Débat final

Débat final au colloque « La dimension stratégique de l’agriculture » du lundi 7 novembre 2011

Dans la salle
Dans le rapport que M. Hochart a présenté, il y a un point très important a été peu développé autour de la table, c’est faire vivre les territoires et les politiques régionales fondées sur des actions collectives locales. Beaucoup de changements dans le monde ne peuvent aujourd’hui être abordés que dans un cadre beaucoup plus local. Le changement climatique notamment donne un rôle nouveau aux collectivités locales.
Que pouvez-vous dire de plus qui n’ait pas été réellement développé aujourd’hui ?

Régis Hochart
Effectivement, dans le temps que j’ai utilisé, je n’ai pas pu évoquer tout ce que nous avions mis dans cet avis. La question des politiques locales, de la dimension territoriale, est aujourd’hui essentielle. Sébastien Abis a posé une véritable question d’orientation, celle de l’usage que l’on va faire des territoires, en évoquant la possibilité qui s’offre à nous d’exporter plus de céréales vers le Maghreb.

La véritable question est : que voulons-nous faire de l’agriculture que nous allons développer ? Voulons-nous en faire une agriculture tournée vers l’exportation ? Ou voulons-nous en faire une agriculture destinée avant tout à améliorer notre autosuffisance alimentaire en Europe ? Aujourd’hui l’Union européenne importe l’équivalent de vingt-neuf millions d’hectares (la France ne fait que vingt-trois millions d’hectares). Nous sommes très loin d’être autosuffisants alimentaires. Plutôt que d’aller chercher des marchés ailleurs, basons-nous sur une productivité territoriale et améliorons la productivité des territoires.

Autant la terre n’est pas délocalisable, autant les industries liées à l’agriculture et à l’alimentation peuvent parfaitement être délocalisées. D’où l’importance vitale de s’accrocher au territoire local en tant que lieu de production, lieu d’échanges, lieu de transformation. Aujourd’hui nous ne pouvons résoudre une partie de notre question alimentaire qu’en améliorant notre productivité territoriale, donc en ayant de la gouvernance à ce niveau-là. Cela nécessite d’avoir défini préalablement le type d’agriculture et le rôle de l’agriculture que l’on veut développer. Si c’est une agriculture faite exclusivement de grandes cultures, ce qui risque d’arriver, on n’a pas besoin de vie des territoires. Si c’est une agriculture de maillage entre les différentes productions qui interagissent les unes avec les autres (je prends ma casquette d’agronome), nous devons réfléchir à ces productions qui s’associent entre elles.

Vous parlez des protéines végétales. La question de l’azote en lien avec les gaz à effet de serre est quelque chose d’essentiel. Donc, quel type de protéines nous faut-il prioritairement? Non pas du colza ni du tournesol mais des protéagineux, des légumineuses. Ce sont des questions territoriales parce qu’il va bien falloir que les uns mangent ce que produisent les autres.
Nous avons toute une gouvernance territoriale et toute une production territoriale à mettre en œuvre. Je vous remercie beaucoup de cette question parce que vous me donnez l’occasion d’exprimer une pensée très forte. Mais il est vrai que ça implique de savoir quelle agriculture nous voulons et pourquoi nous voulons cette agriculture.

Monsieur le ministre a dit que la tâche du négociateur est rude. Je le crois sur parole ! La question est : quelle orientation sommes-nous prêts à donner ensemble ? Après on peut avoir un mandat de négociateur. Les choses ne seront pas forcément plus faciles mais au moins on aura une direction.

Hervé Gaymard
Je ferai une brève remarque complémentaire sur cet aspect très important. En tant que président de Conseil général, je peux témoigner qu’en Savoie comme partout en France, les Conseils généraux et les Conseils régionaux mènent avec les agriculteurs du terrain des politiques agricoles de proximité. C’est un complément et une soupape très importante aux autres politiques agricoles qui sont menées. Certaines communes ou intercommunalités le font d’ailleurs de plus en plus. C’est très sous-estimé mais très important.

