L’espace méditerranéen dans la réflexion sur la géostratégie des questions agricoles

Intervention de Sébastien Abis, Administrateur au Centre international des hautes études en agronomie méditerranéenne (CIHEAM), au colloque « La dimension stratégique de l’agriculture » du lundi 7 novembre 2011

Permettez-moi, avant de commencer, de remercier l’équipe de la Fondation Res Publica et Monsieur Jean-Pierre Chevènement pour leur invitation et pour avoir pris le soin d’inclure l’espace méditerranéen dans cette réflexion sur la géostratégie des questions agricoles. Ces deux champs thématiques sont tout à fait interdépendants et méritent d’être croisés bien plus qu’on l’a fait ces dernières années, à la fois parce que c’est la plus vieille histoire du monde et parce que l’histoire agricole a un bel avenir devant soi.

Vous me permettrez, compte tenu du temps disponible, d’être schématique et réducteur dans mes propos. Il y a beaucoup à dire sur l’agriculture et la géopolitique. Il y a beaucoup à dire sur l’espace méditerranéen qui est bien plus diversifié qu’unifié.

Je souhaiterais vous livrer trois messages :
D’abord constater que l’agriculture méditerranéenne est placée depuis très longtemps sous un régime de contraintes.
Ensuite vous rappeler, dans l’actualité politique chaude de cette région, qu’il y a des racines alimentaires et rurales dans les révoltes arabes.
Enfin esquisser quelques pistes pour l’action à court et moyen termes.

I. Dans les constats et les grandes réalités agricoles et alimentaires du bassin méditerranéen, impossible de tout lister. Je me concentrerai sur trois volets :

La démographie est la première des variables à considérer quand on parle d’agriculture.

La population des pays arabes méditerranéens, du Maroc à la Syrie, a doublé entre 1980 et 2010, passant d’environ cent millions à deux cents millions d’habitants. Cette population, fortement littoralisée, s’urbanise. Ses comportements alimentaires évoluent. Les modes de consommation vont vers des standards occidentaux. Mais cette population qui s’urbanise est encore largement rurale (30% à 40% dans ces pays, 50%, voire plus, dans le cas de l’Égypte).

Numériquement, la population rurale dans ces pays n’a jamais été aussi importante. On n’observe pas de scénario à l’européenne, pas de dépeuplement des campagnes au sud de la Méditerranée : quatre-vingt-dix millions de ruraux aujourd’hui là où ils étaient soixante millions il y a trente ans !

Ces ruraux sont avant tout des actifs agricoles. À l’échelle des sept pays arabes méditerranéens, un actif sur cinq est un actif agricole. C’est une réalité importante. Dans ce chiffre d’ailleurs, ne sont pas pris en compte les emplois informels non déclarés en agriculture, notamment le travail des femmes, très important dans ces pays, ni les emplois dans le secteur de la pêche, autre activité importante dans cette région. Dans les espaces ruraux, 80% des actifs opèrent dans le secteur agricole. On les appelle paysans mais ils sont mal nommés parce qu’il s’agit essentiellement de ruraux pauvres qui n’ont accès ni au marché urbain ni au marché international.

C’est tout le problème de cet espace méditerranéen qui illustre un phénomène mondial : le contraste entre une minorité de grandes exploitations capitalistiques, mécanisées, parées à la libéralisation des échanges et une majorité d’individus dans l’autoconsommation, dans de micro-exploitations, qui pratiquent une agriculture de survie, dédiée à l’alimentation de la cellule familiale ou du village.
Cette dualité agricole a tendance aussi en Méditerranée à se renforcer.

Les dimensions écologique et environnementale sont ici vitales

Quand on parle de la Méditerranée et de l’agriculture, on doit d’abord parler de l’eau. Dans cette région, 80% de l’eau est dédiée à l’activité agricole. Or c’est la région du monde la plus pauvre en eau. Aujourd’hui cette région du monde doit produire plus (il y a plus de bouches à nourrir) avec de moins en moins de ressources hydriques disponibles.

À cela s’ajoutent des réserves foncières extrêmement minces. 90% des sols sont déjà exploités et il y a très peu de terres arables encore disponibles, d’autant que l’urbanisation a tendance à grignoter les quelques terres arables qu’il reste.

