Mondialisation, régionalisation, Etat-nation : le triple héritage de 1914-1918
Intervention de M. Georges-Henri Soutou, professeur émérite à l’Université de Paris IV, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, spécialiste de l’histoire des Relations Internationales et en particulier de la Grande Guerre et de la Guerre Froide, à la table-ronde « L’Europe sortie de l’histoire ? Réponses » du lundi 20 janvier 2014.
Je vais essayer de ne pas vous parler trop longuement de la Guerre de 1914 parce que je pourrais développer toute la soirée ce sujet qui est l’une de mes spécialités.
Je voudrais quand même rappeler qu’elle a un côté paradoxal (déjà évoqué). Dans un merveilleux petit livre « L’Europe est derrière nous » [1], rédigé au début des années 50 (on discutait alors de la CED), le grand historien Contamine démontrait que l’Europe était beaucoup plus unie en 1914 qu’alors.
Je vous livre un exemple qui faisait rire mes étudiants : en 1914 il n’y a pas d’armée allemande mais une armée prussienne, des contingents bavarois… rassemblés sous le commandement de Sa Majesté l’empereur allemand. La partie prussienne entonne la marche nationale prussienne Heil dir im Siegerkranz [2] mais s’arrête tout aussitôt… parce que c’est l’air du God Save the King ! On a donc l’idée de passer à un chant déjà très connu en Allemagne vers 1840, Deutschland über alles. Autre problème… c’est la même musique que l’hymne impérial autrichien « Gott erhalte, Gott beschütze/ unsern Kaiser, unser Land … » (« Dieu conserve, Dieu protège/ notre Empereur, notre pays… ») ! Spontanément, le peuple qui va se battre chante alors la Wacht am Rhein (la Garde au Rhin). C’est de cet air que résonnent les trains qui partent enthousiastes de toutes les garnisons vers l’ouest. C’est assez paradoxal parce que la guerre est en fait menée contre la Russie. La France n’est que le premier hors-d’œuvre indispensable pour pouvoir ensuite se retourner contre la Russie. C’est la Russie que l’on redoute et on chante la Wacht am Rhein. Tout ceci dessine une Europe assez particulière !
Plus sérieusement, c’est une Europe parfaitement symétrique, non du point de vue de la démocratie, bien entendu, mais du point de vue de l’organisation du système de décision stratégico-politique. Il n’y a pas de démocratie – même pas vraiment en Grande-Bretagne – au niveau de la politique extérieure. Les décisions sont prises par les cabinets européens de la même façon, selon les mêmes critères, les états-majors établissent leurs plans de guerres selon les mêmes méthodes, avec les mêmes préoccupations de mobilisation, de transport, de rapidité, ce qui fait que le système est « entré en résonance » (diraient les physiciens). C’est une des explications de la Guerre de 1914.
Je reviens au cœur du livre, ce panorama extraordinaire sur un siècle.
Parmi les nombreux résultats qu’a produits, de ce point de vue, la Guerre de 14-18, trois se retrouvent, me semble-t-il, tout au long de l’ouvrage, dans les exposés des deux orateurs précédents et dans votre introduction, Monsieur le ministre.
I. La Première guerre mondiale a introduit une nouvelle vague de mondialisation
Elle a ajouté à la phase commencée en 1860, que vous avez rappelée, toute une série d’éléments nouveaux puisqu’elle comporte un début d’internationalisation des valeurs et du droit. La Guerre de 1914 est la première guerre pendant laquelle on tient une comptabilité exacte des crimes de guerre, qualifiés comme tels. Jusque-là, brûler un village, violer les femmes… c’était la guerre ! Et aucun procès ne venait sanctionner ces exactions. Lors de la Première Guerre mondiale on tient des comptes très exacts. Et une clause du Traité de Versailles (qui d’ailleurs a été la première à ne pas être exécutée) prévoit la remise aux Alliés, pour être jugés par eux, de l’Empereur et de huit cents hauts chefs militaires ou civils afin qu’ils rendent compte des crimes de guerre imputés à l’Allemagne. C’est le point de départ, encore ténu, de la judiciarisation de la vie internationale. Nuremberg n’était pas une nouveauté mais une nouvelle étape dans ce système dont les tribunaux internationaux actuels sont la suite.
De la Première Guerre mondiale naquit l’idée d’une organisation à vocation mondiale. Ce sera la Société des Nations. Jusque-là on avait des systèmes diplomatiques très élaborés (on appelait ça le « concert européen ») mais ils étaient purement nationaux. On s’accordait pour discuter ensemble mais il n’y avait pas d’organisme international.