Lucien Bourgeois
Seriez-vous partisan d’une politique agricole régionalisée ?

Hervé Gaymard
Tout dépend de ce qu’on entend par « régionalisée ». Ce qu’on a appelé la régionalisation après la réforme de 2003 portait sur les marges de manœuvre laissées par la réforme, c’est-à-dire la possibilité pour les États membres de confier à l’échelon régional une modulation des aides, qui pouvait d’ailleurs aller très loin. On l’a vu en Allemagne où toutes les aides qui existaient ont été mises « dans un shaker » et, du jour au lendemain divisées par les productions, même celles qui n’étaient pas concernées à l’époque, comme les fruits et légumes. Je ne suis pas favorable à cette dimension-là. Les politiques régionales ou départementales doivent accompagner la spécificité des territoires parce que les agricultures, on le sait bien, sont plurielles et qu’il est nécessaire de traiter des questions importantes : l’installation des jeunes, la modernisation, la promotion des circuits courts etc. L’intervention des collectivités locales est déterminante dans la promotion des circuits courts et la commercialisation de proximité alors qu’il est impossible de le faire aux niveaux national et européen.
Mais je ne suis pas pour une régionalisation des politiques agricoles.

Jean-Pierre Chevènement
Dans un ordre d’idées voisin, le thème de la souveraineté alimentaire a souvent été évoqué. Monsieur le ministre, vous avez parlé du commerce international, des restrictions qui prévalaient jadis et qui tendent à s’effacer. Je suis un peu moins satisfait que vous par le communiqué du G20 que j’ai lu avec attention. Peut-être n’ai-je pas su lire entre les lignes mais il m’a semblé que les engagements pris par le G20 étaient assez généraux, qu’on tendait vers la transparence : on proposait la création d’un « Forum de réaction rapide », on se promettait d’agir pour accroître la productivité mais je n’ai pas vu concrètement quelles étaient les mesures prises ni comment elles seraient financées, ni à quelle échéance. Je n’ai pas lu non plus que le coup d’arrêt définitif avait été donné à la négociation qui se poursuit toujours à Doha. Peut-être effectivement n’aboutira-t-elle pas, ce que je souhaite en matière agricole parce que ce cadre donne au commerce international un rôle primordial et on oublie la nécessité de travailler autant que possible à l’autosuffisance. On ne supprimera pas le commerce international, c’est évident.
J’ai entendu ce qu’a dit M. Hochart à propos des mécanismes de stockage. Aujourd’hui il y a peut-être un « Forum de réaction rapide » mais où sont les stocks qui permettraient d’agir ?

Je voudrais vous poser une dernière question concernant les famines. Elles sont de plusieurs sortes et touchent, d’après certaines statistiques, entre sept cents et huit cents millions d’humains sur sept milliards. Je tends à penser que ces famines sont très largement dues à la déficience des États et à une crise de la construction des États dans certaines régions du monde, notamment l’Afrique subsaharienne, certaines régions d’Asie ou même d’Amérique andine.

Mais je préfèrerais avoir votre éclairage sur ce sujet : comment faire que le thème de la souveraineté alimentaire soit peut-être davantage à la source de l’inspiration de ceux qui nous dirigent ? Si le mot « souveraineté » n’est peut-être pas bien choisi, il faudra en trouver un autre, lequel ?

Philippe Tillous-Borde
Pour qu’il y ait des stocks, il faut qu’il y ait des denrées. Le problème aujourd’hui est qu’il n’y a pas suffisamment de denrées. La demande est plus forte que la production. On a donc du mal à répondre à la demande, notamment asiatique. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas de stockage. On aurait pu stocker à certaines périodes. Dans les pays producteurs comme dans les pays utilisateurs, il devrait y avoir des politiques de stockage et des moyens financiers, d’investissement, qui devraient permettre de répondre à la nécessité de ces stockages. Je partage ce qu’a dit Sébastien Abis à propos des pays de la rive sud de la Méditerranée. La France, l’Union européenne pourraient avoir des politiques intelligentes de stockage entre rive nord et rive sud de la Méditerranée.