Cette faiblesse des dotations à la fois hydriques et foncières, que la désertification tend à amplifier ces dernières années, explique aussi pourquoi les pays arabes sont extrêmement participatifs dans la course mondiale aux terres agricoles, notamment les pays du Golfe et l’Égypte, pour laquelle cette question a une dimension géopolitique. Une révision progressive des accords de partage des eaux du Nil est en cours. Or le Nil est indispensable pour la survie et le développement politique et agricole de l’Égypte (1).

Au manque d’eau et de terres, s’ajoute évidemment l’impact du changement climatique. Ce thème dont on a beaucoup parlé il y a deux ou trois ans est moins présent sur le radar médiatique, éclipsé par la crise économique. Mais le changement climatique est à l’œuvre, tout particulièrement en Méditerranée, l’une des régions du monde les plus impactées selon les travaux du GIEC. La production agricole pourrait baisser lors des prochaines années dans ces pays où les rendements stagnent déjà depuis une dizaine d’années. Ceci explique pourquoi ces pays sont extrêmement attentifs à l’innovation technologique. Comment leur reprocher de regarder avec grande attention le développement des OGM quand leurs contraintes naturelles vont structurellement s’amplifier ? La dimension environnementale, la contrainte écologique, s’illustre dans les événements actuels en Syrie : la sécheresse historique qui a frappé ce pays depuis quatre ans a obligé une grande partie de la population rurale agricole à migrer à l’intérieur d’un territoire dont on connaît la fragmentation à la fois communautaire et sociale.

Troisième constat : le commerce méditerranéen est totalement mondialisé. Si la Méditerranée n’est plus le cœur économique du monde, le monde entier est en Méditerranée, notamment sur le terrain agroalimentaire, parce que les importations agricoles de ces pays structurellement déficitaires depuis une trentaine d’années explosent. La facture alimentaire des sept pays arabes méditerranéens a atteint quarante milliards de dollars en 2010, soit trois fois plus qu’en1990, une augmentation de 230% pour une croissance démographique de 30% sur ces vingt dernières années. Le monde entier nourrit la Méditerranée. 70% des achats alimentaires des pays arabes méditerranéens viennent de pays extrarégionaux (hors Europe et pays méditerranéens). Certains pays sont historiquement présents dans la région. C’est le cas des États-Unis. Mais on observe depuis quelques années une percée impressionnante des pays de la Mer Noire, notamment pour les céréales. La Russie, l’Ukraine se sont invités comme des partenaires commerciaux déterminants tout comme le Brésil qui a habilement joué ces dernières années de sa capacité agroalimentaire pour influer sur la scène géopolitique internationale. Le Brésil a compris que le monde arabe était déficitaire sur le plan de sa couverture alimentaire et qu’il y avait des parts de marché à gagner. Il a multiplié par six ses exportations depuis dix ans.

II. Le deuxième message que je souhaite vous livrer colle davantage à l’actualité chaude de l’année 2011. Il serait excessif de qualifier d’émeutes de la faim ce qui a été observé de la Tunisie à l’Égypte en passant par d’autres pays du pourtour méditerranéen. Néanmoins il faut bien comprendre que les fragilités alimentaires et les fragilités territoriales ont été des catalyseurs de la révolte.

Fragilité alimentaire et exposition aux marchés internationaux

Les prix alimentaires ont atteint des pics en 2006 et 2008 puis lors de l’hiver 2010-2011. 2008 a vu des émeutes sociales à caractère alimentaire dans certains pays méditerranéens, en Égypte mais aussi au Maroc. L’embargo décrété en été 2010 par la Russie sur ses exports de céréales (les céréales russes constituent 60% de l’achat céréalier des égyptiens) a entraîné la panique des autorités publiques et des répercussions assez rapides sur les marchés nationaux de ces pays où 30% à 40% des dépenses mensuelles des ménages sont consacrées à des achats alimentaires. Quand le prix du blé double sur le marché international, les conséquences sont immédiates et très lourdes pour les populations de ces pays fortement acheteurs. Dans cette région du monde, le pain est le baromètre sociopolitique à observer. Je rappelle que les turbulences de 1977 en Égypte et de 1984 en Tunisie avaient des racines dans la fragilité des approvisionnements céréaliers. L’Afrique du nord et le Moyen-Orient, un ensemble régional souvent présenté dans les rapports internationaux, représentent 6% de la population du globe et 30% des importations mondiales de blé chaque année en moyenne depuis dix ans. Leur dépendance envers les marchés internationaux est très forte et chaque épisode inflationniste est une source de préoccupation politique. De plus, dans cette région, la consommation moyenne de blé par les ménages est bien plus forte que dans le reste du monde et continue à augmenter fortement : tandis que la consommation de blé dans le monde a augmenté de 10% ces cinq dernières années, elle a augmenté de 25% dans les pays de l’Afrique du nord.

