Par Kevin Limonier, chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII), enseignant en géopolitique (Université russe d’Etat en sciences humaines – RGGU, Moscou), et Baptiste Petitjean, directeur de la Fondation Res Publica. Quel rôle la France peut-elle jouer dans l’effort de modernisation et de diversification de l’économie russe ? Dans le cadre d’un partenariat stratégique, la France comme la Russie peuvent tirer profit d’une politique avisée d’investissement dans les secteurs et les régions bien ciblées.
Situation générale de l’industrie russe.
Lorsque l’Union Soviétique s’écroula en 1991, nous découvrions que le pays qui avait le premier envoyé un homme dans l’espace était pratiquement dépourvu d’ordinateurs, de photocopieurs et de toutes sortes d’objets du quotidien. Vingt ans plus tard, la Russie contemporaine ne s’est pas totalement remise des effets dévastateurs d’une économie soviétique qui avait tout misé sur le secteur militaro-industriel, et où la production des biens de consommation avait été largement négligée.
Dans les secteurs où l’URSS était pourtant à la pointe, le manque de compétitivité d’industries et d’instituts de recherches qui furent subitement privés de leurs financements publics, mena de nombreux combinats à la faillite et à la perte de savoir-faire (notamment dans la construction navale), alors que la Russie fut contrainte d’importer tous ces biens de consommations que lui offrait désormais le capitalisme. Certains secteurs, comme l’aérospatial ou l’aéronautique s’en sortirent mieux que d’autres dans la mesure où l’excellence reconnue des industries soviétiques dans ces domaines leurs permettaient d’attirer des investissements étrangers sur des marchés oligopolistiques.
Il en résulte aujourd’hui, malgré des politiques de relance fortement dirigées par l’Etat et financées par la rente énergétique [1], que le secteur industriel russe demeure marqué par de profondes inégalités de développement. L’arrivée des nouvelles technologies a par exemple pu profiter à certains dispositifs datant de l’époque soviétique engagés dans leur reconversion. C’est par exemple le cas des nanotechnologies, aujourd’hui considérées par beaucoup d’acteurs institutionnels et économiques comme des voies d’avenir issues des recherches nucléaires menées en URSS. Au contraire, d’autres secteurs comme l’agroalimentaire souffrent encore de handicaps hérités de l’époque soviétique.
Si l’industrie russe est marquée par de grandes inégalités selon les secteurs d’activités, elle l’est également d’un point de vue géographique. A l’époque soviétique, la planification centralisée de l’économie et le contrôle du déplacement des populations avaient permis dès la fin des années cinquante de créer des dizaines de villes nouvelles « fonctionnelles », dans la mesure où elles étaient construites autour de quelques centres de production. Ces villes étaient à l’époque pensées sur le modèle de la cité ouvrière socialiste des années trente, où l’activité professionnelle se trouvait au centre de la vie sociale, culturelle des ouvriers qui résidaient souvent dans des habitations appartenant à leur usine. De même, la géographie industrielle de l’URSS répondait à une logique similaire de planification : le bassin industriel entourant Moscou était ainsi spécialisé dans les hautes technologies, le textile et la production de matériels agricoles. La région de l’Oural était dédiée à la recherche nucléaire, le bassin du Volga était spécialisé dans l’industrie lourde (acier), la production de voitures etc.
A la chute de l’URSS, la fin du contrôle sur les déplacements conjuguée à une profonde crise économique induisirent une grande vague de migrations. Dans de nombreuses villes fonctionnelles ayant vu leur industrie faire faillite ou réduire considérablement ses effectifs, les habitants étaient contraints de partir dans les grandes villes (Moscou en particulier) ou à l’étranger pour les spécialistes (fuite des cerveaux).
Aujourd’hui, la situation géographique du développement industriel est toujours marquée par les inégalités tracées à l’époque de la crise des années quatre-vingt-dix : au développement fulgurant de l’agglomération moscovite (qui passe de 6 millions d’habitants en 1991 à 18 millions aujourd’hui), on peut par exemple opposer des périphéries sinistrées dans un paysage ponctué d’usines ou de kolkhozes à demi abandonnés. En 2012 le chômage était quasi inexistant à Moscou, où l’on ne dénombrait que 75 000 personnes sans emploi, alors que l’on gagnait en moyenne trois fois mieux sa vie dans la capitale russe qu’en province
La part de la production industrielle dans la richesse nationale est en effet largement surclassée par la production d’hydrocarbures alors que la carcasse territoriale de l’industrie russe connait de très fortes inégalités centre-périphérie qui nuisent au développement industriel des régions et à la relance d’anciens combinats soviétiques.