Sans vouloir caricaturer notre territoire comme étant un territoire d’exportation, je pense que c’est de bonne mesure que de pouvoir apporter les produits alimentaires des deux côtés de la Méditerranée. Mais c’est aussi de bonne politique que de les conduire à produire. Tout à l’heure on a parlé du plan « Maroc vert », une politique agricole qui semble être un peu plus incitative. J’en parle en tant qu’opérateur. Lesieur Cristal et Sanders sont présents au Maroc, pour produire sur place, et répondre au plan « Maroc vert », être agrégateur, développer en liaison avec le ministère et les moyens locaux la production d’olives et surtout la culture des féveroles, du tournesol et pourquoi pas du colza en rotation avec le blé dur. C’est ce que nous devons favoriser. Ce n’est pas le tout de stocker, ce n’est pas le tout d’exporter, il faut aussi apporter notre concours et nos moyens financiers pour investir.

Dans le G20, toutes les tentatives un peu audacieuses par rapport aux Anglo-saxons pour faire le tri entre les opérateurs d’opportunité et les opérateurs de marché, ont échoué. C’est faisable techniquement. Entre les opérateurs qui ont besoin d’un marché à terme pour s’arbitrer et ceux qui viennent uniquement pour prendre la marge financière à un moment donné, on peut, si on le veut, faire le tri. Mais c’est révolutionner les doctrines et les esprits ne sont pas encore mûrs, d’où les difficultés d’appréciation de ces sujets au niveau mondial.

Hervé Gaymard
Sur le G20, j’ai la même frustration et la même ambition que Jean-Pierre Chevènement mais je pense tout de même que le fait que ces questions soient mentionnées dans le communiqué final et qu’il y ait des orientations par rapport à l’absence de concernement agricole et alimentaire dans les précédents G20 est plutôt une bonne chose. Mais je reconnais qu’il n’y a rien d’opérationnel.

Je trouve le communiqué très timide sur le cycle de Doha, ce qui veut dire qu’il prend acte que, pour des raisons diverses, on va continuer à ne pas conclure, ce qui n’est d’ailleurs peut-être pas forcément une mauvaise chose, j’en suis d’accord avec vous.

En fait, on a failli conclure en 2008. Les Indiens s’y sont opposés pour des raisons agricoles. Entre temps le ministre indien a changé et son successeur était prêt à signer. Mais trois ou quatre mois avaient passé et, entre-temps, les États-Unis s’étaient ravisés et avaient décidé de ne pas signer (mais quand bien même auraient-ils signé, le Congrès n’aurait pas ratifié). Nous sommes, s’agissant de Doha, dans une période de blocage, même s’il y a une conférence ministérielle le mois prochain dont le principal ordre du jour sera sans doute l’admission de la Russie à l’OMC, ce qui va changer encore beaucoup de choses et fera l’objet de beaucoup d’autres discussions. Je pense que l’affaire Doha est durablement enlisée. N’oublions pas que le titre générique de Doha était « Le cycle du développement » et qu’on n’en a pas beaucoup parlé en réalité…

Un des problèmes des politiques agricoles au Nord, notamment en Europe, est la question de la justification des aides. Les systèmes modernes de politique agricole ont été inventés par le New Deal de Roosevelt. Les politiques agricoles modernes dans des économies de marché régulées, ce sont les années 30 aux États-Unis et les années 60 en Europe pour la Politique Agricole Commune. D’ailleurs les inventeurs administratifs et agronomiques de la PAC sont allés voir ce qui se passait aux États-Unis lors de « missions de productivité » dans les années 50.

