Intervention de Jacques Warin

Intervention de Jacques Warin, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « La société française au miroir de son cinéma » du 20 juin 2011

« Un roman est un miroir qu’on promène le long du chemin ». La formule est de Stendhal, et elle fonde toute la veine « réaliste » du roman français au XIXème siècle (Balzac, Flaubert, Zola, bien sûr aussi Stendhal, quoique dans son cas l’affaire soit plus complexe).

La formule vaut aussi pour le cinéma, dans la mesure où le cinéma remplace, au XXème siècle, le roman comme le grand art populaire. Le cinéma serait donc une tentative pour rendre compte de la réalité sociale de son temps. Tout film, quel que soit son genre (un film contemporain ou un film historique), donne une représentation – volontaire ou involontaire – de l’époque où il a été tourné.

1/ Prenons trois films qui sont situés à l’époque la plus sombre de l’Histoire de France : celle de l’Occupation. Trois films réalisés par trois grands metteurs en scène : Le Corbeau de Clouzot (en 1943), Lacombe Lucien de Louis Malle (en 1974), Le Dernier Métro de Truffaut (en 1980). Je vous pose une question très simple : lequel de ces trois films donne la représentation la plus juste de cette période très noire que fut l’Occupation ? En tout cas, ce ne sont sûrement pas les deux derniers. Sans doute parce que je ne vois pas l’Occupation en « technicolor », pour reprendre une expression de mon enfance : c’est une période grise, en noir et blanc, parce que tous les films (qu’ils soient de fiction ou d’actualités) tournés à cette époque le furent en noir et blanc.

Lacombe Lucien : c’est l’histoire d’un milicien. Il n’y manque pas un bouton de guêtre. Les miliciens arborent fièrement leurs bérets et leurs baudriers neufs. Ils conduisent des tractions avant et sillonnent la campagne en faisant leur boulot de miliciens, qui consiste à traquer les résistants et à persécuter les juifs. L’histoire d’amour entre le jeune Lucien et la jeune fille juive, dont il protège la famille, n’est guère vraisemblable. Bref, je ne me sens pas sous l’Occupation.

Le Dernier Métro : c’est pire. Nous sommes à Paris en 1944. Catherine Deneuve, qui dirige un théâtre, se peint les jambes pour simuler des bas de soie, comme j’ai vu faire ma mère à cette époque, mais elle le fait mal : on voit qu’elle manque d’habitude. Gérard Depardieu joue les résistants et va casser la figure à l’ignoble critique collaborationniste Daxiat, qui n’est autre qu’Alain Laubreaux, le journaliste de Je suis partout, l’hebdomadaire de Lucien Rebatet et Robert Brasillach. Pendant ce temps-là, le vrai directeur du théâtre se terre dans une cave : il est juif. On n’y croit pas une minute. Clichés ! Rien que des clichés ! Truffaut s’en tire par une pirouette, puisque, à la dernière image, on se retrouve au théâtre et l’on découvre – mais un peu tard – que tout cela n’était qu’une fiction.

Non, le seul film qui rende bien compte de cette atmosphère de peur, de suspicion généralisée, de délation organisée en un vrai système de gouvernement, c’est Le Corbeau. Paradoxe : dans ce film il n’y a ni Allemand, ni collaborateur, ni résistant, ni Juif. L’histoire est censée se dérouler à une époque indéterminée (elle fait d’ailleurs référence à un fait divers des années trente), dans une petite ville de province, qui pourrait être Albi, où Jean Tulard a passé son adolescence, Limoges où vivait Alain Dejammet à la même époque, ou Poitiers où je me trouvais moi-même. Mais l’atmosphère que décrit Clouzot, sous le prétexte de conter une histoire de lettres anonymes, est bien celle de l’Occupation. Trois scènes demeurent, à cet égard, emblématiques de l’intention du réalisateur. La première est celle de l’enterrement, dans laquelle, sous un ciel gris et sinistre, chacun soupçonne chacun et se terre dans sa peur. La seconde est celle de la « dictée » (référence à l’Affaire Dreyfus), qui est destinée à démasquer l’auteur des lettres anonymes, mais échoue piteusement. La troisième – la plus célèbre – est celle de la lampe qui se balance entre Pierre Larquey et Pierre Germain, les deux docteurs, éclairant et jetant dans l’ombre tour à tour les mêmes zones de la salle, pendant que la voix chevrotante de Larquey interroge : « Vous croyez que la lumière, c’est le bien, et que l’ombre, c’est le mal. Mais où est l’ombre, et où est la lumière ? » Une telle question, beaucoup de Français ont dû se la poser en 1943, pour ne la résoudre qu’en 1944, quand on a su enfin, après le débarquement allié en Normandie, où était le « bon camp ». Le critique de la revue collaborationniste de cette époque, L’Ecran Français, ne s’y est pas trompé, qui mena la charge contre Clouzot, accusé de donner une vision dégradante de la province française à travers un film de fiction. Il est vrai que Le Corbeau est la représentation la plus cruelle et la plus exacte de la société française sous l’Occupation.

