Jean Renoir et Pascal Bonitzer : entre récit et métaphores

Intervention de Serge Sur, professeur de droit public à l’université Panthéon-Assas, rédacteur en chef de « Questions Internationales » et directeur de l’« Annuaire français de relations internationales » au colloque « La société française au miroir de son cinéma » du 20 juin 2011

Alain Dejammet
Je relève l’intérêt passionné de nos auditeurs pour notre sujet.
Serge Sur et Pascal Bonitzer auront peut-être l’occasion de répondre aux questions ou de commenter ce qui a déjà été dit.
Je donne la parole à Serge Sur.

Serge Sur
Merci, Monsieur le Président.

Je voudrais d’abord dire que je me sens un peu écrasé par les interventions très brillantes de Jacques Warin et de Jean Tulard et que j’espère ne pas leur être trop inégal. Il me semble aussi que la discussion qui vient de se dérouler nous a orientés vers une certaine gravité. Par rapport au ton peut-être plus léger qui était le nôtre jusqu’à présent, nous sommes entrés dans un registre un peu plus tragique et au fond c’est peut-être celui que je vais également suivre.

« La société française au miroir de son cinéma » : le thème est immense et pourrait être exploré dans de multiples directions. Toute observation générale à son sujet risque d’être démentie, d’autant plus que le cinéma français depuis un siècle est très riche, dans la diversité de ses sujets, de ses registres, de ses styles, de ses réalisateurs. Relevons simplement le poids de la littérature, surtout de celle du XIXème – Balzac, Hugo, Flaubert, Maupassant, Zola ont fourni la trame de nombreux scénarios. La plupart des adaptations sont cependant décevantes, et le plus souvent inférieures aux romans qui étaient leur point de départ. On pourrait à titre d’exemple mentionner le Rouge et le Noir (1954) de Claude Autant-Lara, malgré Gérard Philipe ; Madame Bovary (1991), qui est loin d’être le meilleur film de Chabrol ; l’Education sentimentale (1961), d’Alexandre Astruc ; Une vie (1958), d’après Maupassant, du même réalisateur …

Les meilleurs des films qui comportent des enseignements plus larges sur les situations ou les évolutions sociales semblent ceux qui choisissent l’intimisme et les métaphores, c’est à dire l’illustration de phénomènes collectifs par des péripéties individuelles, ou encore les tribulations de petits groupes plutôt que de grandes fresques historiques. Ainsi, pour l’Occupation, Le Corbeau (1943) de Henri-Georges Clouzot ; surtout la Traversée de Paris (1956) de Claude Autant-Lara ; ou encore Lacombe Lucien (1874) de Louis Malle. Pour Mai 68, la Chinoise (1967), de Jean-Luc Godard, qui l’anticipe ; Milou en Mai (1989) de Louis Malle, qui le reflète ; Nada (1973), de Claude Chabrol, qui suit sa variante terroriste. Pour les spéculations financières, thème ô combien récurrent, le Sucre (1978) de Jacques Rouffio, qui démonte de façon burlesque mais précise un mécanisme trop répétitif. On pourrait également évoquer les films générationnels, sur les adolescents et leur entrée dans la vie, depuis Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933), en passant par les 400 coups (1959), les Zozos (1972) de Pascal Thomas et la trilogie plus récente de Cédric Klapisch, le Péril jeune (1993), l’Auberge espagnole (2001), Poupées russes (2005) …

Il faut donc faire des choix, c’est-à-dire des sacrifices. On ne mentionnera pas ici Jean-Pierre Mocky, l’un des rares représentants français du registre burlesque, imprécateur digne des Pieds Nickelés de Forton, chers à Jean Tulard (1) – ainsi la Cité de l’indicible peur (1964), qui est un pastiche du Corbeau. Claude Chabrol, le plus flaubertien, montrant une bourgeoisie intemporelle, égocentrique, pulsionnelle, misérables petits tas de secrets ; de lui-même il a dit qu’il n’avait pas réalisé de chef d’œuvre, mais qu’il avait une œuvre ; une œuvre parisienne et provinciale, portrait de deux générations avec une grande continuité de thèmes. Claude Sautet, illustrant les tribulations d’une classe moyenne urbaine à la recherche du bonheur après avoir commencé par le romantisme un peu faisandé du « milieu » vieillissant…