Deux grands axes sont possibles : soutien par les prix ou soutien par les subventions directes.

La Politique Agricole Commune n’a jamais été universelle, contrairement à ce qu’on pense, mais pratiquait des politiques par produit : la viande rouge, le sucre, les céréales, le lait notamment. Mais les autres productions (viandes blanches, fruits et légumes etc.) ne bénéficiaient pas de soutien par les prix.

Le modèle américain avait fait le choix des subventions directes en cas de prix trop bas, ce qu’on appelait les paiements déficitaires (deficiency paiements).

Après des mutations successives de la PAC, les aides directes aux paysans sont découplées de la production. En effet, les règles de l’OMC mettent dans « l’enfer » (c’est-à-dire dans la boîte orange) les soutiens par les prix (certains pays continuent à les pratiquer tandis que l’Europe les a éradiqués). Je veux bien admettre que des soutiens par les prix mal équilibrés aient pu aboutir aux folies de la PAC de la fin des années 70 qui coûtaient très cher budgétairement et provoquaient des stocks épouvantables. Mais nous sommes maintenant dans une situation où quels que soient les prix du marché l’agriculteur touche le même soutien ! Il y a des années où il aurait besoin de toucher davantage pour maintenir son revenu et d’autres où l’aide est surnuméraire par rapport aux cours quand ils se sont envolés.

Dans les outils des politiques agricoles au Nord, cette question-là doit être revisitée car aujourd’hui les choses ne sont pas satisfaisantes. Autant sur ce qu’on appelle le deuxième pilier (les aides au développement rural), c’est désormais acquis et il faut que les choses se développent, autant sur ce qu’on appelle le premier pilier (l’aide aux producteurs), nous avons actuellement un système qui n’a pas beaucoup de justification et qu’il va falloir complètement repenser.

Lucien Bourgeois
Nous sommes en concurrence avec les Américains mais nous ne regardons pas ce qui se passe aux États-Unis. Depuis qu’on a institué le découplage en Europe, on croyait que les États-Unis l’avaient adopté. En fait ils ne l’ont gardé que deux ans. Ils ont instauré un système dit contracyclique qui accorde moins d’aides quand les prix sont hauts et plus d’aides quand les prix sont bas, ce qui paraît logique.
Avec nos « boîtes » de l’OMC, nous n’avons pas vu que se développait une autre forme d’aide dont Sébastien Abis a parlé : les subventions à la consommation. Pendant que nous montrons du doigt les Égyptiens ou les Tunisiens qui ont dû faire des aides à la consommation (on leur a signifié par FMI interposé que ce n’était pas bien), les États-Unis accordent de l’aide à quarante-cinq millions d’Américains, (15% des habitants de ce pays), distribuant des bons alimentaires pour payer moins cher la nourriture. Cela leur coûte cent milliards de dollars chaque année ! C’est beaucoup plus que la PAC.

Nous n’avons pas eu le débat que nous aurions dû avoir sur la logique d’une politique agricole et alimentaire intelligente qui aurait essayé de penser à la fois ce qui était fait pour l’alimentation et ce qui était fait pour l’agriculture en essayant de dépenser le moins possible pour soutenir le revenu des agriculteurs tout en soutenant le pouvoir d’achat des consommateurs pauvres. Nous n’avons pas eu ce débat à l’OMC pour des raisons de spécialisation par secteur. L’OMC doit en effet s’occuper des produits agricoles en tant que matières premières. Et on a fini par oublier que ces matières premières étaient utiles à l’alimentation. Aujourd’hui, on dépense pour l’agriculture, on dépense pour subventionner la fabrication d’éthanol et on dépense pour aider les consommateurs, dans une stratégie complètement inflationniste de deniers publics.