Clouzot s’est-il vu reconnaître ce mérite à la Libération ? Pas du tout. Son film encourt les foudres du Comité de Libération du Cinéma, qui sous la houlette de Louis Daquin, épure la profession. On fait deux principales critiques à H-G Clouzot. La première est d’avoir tourné son film avec une société de production allemande, la Continental, qui assuré le financement d’une trentaine de films français (quelque 220 films furent réalisés à cette époque). Mais la deuxième est la même que celle du critique « collabo » de L’Ecran Français (on la retrouve sous la plume de Georges Sadoul, le critique communiste, en 1945) : il nous a donné une image dégradante de la société française. Toujours est-il que Clouzot fut interdit de tournage pendant deux ans et qu’il ne revint au cinéma qu’en 1947, avec Quai des Orfèvres.

2/ Changeons d’époque et passons maintenant de l’ombre à la lumière. Un avenir radieux s’offre à la classe ouvrière. Le Mur de l’Argent s’est effondré. Les bourgeois ont été dépossédés de leurs usines et renvoyés à leurs parties de chasse dans leurs châteaux en Sologne ou au Casino d’Etretat. Un réseau de coopératives s’est créé sur les ruines des entreprises capitalistes et va s’employer à relancer la production. En même temps la réduction de la durée du travail et l’institution des congés payés vont réduire le chômage. Profitant de ces deux semaines de congés, les ouvriers sillonnent la France, soit à pied et sac au dos, soit à vélo et, dans ce cas, de préférence en « tandem » ; ils s’arrêtent le soir pour chanter l’Internationale dans les Auberges de Jeunesse. Vous avez reconnu l’époque : c’est le Front Populaire. Aucune époque n’a davantage marqué l’imaginaire mémoriel des Français que celle-là, qui a été très courte et qui s’est terminée très mal : par un désastre militaire sans précédent et par un suicide politique. Il était naturel que le cinéma français en rende compte abondamment.

Parmi les très nombreux films tournés à cette époque, j’en retiens trois, du même réalisateur, qui est sans doute le meilleur cinéaste français de tous les temps : Jean Renoir. Trois films qui, chacun d’une manière différente, vont nous raconter l’histoire du Front Populaire :

  • Le Crime de Monsieur Lange (1935) Ce film anticipe les événements de 1936 : on y voit une organisation coopérative prendre en main une entreprise de production et la rendre prospère. Tous les personnages du film sont sympathiques, sauf le patron de l’imprimerie, joué par Jules Berry, l’ignoble Batala : il dépouille ses ouvriers, il séduit une femme de chambre et cherche son salut dans la fuite, à la fin il sera tué – par accident – par M. Lange. Attention ! il s’agit d’un crime symbolique. N’allez pas croire que Renoir justifie par avance les exactions d’Action Directe. Le patron doit disparaître pour laisser la place à la classe ouvrière triomphante.
  • La Grande Illusion (1937) Ce film est censé se passer, pendant la Première Guerre Mondiale, dans un camp de prisonniers français en Allemagne. Mais il pose, en réalité, la question de l’avenir du Front Populaire : comment, étant donnée la disposition des classes sociales en France, rompre l’emprisonnement et parer à la menace extérieure ? De ce point de vue, la répartition des invités du lieutenant Rosenthal autour de la table, lors du premier repas, est la plus juste représentation de l’état général des forces sociales en 1937. On ne peut plus croire que l’exécution des Batala suffira à ouvrir un avenir radieux. Maréchal (Jean Gabin) avec son bras en écharpe est incapable de se laver ou de manger seul : l’alliance est devenue inévitable entre la classe ouvrière et le capital. Finalement Maréchal – le Peuple ne s’en sortira qu’en comptant sur la grande bourgeoisie. Le grand espoir d’un « socialisme à la française » risque de n’être qu’une « grande illusion ».
  • La Règle du jeu (1939) C’est la constatation de l’échec de l’entreprise révolutionnaire et du triomphe d’une société « résolument pourrie » (le qualificatif est de Jean Renoir). Sous couvert de raconter l’histoire d’une petite bande de joyeux drilles, qui se déroule dans un château en Sologne à la faveur d’une partie de chasse, le cinéaste aborde – bien avant Fellini, Visconti, Bergman, et même Godard – le thème de la mort de notre société, ou du moins de son déclin, de la confusion des valeurs (entre l’étage des maîtres et celui des domestiques), finalement de la perte de sens, et donc de l’inanité de cette civilisation désorientée qui est la nôtre. Le film fut un échec et dut être retiré de l’affiche, en juillet 39, aux Champs Elysées, après une carrière d’une semaine. Georges Sadoul, après l’avoir vu, se demande, dans un article publié le 20 juillet 1939, si Renoir n’est pas victime d’une cabale (cf. la fameuse « cabale des dévots » qui provoqua, en 1666, l’interdiction de « Tartuffe »). L’œuvre de Renoir, qui était bien sûr prémonitoire (de la décadence et du suicide d’une société), devait s’imposer près de vingt ans plus tard, après avoir été projetée au festival de Venise, en 1956.