Ces choix, parfaitement arbitraires, sont d’une part une trilogie de films de Jean Renoir, La Marseillaise, la Grande Illusion et La Règle du jeu, qui couvrent une période d’un siècle et demi de convulsions françaises, à partir de la Révolution jusqu’aux approches de la seconde guerre mondiale ; d’autre part un diptyque contemporain avec deux films de Pascal Bonitzer, Rien sur Robert et Petites coupures. On aurait pu y ajouter deux autres films, Encore (1996), le premier de la série, et Je pense à vous (2006), le plus récent – mais les deux films médians ont eu plus de notoriété et sont suffisamment riches pour notre examen. Ils illustrent divers registres de la dépossession, de la déréliction des personnages centraux et de la dépossession d’elle-même par la société française contemporaine (2).

I. – La Grande Illusion (1937) – La Marseillaise (1938) – La Règle du jeu (1939) : Jean Renoir et les tribulations de la société française

(a) Ces films constituent une trilogie, qui illustre l’échec de la Révolution française et l’échec du Front populaire.

1 – Tout commence avec La Règle du jeu, même s’il est le dernier en date des trois et si ses péripéties sont contemporaines du film, c’est à dire dans l’immédiat avant seconde guerre mondiale. On peut le placer aussi bien au début qu’à la fin de la série. Nombre de ses références, musicales (Mozart, Grétry, Monsigny), dramatiques, sociales renvoient en effet au XVIIIème siècle prérévolutionnaire. Il y est question de châteaux et d’aristocrates, de braconnage et de garde-chasses (3), de maîtres et de domestiques, de liaisons dangereuses et de retour d’Amérique. L’esprit est celui de Marivaux et de Beaumarchais. Même si l’orthographe est différente, La Chesnaye est le nom d’un personnage central de La Règle du jeu et d’un protagoniste mineur de la Marseillaise. Marceau, le braconnier, Schumacher, le garde-chasse, portent des noms qui se sont illustrés sous la Révolution, le premier général républicain, le second garde suisse.

2. – La Marseillaise peut alors être considéré comme le deuxième volet de la trilogie, son volet central. La Marseillaise illustre la montée du fameux bataillon de Marseillais vers Paris puis la frontière. C’est un film à la fois intimiste et grandiose. L’assaut contre les Tuileries le 10 août, la défense et la défaite des Suisses, la captivité de la famille royale sont mises en scène avec une force et une ampleur qui en font un chef d’œuvre. La dimension intérieure de la Révolution s’accompagne de sa portée internationale avec la menace prussienne – déjà, pourrait-on dire. Ce film est le plus méconnu du Renoir d’avant-guerre. Il est pourtant grand, en dépit de sa réputation de film de propagande simpliste, financé par les forces du Front populaire et destiné à illustrer la continuité entre les deux événements. Il est vrai que, faute d’argent, Renoir n’a pu réaliser le film qu’il rêvait, plus ambitieux, à la distribution plus éclatante. Il a du se limiter à l’année 1792, avec comme centre la chute de la Royauté au 10 Août, du Manifeste de Brunswick qui l’accélère à Valmy qui la sanctionne. On ne saura pas ainsi comment Renoir aurait représenté la Terreur, voire la chute de Robespierre.

Le film est beaucoup plus équilibré que la réputation qui l’accompagne. Tout le monde à ses raisons, chose atroce, ressort de toute tragédie, comme le dit Renoir lui-même dans La Règle du jeu, et les raisons des différents protagonistes sont exposées avec une certaine empathie. C’est un aristocrate, Saint-Laurent, qui met en garde les émigrés contre une vision criminelle des révolutionnaires ; lorsque la bataille va se déclencher aux Tuileries, la scène où les jeunes nobles autour de la Reine mettent un genou en terre et entonnent le chant royaliste « Richard, O mon Roi, l’univers t’abandonne, n’y a-t-il donc que moi qui m’intéresse à ta personne ? », tiré de l’opéra Richard Cœur de Lion de Grétry, n’est ni ridicule ni caricaturale, elle est au contraire pleine de grandeur ; la garde suisse se sacrifie avec stoïcisme : « rendre nos armes, c’est la honte, c’est le déshonneur ; jamais un Suisse n’y consentira ». Ils sont fusillés. Bien sûr, les Marseillais sont traités avec sympathie, comme le peuple en armes, mais le Roi (Pierre Renoir) n’est pas ridicule. Seule la Reine (Lise Delamare) est considérée sans tendresse, comme une femme vindicative et bornée.