Hervé Gaymard
Les subventions aux exportations ont été régulièrement dénoncées. Je suis d’accord avec cette dénonciation. Mais je vous narre une anecdote surprenante : à la négociation de Cancún, qui a d’ailleurs avorté, lors de la conférence ministérielle dans le cadre du cycle de Doha, en assemblée plénière, le ministre libanais, Marwan Hamadé, a déclaré : « Je représente un petit pays qui ne sera jamais auto-suffisant alimentaire, qui a toujours été importateur structurel ». Puis, en aparté, il m’a confié : « Nous avons vécu la famine de 1916-1917 voulue par les Ottomans qui avaient interdit aux grains de rentrer dans la montagne libanaise. Je suis favorable aux subventions à l’exportation en l’Europe car elles diminuent le prix de la nourriture que nous importons ».

Cette question de la subvention alimentaire interne et externe est beaucoup plus complexe qu’on ne le pense.

Sebastien Abis
Je voulais réagir sur trois points.

La cartographie de la faim se superpose à la cartographie du conflit et à celle de la pauvreté. Ce sont trois interdépendances mondiales, historiques, à venir. La situation de la Corne de l’Afrique le montre assez clairement. On sait que le problème de la faim aujourd’hui n’est pas un problème de quantité mais un problème de répartition de la production. Au lieu de se demander si on pourra nourrir le monde en 2050, il faut se poser la question : veut-on nourrir le monde aujourd’hui ? En effet, un milliard d’habitants souffrent de la faim.

Aujourd’hui 70% des exportations françaises de céréales sont destinées au marché méditerranéen. C’est déjà une réalité. Il est intéressant d’entendre la demande de nos partenaires au sud de la Méditerranée qui souhaitent plus de partenariat avec l’Europe, notamment dans le domaine céréalier. Aujourd’hui la céréale française est un peu plus chère que la céréale de la Mer Noire. Or sa qualité est encore appréciée et sa régularité dans la production est un gage d’avantages stratégiques considérables. La production de la Mer noire est extrêmement variable d’une saison sur l’autre, ce qui n’est pas le cas pour la France en particulier. Il y a là aussi des avantages gagnant-gagnant. Les Égyptiens achètent du blé russe mais aimeraient acheter du blé français aussi.

Il y a un retour de l’agriculture dans le paysage géostratégique. Certes, les mentions dans les communiqués du G20 sont insatisfaisantes. Il y a eu beaucoup de déclarations en 2008-2009 (sommet du G8 de L’Aquila, sommet de la FAO à Rome). The Economist, dont parlait M. Gaymard, avait une très bonne formule, en 2009, pour critiquer les promesses non suivies de concrétisation sur le terrain : « Si les mots pouvaient nourrir les hommes, il n’y aurait plus de faim sur terre ». Malheureusement on en est là. Si la communauté internationale se réveille sur l’importance des questions agricoles, elle ne concrétise pas sur le terrain. En témoignent certains propos tenus par Bill Gates dont la fondation a agi peut-être plus que bien des États pour le développement des agricultures.

On observe un regain d’intérêt pour la question agricole au niveau de la communauté internationale. Il me paraît très important qu’on soit aussi capable de réveiller les consciences de chaque individu, parce que l’agriculture, in fine, c’est d’abord le contenu de nos assiettes, donc notre quotidien. La question agricole ne doit pas seulement réveiller les décideurs et les investisseurs mais aussi les opinions publiques en général pour qu’elles comprennent que soutenir l’activité agricole c’est aussi accorder des aides à un secteur d’activité où on travaille sept jours sur sept et où les revenus, qui varient selon les mois et les saisons, sont incomparables avec ceux d’autres secteurs de l’activité économique.
Quand il y a un problème d’eau sur terre, c’est un problème agricole ; quand il y a un problème de santé et de nutrition, c’est un problème agricole ; quand il y a un problème de commerce et de développement, c’est un problème agricole. Les agences onusiennes font toutes de l’agriculture. À la Commission européenne, tous les directorats font de l’agriculture. Ce découpage, ce saucissonnage de l’agriculture doit cesser. Il faut nommer l’agriculture quand elle est concernée. Cela permettra peut-être aux opinions publiques de comprendre qu’elle est au cœur de notre quotidien.

