Débat final et conclusion de Jean-Pierre Chevènement
Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, et débat final lors du colloque « Quelle université française pour demain? », tenu le 13 septembre 2010.
Je me contenterai de rebondir à partir de quelques idées simples.
D’abord, veut-on que la France reste un grand pays scientifique, technologique, industriel ? Quels sont, en effet, les besoins du pays auxquels l’enseignement supérieur doit répondre ? Le défi est là. Au-delà du classement de Shanghai, du défi des universités anglo-saxonnes, se pose aussi le défi de l’Asie, qui forme de plus en plus de chercheurs, d’ingénieurs, de doctorants. C’est un défi majeur pour notre pays s’il veut rester dans la course.
J’ai gardé de mon passage au gouvernement, d’abord au ministère de la Recherche et de la Technologie, ensuite à l’Éducation nationale, y compris l’enseignement supérieur, l’idée que notre système souffre d’une double fracture, entre les universités et les grandes écoles. M. Ramanantsoa a donné une perspective qui rejoint celle que j’avais fixée : développer la recherche dans les grandes écoles. J’y ajouterai un objectif : accroître les effectifs, afin d’augmenter le nombre des étudiants qui bénéficient de ces recherches. Je crois possible d’aller vers de plus grandes écoles, pour assurer leur rayonnement.
D’autre part, se pose le problème des organismes de recherche. Depuis Léon Blum et la Libération, on a créé des organismes de recherche – je parle sous le contrôle de Pierre Papon – distincts des universités. Mais les laboratoires mixtes devraient être la règle, étant donné que toute règle implique des exceptions là où l’État veut donner un élan volontariste dans un domaine de recherche particulier.
J’ai été très sensible à l’exposé « systémique » fait par Daniel Bloch, parce que je pense que l’Éducation nationale en effet est un « système ». On ne peut pas poser correctement le problème de la sélection – ou de l’orientation, comme on voudra – sans prendre en compte les 20% ou 25% d’élèves qui ont beaucoup de difficultés en cours préparatoire, qui ont beaucoup de difficultés à l’entrée au collège, qui ont beaucoup de difficultés à la sortie du collège et qui, généralement, forment le lot de ceux (toujours les mêmes) qui sortent du système éducatif sans qualification.
Je vous renvoie au livre de Daniel Bloch, qui a insisté sur ce qu’il appelle : « l’effet-maître », le rapport du maître à l’élève. C’est tout le problème des pédagogies plus ou moins structurantes opposées aux pédagogies dites constructivistes où on laisse à l’enfant le soin de construire son savoir. C’est une vieille mais juste querelle. Cependant, en admettant que la réforme préconisée par Daniel Bloch soit faite, il faudra une génération pour qu’on en sente les résultats au niveau de l’université.
Axel Kahn a dit que l’orientation plus ou moins sélective était acceptable dès lors qu’elle concernait l’ensemble des jeunes bacheliers et je pense, en effet, qu’il faut traiter l’ensemble. Il y avait autrefois ce qu’on appelait la propédeutique, qui permettait d’éviter ce que Madame Le Pourhiet a appelé la « fac garderie ». Serait-ce criminel d’imaginer que soit rétablie une mise à niveau (de ceux qui en relèvent) avant le cycle universitaire ?
Je passe sur la réforme du baccalauréat. Je suis de ceux qui veulent préserver la qualité de la filière scientifique, du bac S. Je ne vois pas pourquoi on voudrait, sous un prétexte biaisé d’égalité, le rabaisser. Par contre, il y a beaucoup à faire pour toutes les autres filières, notamment la filière technologique. Sur le bac pro, il faut ramener la querelle à ce qu’elle mérite. 5 000 bacheliers professionnels, au plus, vont dans les universités. Sans doute est-ce encore beaucoup car ils ne sont pas préparés à suivre un enseignement universitaire. Il serait souhaitable de les orienter à travers les STS (sections de techniciens supérieurs) vers les IUT et procéder aux réformes qui ont été évoquées.
Dernier point : M. Ramanantsoa a très bien dit que le problème financier reste majeur. Nous consacrons 1,3% de notre PIB à l’enseignement supérieur. Les États-Unis y investissent 2,5% de leur PIB (1). D’autres pays, parmi lesquels la Corée et le Japon investissent plus que nous dans leur enseignement supérieur. Il faut donc accentuer l’effort budgétaire.