3. – Tout a été dit au sujet de la Grande illusion. A la différence de nombreux films sur la guerre 14-18, ce n’est pas un film de tranchées, d’offensives meurtrières et inutiles, on n’y voit pas de poilus. Ce sont des prisonniers français, la plupart officiers et leurs gardiens en Allemagne. Ce que montre ce film, c’est que la Révolution française n’a créé ni l’harmonie entre nations, ni la paix ni la liberté ; elle n’a pas empêché le pire des conflits qu’a connus jusqu’alors l’Europe. La Grande illusion est sans doute un film pacifiste, mais d’un pacifisme qui n’est pas désarmé. C’est le pacifisme de guerriers qui ne considèrent pas leurs adversaires comme des ennemis naturels, mais qui ne sont pas prêts à se rendre. Il se différencie ainsi du pacifisme capitulard qui a caractérisé certains courants des années trente. Sans doute il plaide implicitement pour un rapprochement entre la France et l’Allemagne, mais le film illustre aussi la volonté de combattre, ne serait-ce que par solidarité – « faut bien, pour les copains », comme le dit le lieutenant Maréchal (Jean Gabin) après son évasion.

La Marseillaise comme hymne national est présente, par une scène centrale qui illustre, dans le camp des prisonniers, l’Union sacrée. Apprenant que Douaumont vient d’être repris par les Français, les captifs qui préparaient un spectacle travesti chantent spontanément sur scène La Marseillaise, et les prisonniers anglais avec autant de force que les autres. Le groupe dépenaillé qui se cristallise et se transcende ainsi contraste avec la discipline boutonnée de l’armée allemande, même si le capitaine de Boieldieu (Pierre Fresnay) incarne quant à lui la rigueur collet monté d’un officier de l’armée de métier. L’Union sacrée est aussi illustrée par le sacrifice de ce même capitaine de Boieldieu qui permet l’évasion d’un couple de prisonniers, Maréchal (Jean Gabin) et Rosenthal (Marcel Dalio). La solidarité nationale l’emporte sur la proximité de caste qui pourrait unir Boieldieu et von Rauffenstein (Eric von Stroheim) – mais le second est contraint de tuer le premier.

4. – On en revient alors à La Règle du jeu, qui ferme la marche et dévoile le sens de la trilogie. La boucle est bouclée, le film aurait pu s’intituler aussi bien la force des choses : c’est un procès-verbal de l’échec de la Révolution française et du Front populaire tout à la fois. D’un côté, Renoir met en lumière la constance des divisions et fractures de la société française. Au fond, peu importe la forme des gouvernements. Comme on le chante dans La Fille de Mme Angot, « C’était pas la peine assurément / de changer de gouvernement ». Tout se passe comme si la société d’Ancien régime s’était reconstituée, avec ses hiérarchies, ses inégalités et ses privilèges, ses antagonismes et ses frustrations. D’un autre côté, on mesure la permanence des menaces extérieures. Même hors champ, la menace de la guerre imprègne le film. Valmy, qui clôturait la Marseillaise, n’a pas suffi, il y a fallu encore Verdun, contexte de la Grande illusion, et Verdun à son tour n’a rien réglé.

Le film illustre aussi la discorde intérieure, qui prépare la défaite, avec les conflits entre les protagonistes, qui tournent à la violence. Ainsi la mort, et la guerre, civile autant qu’étrangère, rôdent sans cesse dans le film : c’est la célèbre scène de chasse et le massacre des petits animaux, annonciatrice d’autres massacres ; la mort de l’aviateur (Roland Toutain) exécuté par les domestiques. Le meilleur symbole en est le spectacle donné au château : au centre, une scène où un squelette fluorescent exécute une danse macabre, accompagné par un piano mécanique – une des plus belles scènes du cinéma français, un clin d’œil aussi de Renoir à la postérité. Il nous montre qu’un réalisateur et des acteurs morts depuis longtemps, entraînés par des instruments qui jouent tout seuls, peuvent encore divertir et émouvoir des vivants plusieurs décennies après leur disparition, une forme d’hommage à l’immortalité du cinéma.