Dans la salle
Une double question simple issue de votre introduction, M. Conesa et en fait d’analyse du programme mondial, le PAM (Programme alimentaire mondial).

Connaissez-vous l’origine des facteurs déclencheurs, à quelques temps, de la production agricole qui s’est transformée en production de bulles spéculatives sur des denrées élémentaires et non pas des denrées « de luxe » ? La spéculation sur le café et la vanille, ça date du XVIIIème siècle.

L’analyse du PAM fait état d’une douzaine de groupes multinationaux mondiaux dont la surface financière est de la taille d’un État d’une certaine ampleur, qui maîtrisent la totalité de la chaîne, des laboratoires, des semences, des immenses stocks possibles, des entreprises de transport maritime… et qui représenteraient, avec dix ou douze groupes pratiquement 25% à 30% des échanges mondiaux. Un exemple est donné par Cargill dont la surface financière est gigantesque. Pouvons-nous imaginer des réponses politiques et institutionnelles à la maîtrise ou à la diminution de l’emprise tentaculaire de ces groupes qui font la pluie et le beau temps dans la spéculation sur ces denrées de base ?

Dans la salle
Je ne suis pas spécialiste des questions agricoles. Néanmoins, en écoutant vos interventions, notamment celle de M. Gaymard avec son expérience des dérives – ou des limites – de la Politique Agricole Commune, je vois bien les difficultés de faire bouger cette Politique Agricole Commune. J’ai entendu aussi les problèmes posés sur la volatilité des prix, la question des biocarburants qui entretiennent partiellement cette volatilité des prix au niveau mondial. On a aussi cité les limites de l’OMC et le fait que les denrées agricoles sont considérées au sein de l’OMC et des négociations mondiales comme un bien comme un autre.

Nous parlons ce soir des politiques agricoles. Un moyen nécessaire pour retrouver des politiques agricoles efficaces ne serait-il pas de remettre de la politique là-dedans, donc de demander une exception agricole à l’OMC comme il y a eu une exception culturelle ? La France pourrait-elle porter cette demande d’exception agricole qui permettrait peut-être de sortir l’agriculture de ce chantage global à l’OMC ?

Philippe Tillous-Borde
Je suis tout à fait d’accord pour reconnaître qu’il y a un certain nombre d’entreprises extrêmement puissantes dans le monde. Il ne s’agit plus uniquement d’entreprises d’origine nord-américaine, comme ça a été le cas pendant longtemps. Il ne faut pas sous-estimer des entreprises beaucoup plus récentes (dix-quinze ans), d’origine asiatique, bénéficiant largement, pour certaines d’entre elles, de l’apport des fonds souverains de leurs États (Malaisie, Indonésie). Elles jouent un rôle-clé sur les marchés car elles savent mettre en marché – et même transformer – les denrées depuis l’agriculteur jusqu’au consommateur à l’autre bout du monde. Mais ce ne sont pas les plus entreprenantes sur les marchés à terme. Elles sont plutôt présentes comme intervenants de marché et non d’opportunité.

Par contre, les fonds financiers, qui n’existaient pas il y a vingt-cinq ans, sont aujourd’hui assez redoutables sur nos marchés, passant du marché du pétrole au CBOT (1) ou autres marchés (le marché de Chicago est dépassé par les Bourses asiatiques en termes de denrées). Aujourd’hui, ce sont ces fonds qui accélèrent, amplifient les fluctuations (à la hausse ou à la baisse) et créent une bonne partie de la volatilité. Cette volatilité est le résultat d’un déséquilibre offre-demande, des insuffisances de stock dans certaines parties du monde … et d’un peu de manipulation de l’information.

C’est dans cette nouvelle volatilité que nous vivons depuis une petite dizaine d’années. Ce sont ces nouveaux opérateurs qui nous causent des soucis.

