne avec l’idée qu’avec ce partenaire-là (avec cette « menace »-là) on a par ailleurs intérêt à trouver des solutions coopératives à des différends commerciaux, financiers : tentations protectionnistes, critiques sur l’évolution du taux de change.
La coexistence de ces deux attitudes m’a toujours paru dangereuse pour l’avenir. En tout cas, sur le plan strictement économique on les a très bien vues à l’œuvre : L’administration Bush a par exemple multiplié les tentatives pour faire évoluer les positions chinoises à l’égard du taux de change du Yuan. Le Secrétaire au Trésor, le président de la Federal Reserve, le président du conseil des conseillers économiques de la Maison blanche et le Président en personne se sont succédés à Pékin pour essayer de faire bouger les Chinois. À un moment, Les États-Unis ont mobilisé le Fonds monétaire international pour vendre un exercice dit « de surveillance multilatérale ». Tout cela n’est pas tout à fait resté lettre morte, puisque les Chinois ont répondu par une appréciation de la monnaie chinoise d’environ 20%. Je vous laisse juger si c’est important ou pas, c’est significatif, c’est peu par rapport à la sous-évaluation du Yuan couramment évaluée à 40% voire plus. De plus, l’avantage en termes de niveau dont disposent les producteurs chinois, et leur avantage de productivité ont permis de compenser très vite cette appréciation de la monnaie. Cette évolution, que l’on peut finalement qualifier de modeste, comme vous l’avez rappelé en introduction, est interrompue depuis deux ans, dans un contexte que les autorités jugent dangereux à cause des conséquences possibles de la crise.
Sur les déséquilibres globaux, les économistes avaient aussi deux positions :
D’un côté, il y a tous ceux qui ont jugé que l’interdépendance n’était pas soutenable. C’est un des éléments du diagnostic formulé par beaucoup d’experts qui jugeaient les développements de la croissance fondée sur la dette non-soutenables à terme.
A propos de cette thèse on peut dire deux choses : Le hard landing, l’atterrissage brutal de la monnaie américaine ne s’est pas produit, on n’a jamais abouti à une crise des changes comme on en a connu à d’autres périodes de l’histoire monétaire. Mais on a quand même frôlé cette situation à plusieurs reprises et le dollar a été très considérablement déprécié par rapport à l’euro. Cette thèse de la non-soutenabilité a été contredite par les faits qui ont donné la démonstration que les déséquilibres de balances de paiement étaient tolérables dans la durée. Mais elle n’est pas entièrement fausse puisqu’un des résultats attendus était cette dépréciation qui a effectivement eu lieu.
Il faut bien réfléchir avant de conclure que, pour la période prochaine, ces déséquilibres sino-américains redeviendront insoutenables. Il faut avoir en tête les raisons qui expliquent que le système a aussi bien résisté.
Si les global imbalances ont résisté, c’est parce que les deux parties y trouvaient un intérêt majeur : pour la Chine, le développement des exportations, donc de l’emploi, pour les États-Unis, le financement des déficits, donc d’absence de politique correctrice.
Mais, au-delà de ces arguments macroéconomiques, il y a deux arguments moins connus et plus profonds :
Pour la Chine, la perspective du vieillissement accéléré de sa population explique la recherche de réserves en devises, comme certains pays disposant de ressources pétrolières (la Norvège ou le Koweït) constituent sagement des réserves pour les générations futures, à travers leurs fonds souverains. Les autorités chinoises font de même parce que le vieillissement de la population à un horizon très proche exigera de disposer, à partir de 2022-25, des ressources antérieurement accumulées.
L’autre argument concerne le choix de la devise. Si l’euro s’est considérablement réapprécié par rapport au dollar depuis 2000, c’est que la demande mondiale d’euros est croissante. Mais l’euro reste une monnaie fragile, ce que révèlent plusieurs signes. Tout d’abord, on ne peut pas acheter de l’euro. Quand on achète du dollar, on achète, par exemple, des bons du Trésor américain. Quand on achète de l’euro, on achète des bons du Trésor (ou d’autres titres équivalents) allemand, ou français ou italien et il se trouve que ces différents marchés sont beaucoup moins fluides, moins liquides, moins interconnectés que ne le sont les marchés de titres du Trésor américain. À titre d’exemple, on pourrait penser que les titres allemands, très recherchés, feraient un substitut confortable au placement en dollars. C’est à la fois vrai et faux. Le ministère des Finances allemand, qui a une politique de gestion financière assez sage, finance sa dette beaucoup plus que d’autres États à moyen et long termes et offre peu de titres à court terme. Dans les choix de portefeuilles, on choisit la monnaie mais aussi la durée du placement et quand on a besoin de beaucoup d’instruments liquides pour assurer la circulation de tous ces flux, on tombe sur des arbitrages peu commodes. On a évidemment des titres allemands pour le moyen terme, mais si on doit se rabattre sur des titres italiens (je ne parle pas des grecs), cela introduit des éléments de risque qui ne sont pas très favorables et limitent la plausibilité de l’euro comme support de placement alternatif.