(b) La récurrence d’un couple d’acteurs, Julien Carette et Gaston Modot, qui resurgissent dans les trois films avec des emplois et des relations différents sert de fil rouge et de révélateur de l’évolution des rapports interindividuels et sociaux entre Français, et surtout Français de base. Évolution cyclique, retour aux sources, tout se passe comme si en définitive la Révolution n’avait pas existé (4).

– Si l’on admet que La Règle du jeu renvoie d’abord à la période prérévolutionnaire, nos deux personnages y sont séparés et même opposés. Carette est braconnier, il pose ses collets sur les terres du château, Modot est garde-chasse, chargé de protéger contre l’autre le patrimoine des possédants. Carette se livre à toutes formes de transgressions, mais sa plus haute aspiration est précisément de devenir domestique, de revêtir la livrée – image d’une société hiérarchisée et immobile, dans laquelle le peuple est divisé contre lui-même.

– Dans La Marseillaise, Carette et Modot n’apparaissent que fugitivement, soldats dans l’armée qui se tient devant Valenciennes, cette armée qui recule et semble fuir le combat. Patriotes et frères d’armes, ils le sont aussi de condition sociale, petits artisans. Ils partagent la même frustration. Ils dénoncent le repli, s’en prennent à leurs officiers, notamment à Rochambeau, et Carette a ce mot terrible : « Tous ceux qui ont la particule sont des traîtres ». Ils sont admirateurs de Marat. Le film montre à leur égard les effets immédiats de la Révolution. Soldats volontaires, ils ont une morale commune, ils ont des armes, ils sont chargés de défendre un bien commun, le territoire. Citoyens, ils peuvent s’en prendre à leurs chefs qui ne le font pas avec assez d’énergie.

– Dans La Grande Illusion, ils sont l’un et l’autre prisonniers, mais officiers. Aucune relation personnelle particulière ne les unit. Alors que Carette est artiste, chanteur fantaisiste, Modot est « ingénieur du cadastre ». Elévation républicaine : ils ne sont plus définis par un « état », ils sont pleinement des individus, rassemblés par l’uniforme dans la Nation en armes. On peut mesurer à leur égard les bienfaits de la République, de la liberté et de l’éducation : ils ont pu s’élever socialement et réaliser leurs aspirations individuelles. En dépit de leur captivité, ils sont des hommes libres.

– Dans La Règle du jeu, qui ferme le cycle, on les retrouve de condition populaire. Ils sont à nouveau ennemis, en bataille l’un contre l’autre. Bataille sociale entre le braconnier et le garde-chasse, variante inférieure de von Rauffenstein ; bataille personnelle : Carette engagé comme domestique se bat avec Modot parce que le premier lutine la femme du second, femme de chambre de la châtelaine, et essuie de lui quelques coups de fusil ; à la suite de cette altercation, ils sont chassés tous les deux, à nouveau frères dans la débine – mais c’est pour assassiner d’un commun accord l’aviateur, qu’ils prennent pour un autre. Leur déchéance les prépare à la servitude. Mot terrible de Carette (Marceau), remerciant le Marquis qui l’avait engagé : « Monsieur le Marquis a voulu me relever en faisant de moi un domestique ». Domestique, il ne sera pas, mais complice d’un assassin – avilissement de la révolte elle-même.

Après la Révolution puis la guerre, retour donc à la case départ, la boucle est bouclée. Si la Marseillaise montre la construction de la Nation et la Grande Illusion son apogée, La Règle du jeu illustre sa décomposition, chacun rejoignant sa classe – les maîtres avec les maîtres, les domestiques à leur suite, les pauvres avec les pauvres.

II. – Rien sur Robert (1998) – Petites coupures (2003) : Pascal Bonitzer ou les dépossessions françaises

Entre les deux réalisateurs, entre les deux périodes, un changement radical. Avec Jean Renoir l’histoire était au centre, l’histoire de France, faite ou vécue par les Français. Chacun connaissait sa place, son rôle, et même s’il aspirait à en changer, connaissait son but. Les deux films de Pascal Bonitzer illustrent à l’inverse une certaine marginalisation de personnages qui se cherchent un sens à eux-mêmes, avec un sentiment de dépossession, voire de déréliction. Sentiment qui est le reflet d’un état collectif plus général, et c’est cette dimension collective qui concerne plus directement le sujet, même si elle n’est pas au premier plan des films, si elle est plutôt leur arrière monde, voire leur inconscient. À l’instar du peintre incarné par Robert Le Vigan dans Quai des Brumes, Pascal Bonitzer pourrait dire : « Je peins les choses derrière les choses ».