Régis Hochart
La Politique Agricole Commune n’est pas faite que de financements, elle est faite aussi de règlements. C’est très important. Ce sont des éléments qui n’ont pas été rediscutés depuis très longtemps. Les réformes de 1992 et 2003 ont été des réformes soit budgétaires, soit d’adéquation à l’OMC.

Donc on ne s’est plus interrogé depuis bien longtemps sur le sens qu’on veut donner à l’agriculture, à l’alimentation et sur la politique adaptée. Ces questions doivent être reposées.

Vous évoquez les limites de l’OMC. Je crois qu’aujourd’hui il faut rediscuter les accords sur l’agriculture. Si on ne le fait pas, l’ensemble de la Politique Agricole Commune qu’on mettra en œuvre butera sur ces accords. Qui le fera ? Ce n’est pas le rôle de l’entreprise de faire une politique commune collective. Son rôle est avant tout de faire du profit.

Philippe Tillous-Borde nous disait qu’on ne peut pas faire de stock parce qu’il y a trop de demande. Mais on a développé politiquement un certain nombre de demandes…

Philippe Tillous-Borde
Il ne faut pas me faire dire ce que je n’ai pas dit. J’ai dit qu’aujourd’hui il y a une telle demande qu’on a des difficultés à stocker. Le stockage, dans ces conditions, aboutirait à faire monter les prix.

Régis Hochart
Je ne vois pas l’impossibilité qu’il y a à stocker. Je ne me permettrais pas de critiquer Sofiprotéol. En effet il est normal que les entreprises qui produisent des agro-carburants veuillent se développer. Le seul qui ait la réponse, c’est le politique. Il n’y a pas d’alternative à ça. On ne va pas demander à Sofiprotéol ou à toute entreprise qui fait de l’éthanol de blé ou de betterave de se suicider en diminuant sa production de 30% ! L’entreprise joue son rôle, le politique doit jouer le sien. La Politique Agricole Commune ne se réglera qu’avec des décisions politiques même si, comme l’a dit Hervé Gaymard, négocier n’est pas forcément facile. Il faut bien du politique là-dedans… Sinon, on ne parle pas de politique agricole !

Philippe Tillous-Borde
Je ne peux pas admettre que l’entreprise, telle que je l’ai suscitée, développée, créée, ait comme seul rôle de faire des profits. Les profits sont nécessaires pour réinvestir, pour développer l’entreprise mais j’insiste sur le fait que ce n’est pas la recherche du profit qui a guidé notre stratégie depuis vingt-cinq ans. C’est en cela que notre modèle est original. Nous avons, à travers une stratégie d’engagement durable, mis en œuvre des politiques, des contractualisations, des réserves de financement pour développer de l’innovation sur le long terme. Ce n’est pas la stratégie de toutes les entreprises en Bourse ou familiales, qui ont effectivement comme intérêt majeur de faire des profits. Il peut y avoir de l’intérêt général dans une stratégie d’entreprise, surtout lorsqu’elle est au service des débouchés de l’agriculture comme la nôtre. Je ne peux pas laisser dire que nous avons la même stratégie qu’un Cargill, que Louis Dreyfus ou autres.

Lucien Bourgeois
Je me garderai de conclure une soirée où beaucoup de choses ont été dites. Un débat s’ouvre, des idées ont été lancées.

Ce qui m’avait séduit dans la question posée par Pierre Conesa, c’était le mot « stratégique » appliqué à l’agriculture. Tous les orateurs ont démontré que parler d’agriculture n’est ni passéiste ni conservateur. En outre ils ont permis la réhabilitation du mot « Economie politique ». Si, cette réflexion sur l’agriculture entraînait une réflexion sur une nouvelle conception de l’économie, je n’y verrais pour ma part que des avantages.

