Le regard chinois sur les États-Unis

Intervention de Jean-Luc Domenach, Directeur de recherches à Sciences-Po, au colloque du 18 janvier 2010, La France et l’Europe dans les tenailles du G2 ?.

Je suis très sensible à l’expression utilisée par M. Kaspi « des contradictions et des hésitations ». C’est aussi de contradictions et d’hésitations que je vais parler, notamment en raison des tensions très fortes qui caractérisent la scène politique chinoise. André Kaspi le sait bien, partout où le communisme s’est installé, les disputes internes se sont multipliées. Dans le cas chinois, sur les grands problèmes il y a souvent trois tendances, une pour, une contre et un groupe charnière composé de « fils de princes », c’est-à-dire de descendants des fondateurs du régime, qui fait et défait les majorités à l’intérieur du comité central.

Ainsi, en politique économique, une première tendance est menée par les principaux responsables. En particulier, le Président et le Premier ministre qui figurent probablement parmi les personnalités gouvernementales les plus intelligentes que le monde communiste ait jamais connues, travaillent vraiment pour leur pays et veulent profiter de la crise pour accélérer la réforme de l’économie chinoise et la faire monter en gamme, de façon à répondre aux vrais défis de l’avenir qui sont technologiques. Contre eux, les mafias exportatrices arguent du maintien de l’emploi pour empêcher les réformes et maintenir leurs prédations. Entre les deux, les « fils de princes » arbitrent actuellement plutôt en faveur du statu quo.

Sur la question des rapports avec l’Occident, il semble bien aussi qu’ait été imposée au Président une ligne plus dure que celle qu’il souhaitait conduire. La politique étrangère chinoise connaît depuis un an des changements inédits. Les dirigeants ont décidé d’accélérer leur déploiement stratégique pour profiter d’une opportunité à leur sens extrêmement favorable. En effet, la Chine profite du maintien appréciable de son taux de croissance et de son influence économique en même temps qu’elle profite de l’affaissement de la puissance de ses principaux adversaires et des graves soucis de la nouvelle administration américaine, confrontée aux problèmes de la politique de la santé et « des » Moyen-Orient. Incontestablement, l’analyse qui a prévalu est que maintenant « il faut y aller ».

En témoigne d’abord le changement de ton, spectaculaire aux yeux de tous ceux qui sont rompus au discours chinois. Deng Xiaoping doit se retourner dans sa tombe, lui qui conduisait son action en fonction de deux grands proverbes :

« Pour traverser la rivière, il faut marcher sur les pierres », ce qui veut dire que les dirigeants chinois sont des gens qui s’installent dans un projet et ne le lâchent pas mais avancent prudemment.

« Il ne faut pas montrer sa tête » signifie qu’il faut parler le moins possible. Deng Xiaoping parlait fort peu mais, quand il s’exprimait, c’était dans des termes assez simples, et le plus souvent de façon modeste.

Aujourd’hui, la Chine parle haut et fort, et elle n’hésite plus à morigéner ses partenaires, y compris ceux qu’elle a encensés pendant des années, en leur dispensant ses déclarations d’amitié éternelle. Qu’elle s’adresse à la France, au Sénégal ou même aux États-Unis, elle n’hésite plus à dire le droit, retrouvant la « tradition » impériale que Mao Tsé Toung avait exhumée dans les années 1960.

Ce changement de style répond désormais à un projet offensif. Ainsi les Chinois qui étaient assez peu préparés aux grandes négociations sur l’environnement, n’hésitent plus à parler haut et fort, eux qui salissent l’atmosphère de tout l’Extrême-Orient et provoquent une large partie des pluies acides qui affectent leurs voisins.

Leur déploiement, dans toutes les zones du monde, adopte le même rythme. Les diplomates reçoivent pour directive d’intervenir, de donner leur avis et de pousser partout les positions chinoises, qu’il s’agisse de positions économiques, commerciales ou de positions de principe. Cette offensive est orientée par une stratégie qui, d’une part, vise le tête-à-tête avec les États-Unis, d’autre part veut empêcher que quiconque s’introduise dans ce tête-à-tête. En particulier, il faut absolument en évincer l’Europe, et plus récemment l’Inde. Là se trouve la rationalité de la polémique entreprise par les Chinois contre la France en 2008, et qui n’a pas encore été complètement interrompue : les Chinois ne veulent pas se retrouver face à deux puissances blanches. Il faut empêcher l’Europe de progresser politiquement (or la puissance européenne la plus politique est la France) pour éviter qu’elle ne s’introduise dans le dialogue sino-américain. D’autre part, il faut manœuvrer pour diviser les Européens, y compris dans les discussions commerciales, de façon à conserver un accès facile à leur marché.