3/ Certains films, on le voit, souffrent donc, ou même exigent, une relecture. C’est le cas de La Règle du jeu, qui est vue – avec le recul des années – comme une description exacte et précise d’une société française en décomposition qui va rouler dans l’abîme. C’est le cas de La Grande Illusion, qui fut comprise d’abord comme une défense du « pacifisme », puis vue – après la guerre – comme une apologie de la « collaboration », et qu’on peut soumettre, comme je l’ai fait, à une relecture marxiste, permettant de restituer la stratégie des rapports de forces sociales sous le Front Populaire.

Mais l’exemple le plus troublant est celui de La Kermesse héroïque. Tourné en 1935, ce film racontait un épisode de la conquête des Flandres par les troupes espagnoles de Philippe IV, au XVIIème siècle : alors que les bourgeois de la ville se terrent peureusement, les femmes prennent la situation en mains et accueillent les vainqueurs, en leur offrant à la fois leur table… et leur lit (on le devine). Applaudie à l’époque parce que les thèses pacifistes étaient à la mode, cette gentille comédie, dominée par la personnalité de Françoise Rosay, fut dénoncée après la guerre comme une apologie de la collaboration, et sous sa forme la plus honteuse : la collaboration horizontale !

A ce propos, on peut se demander quels sont les films qui, au lendemain de la IIème Guerre Mondiale, abordent le sujet. J’en vois deux : la version héroïque avec Le Silence de la Mer (1946), la version romantique avec Hiroshima mon amour (1959).

Dans le premier, tiré du récit éponyme de Vercors, un officier allemand, bien sous tous rapports (il se nomme Werner Von Ebrennac et descend d’une lignée d’émigrés français en Allemagne), courtise une jeune fille française, qui oppose un mutisme absolu à ses avances. Tout au plus, le dernier soir, consentira-t-elle à lui dire : « Adieu ! ». Commentaire de l’oncle (Jean Mercure), seul témoin de cette scène bouleversante : « Il fallait avoir guetté ce mot pour l’entendre, mais enfin je l’entendis. Von Ebrennac aussi l’entendit, et son visage, et tout son corps, s’assoupirent, comme après un bain reposant ». Fin de la version « héroïque » : échec de la « collaboration ».