Sur la réforme en cours, je le dis très clairement, j’ai toujours été favorable à l’autonomie, mais « l’autonomie de service public », comme le disait M. Kahn, avec un palier d’orientation qui est le ministère, avec, éventuellement, des agences de moyens.
Sur la gouvernance et les regroupements universitaires, j’ai entendu les différences exprimées de manière très nuancée et toujours très courtoise par les intervenants. Lorsqu’on rapporte le nombre de doctorants à l’effectif d’étudiants, on navigue entre deux grandeurs très différentes ! Comment veut-on faire ces regroupements ? J’avoue que je suis assez partagé. Je ressens que certains regroupements sont excessifs par la taille envisagée. Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne direction que de faire des universités excessivement nombreuses.
Il faut bien que les présidents aient un peu de pouvoir. Je sais que Madame Le Pourhiet plaide pour la séparation du pouvoir (décision gestionnaire) et du savoir (décision scientifique) et pour la reconnaissance des facultés au sein de l’université (2). Cette loi ne permet-elle pas le maintien du savoir face à un pouvoir qui serait par définition « méchant » ?
Je laisse la parole à la salle pour quelques minutes.
Dans la salle
Je suis professeur en classe préparatoire depuis trois ou quatre ans en filière scientifique. Je m’adresse à M. Bloch. Pourquoi considérez-vous comme une bonne chose la multiplication des disciplines enseignées dans la filière S ? Je ne partage pas votre avis.
Jean-François Kesler
Tout le monde admet ici qu’il faut davantage de diplômés dans l’enseignement supérieur. Or, quand on regarde la fonction publique, on s’aperçoit que les agents sont surdiplômés. Aux concours pour lesquels il faut le bac se présentent des licenciés. Aux concours qui n’exigent aucun diplôme, se présentent des bacheliers. Vous avez les mêmes surdiplômés dans le secteur privé. Il faut même six mois à un diplômé d’une école d’ingénieurs du second rang pour avoir un poste. Il y a là une contradiction apparente.
D’autre part, n’y a-t-il pas une différence entre diplôme et qualification ? Les instituteurs d’autrefois étaient bacheliers, les professeurs des écoles d’aujourd’hui sont licenciés. Pour ma part, je ne suis pas sûr que les seconds soient supérieurs aux premiers. En tout cas, pour l’orthographe, comme disent les jeunes : « Y’a pas photo ! »
Jean-Pierre Chevènement
Ces deux questions s’adressent à M. Bloch qui va répondre.
Daniel Bloch
L’évolution du bac S, souhaitée par l’actuel ministre, vers, non pas un enseignement plus général, mais au contraire vers un enseignement plus spécialisé en sciences et en mathématiques, ce qui constitue une démarche qui réduit les chances de réussite des bacheliers au sein des enseignements supérieurs. Je l’affirme après en avoir discuté avec des présidents d’université, des membres de la société française de physique, des physiciens et des chimistes. Ils sont unanimes. Autrement dit, si en interne, au sein de l’éducation nationale, on assiste à un mouvement vers plus de spécialisation, se pose en fait une question d’entropie (3). Cette démarche constitue un symptôme d’un vieillissement du système, de perte de sens quant à sa mission. L’éducation nationale doit être au service du pays, pas au service des disciplines qui la composent. Il faut donc y remettre un peu d’ « énergie » pour retrouver d’avantage d’ouverture culturelle.
En ce qui concerne le nombre de diplômes, la réponse est extrêmement claire. Contrairement à ce que l’on entend au « Café du commerce », il est d’autant plus difficile pour les non-diplômés de trouver un emploi qu’il y a moins de diplômés. Les statistiques sont formelles. Autrement dit, plus il y a de diplômés, plus il y a d’emplois pour les non-diplômés. Le taux de chômage des non-diplômés est beaucoup plus faible lorsque le taux de diplômés est fort. Cela va de soi quand on y réfléchit. Et peut-on, pour ce qui concerne la question du niveau de formation des instituteurs-professeurs des écoles, imaginer une seconde qu’ils demeurent formés au niveau du baccalauréat dès lors que la moitié des parents détiendrait un diplôme de l’enseignement supérieur? Quelle serait leur crédibilité?