(a) Il faut d’abord dire quelques mots des personnages des deux films et des péripéties qu’ils traversent, avant de revenir sur leur dimension métaphorique et enfin sur leur dimension collective.

1. – Dans Rien sur Robert, Didier Temple (Fabrice Luchini) est journaliste et écrivain, amoureux d’une blonde Juliette (Sandrine Kiberlain), inconstante et séductrice, qui le trompe allégrement. Elle prend même plaisir à lui raconter ses aventures avec un luxe de détails érotiques et ne comprend pas qu’il s’en offusque. En revanche, Temple est aimé à son cœur défendant par une brune Aurélie (Valentina Cervi), qui se jette sur lui mais qu’il repousse.

Interviennent des personnages secondaires, le professeur Chadwick-West (Michel Piccoli), beau-père d’Aurélie, qui méprise et invective Temple ; Alain de Xantras (Edouard Baer), téléaste et amant épisodique de Juliette ; surtout, Jérôme Sauveur (Laurent Lucas), sorte de double de Temple, écrivain et critique comme lui. Après diverses tribulations, Sauveur, à la fin du film, part en voiture pour Florence avec Juliette. Temple qui déambule dans une petite rue du Quartier Latin les croise, s’indigne de cette nouvelle infortune, essaie de retenir Juliette. En vain, elle l’écarte. Mais soudain elle fait arrêter la voiture qui l’emmène avec Sauveur, se dirige vers Temple et lui lance : « Je suis avec toi ; lui, je le déteste ». Puis elle remonte avec Sauveur dans la voiture qui s’éloigne, laissant Temple interloqué et désemparé. Unhappy end.

2. – Dans Petites Coupures, un journaliste communiste, Bruno Beckman (Daniel Auteuil), secrétaire et nègre épisodique d’un maire communiste de province, de surcroît son oncle (Jean Yanne), est partagé entre sa femme (Emmanuelle Devos) et sa jeune maîtresse (Ludivine Sagnier). Les deux le quittent. Il se retrouve chez son oncle, le maire qui, dans un contexte de débâcle du communisme voit son pouvoir lui échapper, et dont la femme, cancéreuse, est devenue la maîtresse d’un autre malade, un bourgeois riche et retiré.

Son oncle charge Beckman d’une mission : porter une lettre à ce bourgeois, qui vit au loin, dans la montagne, au milieu des forêts. Arrivé avec difficulté dans cet endroit lointain et inhospitalier, Beckman rencontre dans une vaste demeure la femme de ce bourgeois, Béatrice (Christine Scott-Thomas), beaucoup plus jeune, et qui fut d’abord sa belle-fille. Un jeu de séduction s’amorce entre eux, Béatrice semble parfois répondre aux avances de Beckman, et parfois le traite avec froideur et mépris. Après un périple nocturne en forêt, agité mais inabouti, qui s’achève à l’aube devant Notre Dame de La Salette, Beckman se retrouve seul.

Un peu plus tard, il se console avec la jeune secrétaire communiste qui l’accompagnait dans sa mission (Pascale Bussières), femme d’un garde du corps de son oncle. C’est alors que Béatrice les surprend, à la grande désolation de Beckman, et que le mari jaloux abat le séducteur à coups de revolver. Le sang coule dans la neige. On croit que c’en est fini. Pas du tout. On se retrouve dans un cimetière, des obsèques, Béatrice en deuil. Sort-elle de l’inhumation de Beckman ? Nullement, de celle de son vieux mari, et surgit alors près de la croix en pierre à l’entrée du cimetière, Beckman, barbu, amaigri, un peu lointain. Béatrice et lui se croisent, échangent quelques mots, mais ils n’ont plus rien à se dire et s’éloignent l’un de l’autre.