Mais il y a aussi la version romantique. A Nevers, dans les mois qui précèdent la Libération, une jeune fille française s’éprend d’un soldat allemand et vit un grand amour avec lui. A la libération, il sera abattu par un tireur embusqué. La jeune fille passera toute une nuit et tout un jour à veiller son corps avant d’en être arrachée par la foule. On se rappelle les incantations de Marguerite Duras qui s’adressent à cette héroïne d’un nouveau genre : « Petite fille de Nevers, petite tondue de Nevers, petite putain de Nevers ! » Notons toutefois que ce film n’aborde pas le problème essentiel : celui des enfants nés, sous l’Occupation, de l’union d’un Allemand (généralement en uniforme) et d’une Française. Ce problème a pourtant été jugé suffisamment grave pour que le Ministre des Affaires étrangères, en 2008, en l’occurrence Bernard Kouchner, ait estimé nécessaire de demander publiquement pardon, au nom de la Nation, pour les mauvais traitements que ces enfants – souvent mis dans des orphelinats ou brimés au sein de leur famille, en tant qu’ « enfants de Boches » – ont subis tout au long de leur jeunesse.
Ces enfants seraient aujourd’hui au nombre de 200 000 à 250 000, d’après des statistiques officieuses ; on se doute qu’ils ne vont pas réclamer d’indemnités, car ils seraient bien en peine de produire des « certificats de paternité ». On entre ici dans le domaine de l’indicible, de l’immémorable, de l’impardonnable (« The Unforgiven »). En tout cas, alors que tant de films ont été consacrés aux exploits de la Résistance, aux méfaits de la Collaboration, aux persécutions des Juifs, aucun n’a jamais abordé ce sujet. Tout au plus le roman l’a-t-il fait : Les Noces Barbares, de Yann Queffelec, mais il s’agit du fruit du viol d’une jeune femme par un soldat allemand. Or la plupart des enfants qui ont été conçus dans ce cadre l’ont été par la grâce d’une union librement consentie.

4/ Changeons encore une fois d’époque et venons-en à la Nouvelle Vague. A la fin des années 50 arrive une nouvelle manière de filmer (gros plans à l’américaine, caméra à l’épaule, montage saccadé), qui s’oppose à ce que les critiques des « Cahiers du Cinéma » appellent la « qualité française » (fondus enchaînés, musique d’ambiance, acteurs – et actrices – de grand renom). Je voudrais, toutefois, m’intéresser à deux films qui ne se situent pas, à proprement parler, dans la Nouvelle Vague, mais qui sont à la marge, tout en annonçant cette nouvelle tendance, laquelle accompagne les deux grands mouvements de « libération » des années 60.

Le premier de ces films, c’est Et Dieu créa la Femme, de Vadim, tourné en 1956. On l’a longtemps crédité d’un érotisme torride (dû à une scène où l’on voit Brigitte Bardot danser nue devant Jean-Louis Trintignant), mais de cela il ne reste rien aujourd’hui. Ce que ce film annonce, à travers l’image d’une actrice qui deviendra pour toute une génération, l’image de la beauté sensuelle, c’est à la fois la libération des mœurs qui va se déployer dans les années 60 et le féminisme tendance MLF des années 70. Il exprime aussi le rejet de cette même génération envers la Guerre d’Algérie et toute forme d’autorité, telle qu’elle est incarnée par Les Mandarins, les héros du roman de Simone de Beauvoir (Prix Goncourt 1954). Mais, je crois utile de le préciser, Et Dieu créa la Femme n’est pas un film de la Nouvelle Vague : Vadim est un réalisateur purement commercial, auteur de nombreux (et très mauvais) films.

Tout autre fut le sort d’Adieu Philippine, de Jacques Rozier, tourné en 1962, et qui vient donc un peu tard pour entrer dans la Nouvelle Vague. Il n’en reste pas moins que ce petit film, qui n’a pas eu de véritable carrière, est emblématique de son époque, à fois par le choix du sujet (un groupe de jeunes en vacances), les conditions de tournage (au Club Méditerranée !) et la nouvelle morale à laquelle il adhère. A cet égard, un plan resté célèbre est celui où l’un de ces jeunes, de retour du djebel (où il a passé 24 mois) est interrogé par un de ses parents au cours d’un déjeuner familial sur ce qu’il a vu « là-bas » et répond, le visage en gros plan face à la caméra : « Rien ». La guerre n’a pas existé, on n’en parlera pas, et le fait est qu’aucun film français n’a sérieusement abordé les « événements » d’Algérie (le seul film de cette époque à traiter le sujet fut La Bataille d’Alger, c’est un film italien, il fut interdit en France pendant un certain temps). Encore une fois, il est, pour le cinéma (français) des sujets qui sont demeurés longtemps tabous.

5/ Je voudrais terminer cet exposé en évoquant quelques films « historiques », à seule fin de prouver que lorsque on donne dans le film en costumes (c’était déjà le cas de La Kermesse héroïque), on est toujours à l’époque du tournage, on a à l’esprit les préoccupations du moment.