De plus, à certains intervalles, on voit apparaître des inquiétudes sur la solidité durable de la zone monétaire européenne. C’est le cas aujourd’hui : la fragilité de la Grèce en particulier, des interrogations plus diffuses sur l’Espagne, l’Italie, l’Irlande … ont introduit un doute chez les investisseurs internationaux. C’est ce qui explique qu’après la période de remontée de l’euro et le recul du dollar depuis le milieu de l’année, les mouvements se sont inversés à partir de l’automne. L’euro est de nouveau (à 1.45) jugé raisonnablement évalué mais, pour l’instant, il n’attire pas les investisseurs, ce qui éloigne le risque d’un mouvement de hausse, ce qui est une très bonne chose pour la gestion macroéconomique de la zone euro.
C’est le contexte dans lequel, à mes yeux, se sont posées dans la durée les questions des déséquilibres économiques et financiers entre les États-Unis et la Chine.
Je voudrais maintenant faire quelques commentaires sur ce qui, dans ce contexte, m’apparaît comme un certain nombre de données nouvelles en 2009.
D’abord il y a tout ce qui est lié aux réactions face à la crise qui s’organise au départ à travers l’idée du decoupling introduite l’an dernier, la question de savoir si la Chine, très exportatrice, allait voir sa croissance gravement compromise par le ralentissement de l’économie américaine.
En fait je constate que face à cette évolution de leur environnement, les autorités chinoises ont été d’une grande habileté, comme elles en ont donné bien d’autres preuves dans la façon de gérer les politiques économiques depuis quinze ans. Elles ont en effet très précocement perçu le risque de ce ralentissement et elles ont très tôt mis en place ce qui allait devenir, dès novembre 2008, les lignes de force d’un plan de relance.
Ce plan de relance a été d’une très grande ampleur. Mais il serait à mon avis erroné de le caractériser comme un plan de relance de la demande domestique. Il a certes visé à stimuler la demande domestique, évidemment puisque les autorités chinoises ont peu d’action sur la demande des marchés extérieurs. Mais ce que les économistes et les organismes internationaux avaient en tête en préconisant une relance de la demande domestique, c’était un rééquilibrage des moteurs de la croissance chinoise qui se détournerait d’une demande trop tirée par l’exportation (et l’investissement qui permet cette exportation) pour aller plutôt vers la demande intérieure, la consommation des ménages (et l’investissement qui irait dans cette direction). Cela n’a pas eu lieu.
C’est donc une relance massive mais qui reste dans les rails des pratiques antérieures chinoises, de ce que la politique économique et les acteurs économiques chinois savent faire. J’ai été très sensible aux commentaires de Jean-Luc Domenach caractérisant les deux tendances qui peuvent influencer la conduite de la politique économique en Chine. J’irai un peu plus loin que lui en disant que ce qui semble frapper dans la définition de ce programme de relance, c’est plutôt l’influence prépondérante de ceux qu’il a appelés la « mafia » des exportateurs. Je n’aurais pas employé le mot « mafia », peut être celui de lobbies, mais il connaît mieux les choses que moi. En tout cas le résultat est là.
C’est vrai qu’il y a deux choses dans ce plan. Il y a énormément de crédit bancaire amené à stimuler la demande de logements et puis il y a des infrastructures publiques qui ont pour but, comme toute infrastructure publique dans une vision mercantiliste des choses, de faire en sorte que les possibilités d’expansion du secteur industriel exportateur se diversifient, s’enrichissent par le fait que la zone exportatrice (le littoral) puisse diffuser vers d’autres zones les industries à relativement faible valeur ajoutée par lesquelles la Chine a démarré, tandis que la zone littorale passerait un cap et évoluerait vers une capacité d’exportation dans des secteurs de plus forte technologie.
En tout cas, depuis le début de la crise, la Chine a fait preuve d’une rigidité absolue sur la question des taux de change et l’évolution interne a confirmé les tendances très défavorables au regard de l’aspect croissance domestique /croissance tirée par l’export. En effet, le partage des revenus est en Chine extraordinairement défavorable aux salaires depuis des années et il ne cesse d’évoluer de manière défavorable. Donc on observe un partage des revenus dans lequel les salaires, fondement de la demande domestique, s’étiolent tandis que la masse des profits ne cesse d’augmenter et d’alimenter ses investissements dont le débouché principal consiste à étendre ce que l’industrie actuelle sait le mieux faire.
Ce qui m’a semblé frappant dans les observations que j’ai pu faire, c’est un retour des entreprises d’État, plus qu’une extension du secteur privé qui permettrait de donner de la flexibilité à l’économie, de la faire évoluer, de permettre l’introduction de nouveaux acteurs et peut-être une meilleure capacité de répondre à la demande domestique des ménages par des services ou des produits adaptés.
Le retour des entreprises d’État s’accompagne, vis-à-vis des entreprises étrangères, d’une utilisation de plus en plus ferme, colbertiste, des instruments non-macroéconomiques que procure la centralisation de la politique économique en matière de droit de la concurrence. Quand les partenaires chinois, jugeant qu’ils ont atteint un niveau de compétence suffisant, considèrent qu’ils peuvent se passer de ce partenariat, ils peuvent évincer purement et simplement les entreprises étrangères qui deviennent envahissantes pour des raisons qui paraissent détestables au regard du droit de la concurrence ou au regard du droit de propriété.