(b) La dimension métaphorique des deux films est sous-jacente. Ils constituent un diptyque. Au fond, on a affaire, avec Temple et Beckman, au même personnage, à la manière de Truffaut avec Antoine Doisnel. Simplement, le premier film est solaire et le second nocturne, le premier est parisien, le second provincial. Ces vagabondages amoureux évoquent un Marivaux contemporain, ou encore le théâtre de boulevard du tournant du XXème siècle. Quel rapport alors avec la représentation de la société française ? On pourrait réduire ces films à des variations sur le couple, sur les couples, dans une veine aussi étroite que classique. En réalité, de façon sous-jacente, en quelque sorte métaphorique, les deux films renvoient à de grands mouvements collectifs, d’ordre presque spirituel : l’opposition entre la religion catholique et la religion juive dans Rien sur Robert ; la fin du communisme et le retour de la religion pour Petites Coupures.
1. – Si l’on considère d’abord Rien sur Robert, l’intitulé même du film met en lumière la dimension religieuse. Pourquoi Rien sur Robert ? L’explication, d’apparence anecdotique, se trouve dans une brève saynète qui se déroule au Quartier Latin, dans la librairie « Compagnie », rue des Ecoles : une jeune vendeuse répond à un client : « Non, nous n’avons rien sur Robert Desnos ». Desnos, Deus Noster, le Dieu caché, dont ne sait rien, dont on ne peut rien en dire, que l’on ne peut même nommer, et qui en toute hypothèse ne répond pas. On songe à Becket, En attendant Godot.

Ce Dieu, il se diffracte dans les protagonistes, dont les noms ne sont pas moins évocateurs : Temple et Sauveur, l’Ancien et le Nouveau Testament. Deux religions donc, et leur opposition est attestée par de multiples signes. Les deux héroïnes principales notamment, Juliette et Aurélie, entre lesquelles se trouve pris Didier Temple, incarnent l’une le catholicisme, l’autre le judaïsme. Quant à Temple, violemment accusé d’avoir écrit un article sur un film bosniaque sans l’avoir vu, et qui ne peut s’en défendre, il est marqué du sceau du péché originel.

Aurélie vit l’amour comme un destin, tout comme le judaïsme est une religion et plus largement un état auxquels on n’échappe pas, qui colle à la peau si l’on essaie de s’en détacher. Le Professeur Chadwick-West, son beau-père, qui insulte Temple en le sommant de prendre, de garder et de protéger Aurélie, est une sorte de Dieu tonnant de l’Ancien Testament, vindicatif et méchant.

Juliette, volage, triomphaliste, exhibitionniste, toute à tous, s’exonère de la souffrance qu’elle provoque et se libère par la confession comme machine à laver, et en définitive ne s’intéresse qu’à elle-même. La dernière scène du film illustre bien l’ubiquité du catholicisme : Juliette quitte Temple en lui disant le préférer et détester l’homme avec qui elle part, comme l’Eglise catholique a béni tous les canons des belligérants durant la première guerre mondiale, Allemands comme Français, Italiens comme Autrichiens.

2. – Dans Petites Coupures, l’intitulé, « PC », est transparent. L’univers communiste est plus présent, la métaphore plus visible, mais non moins subtile. Les petites coupures sont celles de Beckman, qui passe du communisme à un parcours christique, qui le mène de l’agonie à une sorte de rédemption. On le voit arriver à la demeure bourgeoise de Béatrice le visage fouetté par les branchages, comme meurtri par une couronne d’épines. Lorsque l’on le retrouve in fine au cimetière, près d’une croix, son visage barbu et amaigri a quelque chose de ressuscité. Déjà, à Notre Dame de La Salette, au lever du jour, les deux personnages étaient entourés de croix.

Surtout, le moment dialectique se produit – à l’instar de « Nous n’avons rien sur Desnos » – durant la nuit d’errance de Beckman et Béatrice. D’une tour moyenâgeuse où ils s’arrêtent, s’envole soudain un oiseau de nuit, et Béatrice observe : « Tiens, une dame blanche ». La dame blanche, c’est le volatile, mais c’est aussi la chouette de Minerve, chère à Hegel et par là teintée de marxisme. C’est encore la Vierge qui est apparue, suivant la légende (5), aux bergers de La Salette. Le miroitement, la métamorphose, le renversement du sens fait basculer l’univers culturel, idéologique, spirituel, du film. La fin du communisme s’accompagne du retour de la religion – et l’on songe à la Pologne de Jean-Paul II, comme on peut également songer à la Russie.

(c) Pour ce qui est de la dimension collective des deux films, et plus précisément pour ce qui concerne la société française, deux éléments se détachent.