Cette stratégie répond à un calcul selon lequel le moment est maintenant arrivé pour la Chine d’accélérer décisivement sa marche en avant. Pourquoi ?

Une première explication est que Pékin veut mettre à profit l’opportunité que constituent le déclin de la régulation internationale et les difficultés que rencontrent les grands pays occidentaux. L’Europe politique est encore dans les limbes, les États-Unis sont paralysés par leurs difficultés intérieures. De plus, les uns et les autres hésitent sur leur stratégie à l’égard de la Chine. L’héritage de George Bush, de ce point de vue, est assez intéressant. Comme l’a dit très justement André Kaspi, après avoir commencé antichinois, George Bush a terminé mollement prochinois. De là l’idée que la difficulté des dirigeants américains à marquer de la fermeté à l’égard de la Chine répond à un affaissement fondamental de la puissance américaine. Les Chinois pensent que la puissance américaine est durablement sur le déclin.

D’autres analystes estiment que les dirigeants chinois cèdent à la facilité qui menace les serviteurs d’Empires qui ont déjà été grands : ceux-là sont souvent tentés de croire trop rapidement que « c’est arrivé » et de revêtir trop tôt les habits de cérémonie de leurs aînés. Quand on a été très grand et que, après une longue période de crise, on commence à remonter grâce à des efforts longs et difficiles, il faut une sagesse immense pour attendre jusqu’au dernier moment. La tentation d’un « grand bond en avant » est récurrente dans le communisme chinois (elle a aussi des sources chez Staline). Selon cette idée, les Chinois ont un talent particulier qu’ils tiennent de leur culture politique et qui, si les volontés se rassemblent, leur permet d’opérer des offensives rapides. Au moment du « grand bond en avant » économique des années 1958-60, on entendait que la Chine rejoindrait les États-Unis en dix ans ! On sait ce qui est arrivé.

La vigueur de l’offensive chinoise dans le monde actuel ne signifie pas pour autant que ses objectifs soient tous clairs. En particulier, le regard chinois sur les États-Unis demeure assez complexe. André Kaspi évoquait de façon convaincante la coexistence aux États-Unis de deux tendances que j’ai également observées chez les sinologues américains. Dans le cas chinois, on peut parler d’un mélange tout à fait extraordinaire de haine et d’admiration. Il s’explique par l’histoire. Je suis tout à fait d’accord avec ce qu’a dit André Kaspi, pourtant j’insisterai sur un aspect : si, dans les années cinquante et soixante, les États-Unis représentaient l’archi-ennemi impérialiste, il faut quand même reconnaître qu’ils ont été moins colonialistes et moins impérialistes que la plupart des autres puissances occidentales. Les rares « pro-chinois » occidentaux des années Trente étaient en majorité des intellectuels américains. Par ailleurs, de nombreux protestants américains ont fait du beau travail en Chine, cela n’a pas été oublié… Plus généralement, on montrerait aisément que l’esprit américain exerce en Chine depuis longtemps une incontestable séduction, qui a été depuis multipliée par les informations sur le niveau et le style de vie des Américains.

Je me suis livré durant l’année 2006 à une petite expérience qui consistait à poser à tous les chauffeurs de taxis qui m’ont chargé et avec lesquels j’ai eu le temps de discuter, la question suivante : « Si on vous donnait un visa et l’assurance de trouver du travail, iriez-vous aux États-Unis ? » Sur deux cent cinquante ou trois cents chauffeurs interrogés, un seul a dit non. Je précisais ensuite qu’ils ne pourraient emmener ni femme ni enfants … sans que cela modifiât la réponse. La quasi-totalité de mes chauffeurs de taxis voulaient partir là-bas. Par ailleurs, de nombreuses autres expériences m’ont confirmé que, pour tous les Chinois capables d’imaginer qu’il existe un monde étranger et de distinguer les États-Unis de l’Europe, l’idéal dans la vie est incontestablement celui des feuilletons américains. La Chine ne regrette qu’une chose, c’est que les États-Unis soient en Amérique du nord et pas en Chine.