Je suis également extraordinairement frappé – je mets mes pas dans ceux de Jean-Luc Domenach sur ce point – par le changement d’attitude des autorités ou des experts que l’on rencontre en Chine. Leur jugement sur la crise est très catégorique : c’est une crise américaine, une crise du mode de croissance occidental. Cela crée un état d’esprit dans la participation aux affaires du monde qui n’est pas celui que les partenaires de la Chine, États-Unis en tête mais aussi Europe, anticipaient pour faire de la Chine un partenaire responsable en direction d’une meilleure gouvernance mondiale.
On en a vu quelques signes qui se sont progressivement durcis pendant l’année.
Cela a commencé par la présence très visible du Président Hu au sommet de Londres, au G20. Si la présence du Président a frappé, ce n’est pas par sa contribution aux solutions à la crise. La Chine n’apporte pas grand-chose, elle n’apporte en particulier aucune contribution en matière de déséquilibres internationaux puisqu’elle refuse qu’on aborde, même au G20, la question des taux de change. C’est au moment de la photo, moment politique et symbolique important, que j’ai été frappé par l’attitude d’une dignité extraordinaire du président chinois, qui, au centre de la photo, écrase ses partenaires. Ce n’est pas un hasard, c’est un signe, un signe prémonitoire ?
Ensuite, il y eut la mise en cause (déjà évoquée) de la politique économique américaine, les autorités chinoises, Président, Premier ministre, gouverneur de la Banque centrale, invitant les Américains à prendre soin de l’épargne que les Chinois leur confiaient ! Certains jugeront peut-être cette attitude un peu naïve mais c’était un premier signal. Cette attitude publique, qui s’accompagnait d’appels sans suite à la réforme du système monétaire international, se décline de manière plus précise. Une petite phrase du communiqué du sommet sino-américain de Washington en juin 2009, découverte par un journaliste curieux, disait : « les deux parties ont analysé et commenté la préparation du plan de santé américain et convenu qu’il était important que la préparation de ce plan se situe dans un cadre budgétaire mieux maîtrisé à un horizon d’une dizaine d’années ». On ne s’attend pas à ce que, dans le dialogue sino-américain, les deux parties conviennent tout d’un coup avec enthousiasme qu’il est de leur intérêt commun de discuter du plan santé et de la couverture maladie aux États-Unis ! L’indice révèle que le « banquier des États-Unis », comme l’a résumé ce journaliste, regarde par-dessus l’épaule de son débiteur et vérifie qu’il fait un bon usage de son épargne. Je pense que pour les Américains, c’est un traumatisme car les États-Unis n’imaginent pas que quiconque puisse interférer dans la conduite de leurs propres affaires.
Je vois également, pendant l’automne, un certain durcissement à travers les mesures protectionnistes, le relèvement des tarifs sur les pneus chinois en septembre puis les réactions successives des uns et des autres. Les Chinois ont été extrêmement irrités par cette mesure qu’ils ont considérée comme un cadeau (qui risquait d’en appeler d’autres) aux syndicats américains.
L’année s’est terminée par l’échec de Copenhague dans lequel on a vu que, pour l’instant, les autorités chinoises, satisfaites de participer à l’excursion, n’étaient pas désireuses de contribuer de manière active à la solution des problèmes posés.
En conclusion, je dirai que le G2 est une hypothèse qui a eu un temps de plausibilité, dans la première moitié de l’année. L’administration Obama a sincèrement évoqué la possibilité d’une coopération de ce type et la Chine a commencé à en explorer le contenu, en particulier parce que sa relation avec l’Europe est décevante et qu’elle n’obtient pas non plus de propositions constructives de la partie européenne.
L’Europe, aux yeux de la Chine comme aux yeux des États-Unis, constitue un acteur faible, peu capable de définir des positions stratégiques, où les définissant, comme à Copenhague, à une distance déraisonnable des positions possibles de compromis final.
Le titre du colloque est bien choisi : à défaut d’avoir un G2 formalisé – auquel je ne crois pas comme je viens de le dire – nous risquons effectivement d’être pris en tenaille parce que les problèmes seront traités, d’une manière ou d’une autre par les États-Unis et par la Chine. L’idée de tenaille s’applique même si la relation sino-américaine n’est pas aussi constructive et pacifique qu’on pourrait le penser. Sur le plan économique, on peut très facilement se retrouver dans un contexte comparable à celui que nous avons connu à la fin des années quatre-vingt avec le Japon, c’est-à-dire avec une double menace : des produits à bas prix qui, à l’époque venaient du Japon et pourraient aujourd’hui venir de Chine, et une compétitivité américaine restaurée, avec une dépréciation du dollar que tout rend plausible pour les années à venir et qui constituerait une autre menace dans les industries de haute technologie. C’est une tenaille qu’il est dangereux de voir se resserrer sur nous.
Merci.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le professeur.
Après cet exposé brillant, nous allons écouter M. Antoine Brunet, président d’AB Marché, ancien chef stratégiste à HSBC France.
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