Jean-Pierre Chevènement
Constatons quand même que, par rapport aux pays les plus avancés, la France est plutôt en retard. À ce constat s’oppose le discours sur les difficultés de beaucoup d’étudiants qui peinent sur les bancs de l’université. Mais le problème ne se pose pas au même niveau. C’est ce qu’il faut essayer de comprendre.
Je voudrais donner la parole, pour conclure, cette fois-ci définitivement, à nos intervenants, qui nous ont fait l’honneur et le plaisir de répondre à l’invitation de la Fondation Res Publica.
Yves Liechtenberger
Juste un mot pour revenir sur une question qui a été au centre de nos débats, celle du lien à établir entre filières ouvertes et filières sélectives. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut des deux, le désaccord surgit dans la façon de les répartir et de les organiser. Partant par exemple d’un territoire donné où il y a 120 000 étudiants. Dans ces 120 000 étudiants, 70 000 sont dans des filières sélectives dont 6 000 doctorants, le reste dans des filières ouvertes. Comment organise-t-on cela ? Est-ce qu’on fait une vingtaine d’écoles, l’une avec 6 000 doctorants, les autres regroupant 1000 à 5000 élèves, laissant les universités se débrouiller avec le reste ? C’est le modèle français accompagné en entrée d’une forte hiérarchie dans les moyens accordés et en sortie d’une non moins forte hiérarchie dans la qualité estimée des sortants. Est-ce qu’on s’en tient à une répartition de tous les étudiants entre universités, en cherchant à les différencier fortement entre elles, certaines uniquement collèges supérieurs, d’autres collèges et doctorats, d’autres, rares, uniquement master et doctorat ? C’est un peu le modèle américain, mais dont on sous-estime souvent le poids de coordination assurée par le gouvernement fédéral entre les établissements de différents niveaux : il y a plus de différentiation mais aussi plus de passerelles entre établissements, ce qui assure la cohérence et la pertinence du système. Donc, si on se rapproche de ce modèle de différentiation régulée par région, il faut en expliciter les mécanismes, la cohésion et dire qui est en est chargé : est-ce la Région qui décidera majoritairement, comme c’est parfois le cas aux États-Unis, de la désignation du Président de l’université, la communauté universitaire ayant un pouvoir de veto ? Ou bien est-ce la communauté universitaire elle-même qui assurera cette cohérence territoriale ? Je suis plutôt, évidemment, pour cette deuxième solution, mais en étant conscient qu’il faut alors en préciser les procédures et le périmètre, notamment le poids des personnels scientifiques et des « usagers » comme sont dénommés dans les lois les étudiants. Cela suppose aussi une communauté universitaire prête à assumer l’ensemble des filières devant exister sur un territoire, d’assumer la formation des 120 000 étudiants présents qui en attendent une vie et un avenir professionnel meilleurs. Cela implique de faire des filières différenciées selon la nature des étudiants qui entrent et de construire des filières sélectives en même temps que des filières ouvertes, avec la possibilité de passerelles identifiées entre elles. On entend trop souvent des enseignants exprimer la volonté de ne prendre en charge que les étudiants qui leur ressemblent pour ne pas en sous-estimer la difficulté ! J’ai à l’inverse toujours été de ceux qui ont pensé que c’était une fierté de l’université de ne pas avoir de sélection à l’entrée. Par contre, le handicap se situait dans l’obligation de traiter tous les étudiants de la même manière, quels que soient leurs acquis et leurs origines. Donc, ma proposition ne serait pas de chercher à faire une prépa de remise à niveau obligatoire pour tout le monde, elle serait celle de construire au sein des universités des filières différenciées en durée et en niveau d’exigence avec des licences en quatre ans plutôt que trois et même des licences en deux ans. Ce serait le début d’une vraie politique centrée sur l’étudiant, et elle ne peur être menée qu’au sein d’un territoire où tous les établissements d’enseignement supérieur et de recherche se parlent et assument ensemble les missions attendues de chacun d’eux, en liaison forte avec une rénovation des lycées qui redeviendront peut être ce qu’ils ne sont plus : la voie préparatoire à une formation supérieure.