Dans un tel contexte, une question préjudicielle se pose si l’on s’intéresse aux relations franco-russes : que peut et que veut faire la France avec la Russie ? La Russie, première puissance énergétique mondiale, et premier fournisseur de gaz naturel, a par ailleurs entrepris la modernisation et la diversification de son économie et notamment de son industrie. Dans le cadre d’un « partenariat stratégique », la France doit prendre pleinement sa part dans cet effort, sachant que la Russie constitue un relais de croissance indispensable. Les difficultés auxquelles fait face la Russie en matière de développement industriel doivent être prises en compte par les décideurs économiques et institutionnels français. Notre pays dispose en effet d’atouts qui répondent aux grands défis auxquels la Russie est aujourd’hui confrontée.
De réelles potentialités d’investissements en Russie.
Du côté des stocks d’IDE [2], la France n’est actuellement pas en position de force en Russie: avec environ 10 milliards de dollars, la France est le 9ème investisseur étranger en Russie. Ces IDE concernent en particulier le secteur agroalimentaire, automobile, les transports et le secteur financier. A noter aussi l’excellente implantation de certains groupes comme le distributeur Auchan, premier employeur étranger en Russie. La coopération économique souffre malgré tout ici encore d’un déséquilibre bilatéral de un à dix. Toutefois, plusieurs événements récents laissent penser qu’une relation dynamique en matière d’investissements peut s’enclencher. Tout d’abord le rachat de 75% de GEFCO par RZD [3] à la fin de l’année 2012 pour un montant de 800 millions d’euros. Ensuite, rappelons que les cabinets d’architecture français Grumbach et Wilmotte ont été désignés vainqueurs du concours sur le développement du Grand Moscou [4]. Enfin, plusieurs grandes entreprises comme Alstom ou EADS n’ont pas tardé à se positionner dans le cadre du grand projet d’innovation « Skolkovo » (aussi connu sous le nom de Silicon Valley russe) [5].
Le commerce franco-russe trop faible.
Le graphique ci-dessous montre que les échanges commerciaux franco-russes, même s’ils augmentent tendanciellement depuis dix ans, restent assez faibles. En 2011, ils atteignent seulement 21,3 milliards d’euros.
Dans le cadre d’un partenariat économique stratégique, la France a vocation à prendre part à la modernisation de l’appareil productif russe et à l’enrichissement des relations économiques bilatérales, tant du point de vue des échanges commerciaux que des investissements. Les défis qui se présentent aujourd’hui à la Russie en termes de diversification d’une économie trop dépendante des hydrocarbures et trop concentrée dans quelques grands centres offrent des opportunités réelles aux investisseurs français. Ceux-ci doivent « aller en région » et accompagner par leurs investissements le renouveau d’un paysage industriel dévasté par la chute de l’Union Soviétique. La diversité de l’offre économique française tout comme l’image très positive dont jouissent nos produits en Russie sont un atout majeur qu’il s’agit de pérenniser en s’ouvrant aux régions et aux classes moyennes qui y émergent lentement. Mais pour cela, les investisseurs français doivent avoir des marchés régionaux russes une connaissance qu’il est souvent difficile d’acquérir : opacité des réseaux de pouvoir et de décision, complexité juridique et administrative ou encore méconnaissance du territoire d’investissement sont des obstacles qui ne pourront être levés que grâce à une coopération accrue entre les investisseurs, l’Etat et les spécialistes qui connaissent effectivement ces régions.
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[1] Notons à cet égard l’exemple des consortiums d’Etat tels qu’OAK ou OSK, respectivement dédiés à la relance de la construction aéronautique et navale. Dès 2007, la stratégie du gouvernement russe a été de regrouper les acteurs privés de différents secteurs hérités de l’époque soviétique au sein de vastes consortiums dirigés par l’Etat. L’objectif recherché est alors la redynamisation d’héritages, notamment par le biais de la rente énergétique (le consortium de construction navale OAK entend ainsi se positionner comme leader mondial de la construction de méthanier et de plates-formes de forage, avec comme principal client une autre compagnie proche du pouvoir, Gazprom.
[2] Investissements directs à l’étranger
[3] La compagnie de chemin de fer russe
[4] En association avec les Américains de Urban Design Associates
[5] Le centre de recherche et développement Skolkovo est un parc technologique en construction dans la ville de Skolkovo qui est située au sud de Moscou.
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