Mais cette admiration se transforme aisément en envie et en haine. Car de nombreux Chinois considèrent qu’eux-mêmes devraient bénéficier des conditions de vie que décrivent les feuilletons : le père de famille qui rentre chez lui à cinq heures, embrasse son épouse et demande des nouvelles des trois enfants, avec vue plongée sur la maison, les deux garages, la pelouse, la piscine… C’est là l’idéal des Chinois, confucianisme ou pas, avec un zeste de morale toutefois car ce petit monde est censé se conduire poliment. Dès lors ils conçoivent une sorte de rancœur contre cet avantage qu’ont les États-Unis et qu’aucune raison éthique ou philosophique ne justifie. À un moindre titre, la même rancœur vaut contre le Japon. Est-il normal que l’appareil photo d’un touriste Japonais coûte une année de revenus d’un ouvrier pékinois ? Est-il normal que les Français bénéficient de la légendaire qualité de vie et de la protection sociale de leur pays ? La haine naît de la jalousie et reçoit son sens dans la propagande nationaliste des autorités.

Ce nationalisme se greffe bien sûr sur la mémoire de la longue histoire d’humiliation et de résistance qui a donné naissance au parti communiste chinois puis lui a permis de capter une légitimité fondamentale. Peu doutent, parmi ses administrés, de son aptitude à défendre les intérêts moraux et matériels de la nation chinoise. Mais les doutes sont beaucoup plus vifs, aussi étrange que cela puisse nous paraître, à propos de l’aptitude du gouvernement de Pékin à garantir un développement économique durable et la construction d’une société juste : malgré ses déboires récents, l’Ouest semble plus sûr, et en particulier l’Ouest de l’Ouest, les États-Unis, qui continuent à inspirer tous les désirs de voyager et d’émigrer. Ceux qui peuvent partir partent, les autres sont furieux de ne pouvoir le faire. Après le bombardement de Belgrade, au printemps 1999, deux manifestations simultanées se sont tenues près de l’ambassade des États-Unis : une grande manifestation autorisée, et même organisée, proclamait « Mort aux impérialistes américains ! », aucun Chinois ne pouvant imaginer que les Américains aient pu se tromper d’objectif (de la même façon, tout Chinois normalement constitué imagine que la CIA est le véritable auteur des attentats des deux tours, il n’est pas pensable pour eux que des Arabes soient capables d’une telle performance !). Derrière l’ambassade, devant le service des visas, une deuxième manifestation réclamait la réouverture du service, fermé pour raisons de sécurité. C’étaient ceux qui voulaient partir pour les États-Unis…

Les sentiments des Chinois à l’égard des Américains sont très complexes. Ils devront les clarifier avant le face-à-face sino-américain qu’ils attendent de leurs vœux…

Je terminerai par une remarque sur le Président Obama, en marquant, cette fois-ci, une nuance par rapport à André Kaspi. Il est vrai que la présidence américaine, préoccupée par des problèmes plus urgents que ses relations avec la Chine, s’était donnée pour règle de calmer le jeu. Les Chinois, qui avaient d’abord cru que Barack Obama n’était qu’un Noir éduqué, se sont aperçus que c’était un grand Américain. La population chinoise a été stupéfaite de découvrir un dirigeant politique qui aurait pu être PDG, acteur de cinéma, bref, un homme, un vrai et un grand probablement ! Cela a eu un effet absolument ravageur.

J’ai regardé d’un peu près un certain nombre de propos d’Obama. Je reconnais qu’il a été prudent mais je ne serais pas mécontent qu’on les donne à lire et à méditer à nos diplomates parce que la prudence des propos américains pourrait souvent apparaître comme audacieuse dans la bouche de diplomates français.

Jean-Pierre Chevènement
Nous vous avons compris, Monsieur Domenach.
Je donne maintenant la parole à Monsieur Jacques Mistral, professeur des universités et directeur des études économiques à l’IFRI, pour nous parler des relations économiques sino-américaines.
Après avoir parlé du « regard », parlons de la substance.

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Le cahier imprimé du colloque « La France et l’Europe dans les tenailles du G2 ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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