Ronan Stephan
Le paysage dans lequel nous vivons aujourd’hui est en train d’évoluer de manière extrêmement profonde. La question qui a été soulevée à nouveau par Yves Lichtenberger, avec beaucoup d’enthousiasme et beaucoup de fougue, est la question centrale. La réussite universitaire doit conduire vers de l’emploi et conduire les filières économiques vers la croissance. À défaut, la réussite ne sera qu’un morceau de papier, et ne contribuera pas à doter les jeunes qui sont formés de véritables leviers de réalisation ; elle ne conduira pas non plus à doter notre pays de véritables leviers de croissance. L’enjeu est là. L’ouverture sociale est nécessaire, la diversité des formations – je rejoins là ce que disait M. Bloch – est une nécessité. Je pense que les conditions sont réunies ou sont en train d’être réunies pour aller beaucoup plus loin.
Bernard Ramanantsoa
Je vous remercie beaucoup de m’avoir invité. J’ai appris beaucoup de choses.
J’ai une question à laquelle je n’attends pas de réponse immédiate :
Comment articule-t-on la volonté de servir l’intérêt public national avec ce que, pudiquement, Axel Kahn appelle la « saine émulation », en clair la concurrence ? Je ne vois pas comment, à terme, on pourra éviter la concurrence entre les différents établissements. Je vais plus loin : je ne vois pas comment, à terme, on pourra éviter les concurrences entre les facultés. Mes collègues américains – je parle en tant que patron d’une busines school – sont traumatisés par la ponction que fait l’université mère (Harvard Business School est traumatisée par la ponction de Harvard University, au MIT, c’est pire) pour financer des facultés ou des centres qui ont leur intérêt, je ne le conteste pas. J’ai beaucoup apprécié la rhétorique qui consiste à préférer « émulation » à « concurrence » mais la situation où nous sommes aujourd’hui laisse présager une vraie concurrence liée à la question de la sélection. Je pense qu’un jour, dans notre système, les étudiants choisiront leur université. De ce fait, certaines universités pourront se permettre d’être sélectives, d’autres moins, et d’autres pas du tout.
C’est une question. Très attaché, comme d’autres, à l’intérêt collectif, je ne vois pas comment on peut le servir sans éviter la concurrence.
Jean-Pierre Chevènement
On peut vous répondre : Cela se fera dans le temps… Aujourd’hui, il faut donner la priorité à l’autonomie mais demain, peut-être, faudra-t-il corriger les excès que vous avez décrits par avance.
Merci infiniment, merci à tous d’être restés aussi longtemps.
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1) Voir OCDE (2010), Regards sur l’éducation 2010, tableau B2.4, http://dx.doi.org/10.1787/888932316818.
2) « Il aurait fallu mener une réflexion approfondie sur la séparation entre les pouvoirs de gestion qui pourraient être remis à des présidents managers, et les pouvoirs scientifiques qui doivent impérativement demeurer dans des structures collégiales composées de savants. C’est cette dualité entre l’intendance et la science, qui domine dans les universités étrangères, notamment anglo-saxonnes, que le législateur s’est révélé incapable de réaliser.
La loi concentre tout les pouvoirs universitaires, y compris un droit de veto exorbitant sur les affectations d’enseignants-chercheurs, entre les mains du président de l’université alors qu’elle n’améliore nullement ses conditions d’élection et qu’elle a même, à la demande de la CPU, permis la rééligibilité des présidents en place. Toutes les demandes tendant à rééquilibrer le pouvoir au profit des composantes que sont les facultés (de droit, de gestion, de médecine, de lettres, etc …), se sont vu opposer une fin de non-recevoir péremptoire par le ministre et le rapporteur à l’Assemblée nationale. C’est uniquement à l’université que l’on a décidé de donner l’autonomie, tandis que les facultés perdent la leur dans une centralisation sans précédent, contrairement, encore, à ce qui se passe dans les universités étrangères les plus performantes. »
(« Loi sur les universités : le statu quo médiocratique » par Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public , La Revue Parlementaire, octobre 2007, p. 30)
3) Terme de thermodynamique : Plus l’entropie d’un système est élevée, moins ses éléments sont ordonnés, liés entre eux, capables de produire des effets mécaniques, et plus grande est la part de l’énergie (Dans le sens commun l’énergie désigne tout ce qui permet d’effectuer un travail, fabriquer de la chaleur, de la…) inutilisée ou utilisée de façon incohérente
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