– Le premier concerne les relations entre les sexes. Les hommes sont les jouets des femmes. Rien de nouveau certes, mais l’originalité est qu’ils en sont conscients, qu’ils y consentent et acceptent une forme de domination. « Tu n’es qu’un pauvre type », dit sa jeune maîtresse à Beckman après l’avoir quitté, et il en est bien d’accord. Quant à Temple, il ne comprend rien à ce qui lui arrive. Pour autant, si elles sont actives, déterminées, chasseresses, les femmes n’en sont pas plus heureuses. Faut-il y voir un faux semblant de la libération féminine, personne en définitive n’étant maître de soi, même si la domination a changé de sexe ?

– Le second est plus profond. C’est la dépossession, la déréliction de la société française. Bien sûr, il n’est question que de bobos dans ces films, mais ils sont comme des thermomètres de fièvres plus larges. Les mouvements collectifs, les ressorts cachés des films, l’affleurement de leur inconscient si l’on veut – chute du communisme, oppositions religieuses et culturelles – sont extérieurs à la France, ils n’en proviennent pas, elle ne les maîtrise pas, elle les regarde passer comme une vache regarde passer les trains. Elle est réduite à les subir en les intériorisant. C’est l’image d’un pays qui sort de l’histoire, au lieu d’être en son centre comme dans la trilogie Renoir. Alors des personnages qui ont perdu leurs repères intellectuels et affectifs sont réduits au doute, à une sorte d’errance amoureuse qui les laisse insatisfaits et, comme l’écrivait Aragon, désœuvrés, incertains.

Terminons cependant par un point commun entre Jean Renoir et Pascal Bonitzer. Leurs films présentent des situations cruelles voire tragiques, individuellement ou collectivement. Ils n’en sont pas moins roboratifs, lumineux, pleins d’éclat et de force, de tonicité voire de gaieté. Ceci parce que tous ces films, en plus de leurs qualités, artistiques, dramatiques, esthétiques, sont intelligents – et que l’intelligence n’est jamais triste.

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(1) Jean Tulard, Les Pieds Nickelés, Armand Colin, 2008.
(2) Ces différents films sont analysés de manière plus développée dans Serge Sur, Plaisirs du cinéma – le monde et ses miroirs, France-Empire, 2010.
(3) On sait l’importance des questions de droits de chasse dans l’Ancien régime, longuement prolongée dans le monde rural. La Marseillaise, comme la Règle du jeu, en font un thème important. L’un des Révolutionnaires du premier film est poussé à la révolte parce que risquant d’être condamné aux galères pour braconnage. Le jeune Paul-Louis Courier, pamphlétaire hostile à la Restauration, a été lui aussi menacé pour braconnage de poursuites redoutables dans les premiers temps de la Révolution, et en a gardé une rancune tenace contre l’aristocratie. Il n’est pas impossible que cet exemple ait inspiré Renoir, dont le film est nourri de références historiques. Sur cette affaire, Alain Dejammet, Paul-Louis Courier, Fayard, 2008.
(4) Jean Renoir se met lui-même en scène dans les trois films, et directement dans la Règle du jeu, où il interprète (mal) un artiste désabusé et sans emploi. Dans la Marseillaise, on peut l’identifier au peintre qui passe des tableaux légers au « grand genre », celui des batailles, tout comme Renoir est passé de films de vaudeville à des œuvres à contenu social et politique. Dans la Grande illusion, il rappellerait plutôt Carette chanteur fantaisiste, et l’on sait le goût qu’il avait pour le genre. Un de ses livres de mémoires s’intitule Gais et contents. A la fin de la Règle du jeu, Octave, son personnage, confesse son dégoût et son envie de disparaître. Disparaître, c’est ce que va faire Renoir en quittant la France après la défaite pour Hollywood et en prenant la nationalité américaine, passant de la sympathie pour le communisme à la Mecque du cinéma capitaliste. Marcel Carné, qui ne l’aimait pas, déclarait que Renoir avait toujours eu le sens du vent.
(5) La Vierge serait apparue à deux adolescents en 1846, mais cette apparition a été vivement contestée dès le départ, y compris dans les milieux ecclésiastiques, et l’Eglise ne l’a consacrée qu’avec hésitation. Il semble que l’un des deux bénéficiaires des confidences de Marie se soit rétracté par la suite.

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