C’est ainsi que le personnage de Jeanne d’Arc a évolué au cours des siècles, et notamment, au cinéma, au cours du XXème siècle. En 1928, quand il voit La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, le spectateur trouve tout naturel les cheveux coupés de Falconetti (le film est français par ses acteurs et par sa production, même si le réalisateur est danois) dans la mesure où elle adopte la coiffure des femmes libérées de son époque et reflète les aspirations de la génération postérieure à 1914-18. Bien plus tard, Robert Bresson (avec Le Procès de Jeanne d’Arc, 1962) et Jacques Rivette ( avec Jeanne la Pucelle, 1994) nous donnent une image de Jeanne d’Arc différente, qui rentre dans une certaine forme de vérité, non dénuée de froideur, correspondant à notre époque de scepticisme et de perte de foi. Enfin Luc Besson, en utilisant le mannequin ukrainien, Mila Jovovich, pour son Jeanne d’Arc (1999), fait d’elle une créature purement sensuelle, tout aussi éloignée de la réalité que l’étaient les enluminures du Moyen Age.
On pourrait en dire autant des différentes incarnations de Napoléon au cinéma.

Terminons par deux films historiques, tournés à deux époques très différentes et qui, tous deux, en sont un fidèle reflet. Le premier est Pontcarral, colonel d’Empire, réalisé en 1943, avec un grand luxe de moyens et l’appui des services de propagande de Vichy : il s’agit de restaurer le sens de la grandeur nationale dans le pays soumis encore à l’occupant allemand. Mais le metteur en scène, Jean Delannoy, fait de ce demi-solde, enterré en province, l’incarnation de tous les résistants. Dans la scène finale, Pontcarral, réhabilité par le Roi Louis-Philippe, défile aux Tuileries à la tête de son régiment au son de la Marche Consulaire : en 1943, cette scène déchaînait un tel enthousiasme que plusieurs préfets zélés imposèrent une coupure à cet endroit. C’est l’exemple même du film qui se retourne contre ses promoteurs.

Dernier exemple : le film de Patrice Leconte, Ridicule (1996), donne une image décapante de la classe politique giscardo-mitterrandienne. Sous couvert de raconter une histoire, située chronologiquement dans les dernières années de l’Ancien Régime, c’est en fait la société post-gaulliste qui est visée : une société qui, reniant toutes les valeurs du fondateur de la Vème République, se voit gagnée par l’incompétence, le snobisme et la courtisanerie. Comment ne pas reconnaître dans les mésaventures du chevalier de Ponceludon à la cour de Louis XVI les intrigues de l’Elysée dans les dernières décennies du XXème siècle ? Et comment ne pas voir sous le masque des petits marquis l’agitation vaine des membres des cabinets ministériels de la Vème République ? Tout le monde se doit d’être léger, léger, et surtout ne pas se prendre au sérieux… jusqu’à la chute finale (la disgrâce du Prince) ! Il est bon de dire que ce film a, cette fois, non seulement frappé juste, mais aussi rencontré son public, puisqu’il a obtenu, en 1997, à la fois le César du Meilleur Film et le César du Meilleur Réalisateur.

Je voudrais essayer de rassembler, en fin de parcours, quelques idées générales. Trois au moins :

  • la première est que tout film, quel que soit son genre, donne une représentation – inconsciente ou délibérée – des préoccupations de la société dans laquelle il baigne : c’était vrai hier pour Jean Renoir, c’est vrai pour Patrice Leconte aujourd’hui
  • la deuxième est que, comme toute œuvre d’art au cours des siècles, il peut être détourné de ses intentions initiales et « relu » à travers nos angoisses ou nos espoirs contemporains
  • la troisième est que les grands films sont ceux qui « pensent en avance », comme La Grande Illusion ou La Règle du jeu, je veux dire par là qu’ils annoncent les grands mouvements qui vont ébranler la société de demain (je crois l’avoir illustré avec un film commercial, Et Dieu créa la Femme, comme avec un petit film d’auteur, comme Adieu Philippine).

Concluons sur ce point avec une citation de Jean Renoir, que j’extrais d’un entretien qu’il a donné aux « Cahiers du Cinéma » en 1952 : « Je crois que, dans une équipe de film, il y a des gens qui pensent en retard, il y en a d’autres qui sont tout juste « à la page » et il y en a qui pensent en avance. La réussite d’un film incombe à celui qui a pensé en avance ».

Merci de m’avoir écouté.

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Le cahier imprimé du colloque « La société française au miroir de son cinéma » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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