Ces pays ont donc recours à des mécanismes de transfert, des subventions sur les prix alimentaires. 70% de la population égyptienne bénéficie du fameux pain « baladi », pain subventionné qui pèse très lourd dans l’exercice budgétaire des autorités publiques. En 2011, le Maroc ayant observé les turbulences sociopolitiques à l’œuvre en Tunisie et en Égypte a décidé de tripler l’enveloppe budgétaire de sa caisse de compensation qui permet de soutenir le prix des denrées de base. Cette décision devrait porter la dépense pour les subventions alimentaires à huit cents millions de dollars en 2011.

De même qu’au niveau mondial le couple faim-pauvreté est interdépendant, on observe en Méditerranée l’interdépendance du couple pain-liberté. Pour anecdote, sur la Place Tahrir au Caire, lors des sit-in des mois de janvier et février, des matchs de foot entre jeunes opposaient l’équipe de la liberté contre l’équipe du pain.

Une très grande frustration territoriale

Cette frustration territoriale s’exprime très bien dans le scénario tunisien. Ces dernières années, sous l’ancien régime tunisien, les investissemens étaient pour la plupart concentrés sur le littoral urbain complètement mondialisé, branché sur les échanges internationaux et sur la modernité. On en avait presque oublié l’existence de territoires ruraux qui étaient progressivement enfermés, spatialement et temporellement, relégués au XXème siècle et dont on négligeait les aspirations à plus de développement, plus de moyens d’accès économiques. Dans le scénario tunisien, l’hiver 2010-2011, la révolte est partie non seulement de Sidi Bouzid mais aussi de Gafsa, du bassin minier intérieur, parce que ces régions intérieures souffraient d’un mal-développement. La révolte tunisienne est partie des territoires ruraux intérieurs pour gagner progressivement le littoral mondialisé et Tunis, la capitale. C’est en gagnant ce littoral mondialisé que la révolte partie de Sidi Bouzid, de Kasserine, est devenue révolution…

Cette fracture territoriale est la plus grande fracture qui, aujourd’hui, coupe le monde en deux. La fracture Nord-Sud a fait place à la fracture entre villes littorales mondialisées et espaces ruraux intérieurs. C’est ce qui explique la très grande attention portée par la Chine aux révoltes arabes. La Chine, on le comprend, est particulièrement attentive à cette fracture entre zones littorales mondialisées et zones intérieures marginalisées.

III. Face à ce tableau pessimiste, inquiétant, il faut être à la fois pragmatique, modeste et déterminé dans l’ambition sur l’action à proposer à moyen et à long terme.

D’abord, l’ensemble des pays méditerranéens doivent relancer leur propre politique agricole, leur propre politique alimentaire, leur propre politique dans les mondes ruraux.

On ne peut pas laisser ces agricultures, ces populations à l’abandon dans un marché international dont on voit aujourd’hui toutes les limites, avec une doxa libérale qui a tendance à se gripper quelque peu.

Nous observons des tentatives de réponses. Le Maroc, en 2008, a mis en place un plan ambitieux intitulé « Maroc vert » pour relancer son agriculture. La Tunisie nouvelle semble avoir pris en compte la dimension stratégique d’une croissance plus inclusive sur l’ensemble des territoires. Elle a donc décidé de réinvestir ses territoires ruraux.

Ces réponses doivent tenir compte du vieillissement des populations agricoles. Je crois savoir que 7% des agriculteurs européens ont moins de trente-cinq ans ; ce phénomène de vieillissement démographique de la population agricole se retrouve en Méditerranée. Il y a des emplois à fournir dans l’agriculture et dans les mondes ruraux de ces pays. C’est d’autant plus important qu’il faudra créer quinze millions d’emplois au sud de la Méditerranée d’ici 2020 pour stabiliser les taux de chômage.

Il faut créer de l’emploi, il faut créer de l’activité sur l’ensemble des territoires. C’est le défi d’une croissance plus inclusive à relever.