On a rétabli l’intérêt politique de l’agriculture en y remettant le mot « alimentation » comme objectif principal des questions agricoles. On a vécu longtemps en traitant séparément chaque problème. On a démontré ce soir que la politique agricole ne concerne pas que les agriculteurs. Elle concerne aussi l’emploi rural, l’alimentation, le développement économique des pays etc. Cette méthode consistant à séparer les problèmes (« en tuyaux d’orgue », comme le disait M. Gaymard) rendait impossible toute solution.

On a rappelé que la vraie légitimité de l’agriculture est l’alimentation. Sinon, il n’y aurait pas plus de raison de se préoccuper davantage du revenu des agriculteurs que de celui des cordonniers ! La grande différence entre les chaussures et le secteur agricole c’est qu’on peut retarder l’achat d’une paire de chaussures mais on est obligé de manger chaque jour. Notre santé et notre survie en dépendent.

Régis Hochart et Sébastien Abis ont introduit dans ce débat l’idée de l’emploi. Aujourd’hui, 40% de la population de la planète n’a pas d’autre solution, pour ne pas mourir de faim, que de gratter la terre. Ce sont donc 40% des humains dont la survie dépend, comme producteurs et comme consommateurs, du secteur agricole. L’emploi est une question extrêmement importante, en particulier en Europe. Comme l’a dit Régis Hochart : douze millions d’actifs agricoles, ce n’est pas négligeable. Un million d’emplois agricoles ont encore disparu en Europe ces dix dernières années. C’est très grave à un moment où la zone euro dépasse 10% de chômage. Que penser d’une politique qui se contente d’accompagner la restructuration, c’est-à-dire la perte d’emplois ?

Sébastien Abis nous a fait prendre conscience que, même dans les pays qui connaissent une forte urbanisation, la population rurale augmente en valeur absolue. En Algérie, au Maroc, en Égypte, la population rurale croît en valeur absolue et même la part relative qu’elle représente est en baisse. L’emploi est une question absolument stratégique.

M. Tillous-Borde nous a démontré qu’une entreprise comme Sofiprotéol s’intéresse aujourd’hui à la politique plus que pas mal de politiques. Il a montré la nécessité, pour réussir dans son secteur, d’avoir l’esprit de filière, d’intéresser les producteurs comme les consommateurs. Ceci rejoint l’idée qu’on ne résout pas les problèmes de façon séparée. Si on essaie de tirer le maximum de profit d’un segment de la filière, c’est tout le reste de la filière qui en pâtit. Une vision globale est indispensable. Aux producteurs et aux consommateurs il veut aussi associer les pouvoirs publics. Ce n’est pas faire le panégyrique de Sofiprotéol et des oléoprotéagineux en France que de dire que même dans un secteur qui a un souci de rentabilité, on se préoccupe à la fois du revenu des producteurs et de la satisfaction des consommateurs. C’est peut-être le meilleur moyen pour que tous les agents de la filière y trouvent leur compte et pour que la rentabilité des investissements soit assurée.

Je terminerai par un mot sur notre triste Europe. Faute d’idées pour la renouveler, nous assistons à une faillite de la Politique Agricole Commune qui était à la naissance de l’idée européenne.

Mais il y a une attente des citoyens, des producteurs, une attente de l’autre côté de la Méditerranée aussi, et une attente des opérateurs qui demandent qu’un cap, un objectif, leur soit fixé.

C’est la démonstration d’un retour en grâce du politique en tant qu’agent de décision, pour retrouver des marges de manœuvre. Le secteur agricole pourrait y contribuer. Je l’espère en tout cas.

Merci.

Pierre Conesa
Je remercie tous les intervenants de leur précieux apport à notre réflexion.

———-
(1) Chicago Board of Trade (CBOT) est un marché dérivé où se négocient des options et des contrats à terme sur produits agricoles et instruments financiers.

———
Le cahier imprimé du colloque « La dimension stratégique de l’agriculture » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.