Compte tenu de l’ensemble des contraintes existantes, il faut penser la coopération multilatérale.
Il faut d’abord rehausser le niveau politique de l’agriculture, de l’alimentation et de ces questions rurales dans l’agenda de la coopération euro-méditerranéenne. Il n’est pas possible de continuer comme on le fait depuis une quinzaine d’années (avec le processus de Barcelone ou, plus récemment, avec l’Union pour la Méditerranée) de reléguer dans un arrière-plan, dans une seconde zone, ces questions de l’agenda de coopération.

Cela signifie que, dans le commerce qu’on est en train de libéraliser avec ces pays, il faut aller vers plus d’ouverture équilibrée, avec des asymétries temporelles peut-être.

Dans ce commerce euro-méditerranéen à construire, veillons à ne pas tromper nos partenaires du Sud. En effet, l’Europe est en train de mettre en place un redoutable bouclier sanitaire, imposant des normes de plus en plus drastiques aux produits circulant dans son espace. Cela nécessite d’accompagner les politiques mises en œuvre par ces pays méditerranéens qui, pour commercer avec l’Europe, cherchent à mettre en place des agences de sécurité alimentaire, des agences de certification. C’est un moyen très concret de coopérer avec ces pays. On l’a fait avec les PECO. On peut le faire avec les pays méditerranéens.

Si la Méditerranée n’est pas compétitive sur la quantité des productions, elle est compétitive à l’échelle mondiale grâce à la qualité de ses produits. Il faut penser une dimension circum-méditerranéenne parce que les produits méditerranéens typiques de qualité sont communs à la rive nord et à la rive sud de la Méditerranée, à condition de penser système, à condition de penser ensemble une valorisation de ces produits. Je rappelle que la diète méditerranéenne a été reconnue comme modèle de santé par l’OMS il y a une quinzaine d’années et comme patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO l’an dernier et qu’elle est porteuse de dynamique de coopération multidimensionnelle dans la zone.

Je complète ce tableau des pistes à creuser avec le rôle des collectivités territoriales. Dans l’équation politique et sociale de ces pays, il convient d’encourager la décentralisation. C’est grâce à la confiance impulsée auprès des collectivités territoriales que le monde agricole, que le monde rural peuvent s’organiser.

Pour conclure, je voudrais attirer l’attention sur le fait que nous avons à œuvrer pour le réveil de l’Europe parce que l’Europe va mal et qu’il n’est pas concevable de penser l’avenir de l’Europe à reculons. Le réveil de l’Europe est un gage indispensable à la construction d’une politique euro-méditerranéenne. Nous n’aurons pas d’espace euro-méditerranéen intégré, développé sans Europe forte politiquement et économiquement. Les deux ambitions sont liées.

Nous avons un vrai devoir de coopération avec cette zone, pour y injecter du développement et de la solidarité mais aussi pour éviter le scénario du pire parce que cette Méditerranée est extrêmement turbulente. Une Méditerranée qui tousserait régulièrement pourrait enrhumer durablement le continent européen.

Le monde a changé, la Méditerranée aussi. La montée des émergents y est très palpable, y compris sur le terrain agro-alimentaire. Il ne faut pas regarder ces évolutions avec méfiance et inquiétude. Ce n’est pas la fin du monde, c’est la fin d’un monde. Il faut s’y adapter. La France a un message à apporter : sur les problèmes d’insécurité alimentaire, de développement agricole, de développement des territoires intérieurs, nous avons des solutions à apporter avec des réponses communes entre Européens et Méditerranée.
Tout est question de volonté politique, donc de volonté humaine. J’aime à rappeler que Jean Monnet n’était pas optimiste mais tout simplement déterminé quand il essayait de construire la Communauté européenne.

Je terminerai donc par ce proverbe tunisien : « La différence entre un jardin et un désert, ce n’est pas l’eau, c’est l’homme ».
Je vous remercie.

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(1) L’Égypte conteste un traité signé par l’Ouganda, le Rwanda, la Tanzanie, l’Ethiopie, le Kenya et le Burundi afin de permettre de développer des projets d’irrigation et des barrages hydroélectriques sans être tenus d’obtenir l’accord préalable du Caire. Ce nouveau traité remet en cause un traité remontant à 1929 (révisé en 1959), entre l’Égypte et le Royaume-Uni, alors puissance coloniale, et qui accorde près de 87% du débit du fleuve à l’Égypte et au Soudan.

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Le cahier imprimé du colloque « La dimension stratégique de l’agriculture » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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