Autre remarque : on a dit que la mondialisation fut financière et économique mais j’attire votre attention sur le fait que, sur le plan commercial par exemple, il y a plusieurs façons de concevoir la mondialisation. Le point trois des quatorze points du Président Wilson qui ont inspiré largement la paix en 1919 prohibe toute discrimination commerciale mais il ne dit absolument pas qu’il faut supprimer les droits de douane. Simplement, la « clause de la nation la plus favorisée », qui doit être généralisée, veut qu’un pays impose les mêmes droits de douane à tous ses partenaires. Ce n’est pas du tout la même chose d’éviter de discriminer tel pays par rapport à tel autre en matière commerciale que de décider – ce qui est la politique de l’OMC – de réduire toujours plus les droits de douane. Ce sont deux visions mondialistes mais différentes à bien des égards.
C’est le premier grand massif qui, restant très actuel, ne peut être balayé du revers de la main.
II. C’est, a contrario, le moment où apparaît l’idée de ce qu’on appellera plus tard une Europe organisée, ce que l’on appelle souvent désormais la « régionalisation », par opposition à la mondialisation. (Vous citiez Nietzsche [3], il n’y a pas de suspicion sur ce que vous dites mais les historiens adorent la contradiction). Déjà du temps de Bismarck elle avait commencé à apparaître en réaction à la mondialisation. Renvoyé par l’empereur Guillaume II en 1890, celui-ci avait eu encore le temps de préparer une conférence internationale du travail qui se tint à Berne en 1891 sur un sujet extrêmement précis : comment les pays européens devaient-ils s’arranger pour que leur système de protection sociale (dont l’Allemagne avait donné l’exemple mais que d’autres allaient commencer à suivre) ne les défavorise pas dans la compétition internationale et en particulier par rapport aux États-Unis ? Cette problématique, présente dans votre livre, date en Europe de 1891.
Pendant la Guerre de 14 on voit apparaître des projets en réaction contre le libéralisme mondialisant anglo-saxon. Le projet de Mitteleuropa économique, qui comporte bien des arrière-pensées de toute nature, mais qui a aussi un cœur économique (l’union douanière de l’ensemble de l’Europe continentale), a également une portée politique, je dirais presque « morale » : empêcher que ce qu’on appelle aujourd’hui l’ultralibéralisme ne l’emporte. C’est parfaitement présent en Allemagne, parfaitement voulu, documenté par toute une littérature qui remonte d’ailleurs au XIXe siècle.
En France également, on l’a oublié, toute une politique économique veut lutter contre la mondialisation libérale ou en compenser les effets dangereux pour la France [il faut là choisir ses mots soigneusement] : Toute une série d’unions douanières autour de la France (avec la Belgique et l’Italie pour commencer), des accords économiques avec de nouveaux pays qui seront les successeurs de l’Autriche-Hongrie et une politique internationale des matières premières consistant à organiser les échanges de façon à ne pas les laisser à la seule loi du marché. C’est l’origine de la politique française des matières premières qu’on retrouvera par la suite avec Pierre Mendès France, sous la IVème République, que Valéry Giscard d’Estaing essayait encore de défendre au moment du fameux « trilogue » [4] et qui, à mon avis, n’a vraiment disparu du programme politique extérieur français qu’au début des années 1990. Comme historien j’en vois la naissance mais je n’ai pas le temps de la décrire ce soir.
Deuxième massif, donc, l’idée que l’Europe doit se construire si elle ne veut pas être victime d’une mondialisation qui serait anglo-saxonne et qu’elle ne contrôlerait pas à son profit. Il s’agit bien sûr de questions d’intérêts.
III. La Guerre de 14 et les traités de paix de 1919-1920 consacrent le modèle de l’État-nation sur une base civique et non pas ethnique. C’est un point absolument essentiel.
La version de l’Europe centrale traditionnelle, c’étaient les droits collectifs, l’ethnie (chaque ethnie ayant des droits historiques), l’Autriche-Hongrie, etc.
La version imposée au Traité de Versailles est celle de l’État-nation où les individus ont des droits qui sont respectés, y compris les individus des minorités qui ne peuvent pas être victimes de discrimination. Ils sont protégés, y compris dans leurs croyances. Pendant la Conférence de la paix, toute une réflexion s’élabore sur la question des Juifs en Europe mais considérés à titre individuel et non pas à titre collectif.
Je sais bien que ce modèle d’État-nation, avec la perspective du référendum écossais et les problèmes de l’Espagne – auxquels je suis, pour des raisons familiales, très sensible – peut paraître être actuellement remis en cause. Mais prenons une vision mondiale. La première chose que fait un mouvement révolutionnaire de libération qui obtient la libération du territoire, c’est d’organiser un État avec un drapeau, un hymne national, des uniformes, une armée, une représentation à l’ONU … c’est-à-dire ce qu’on appelle en droit international un État-nation. Qu’on n’aille pas trop regarder comment cela se passe dans de lointaines brousses, c’est encore un autre problème.
Pour revenir à l’Europe, je me permets d’attirer l’attention sur un point intéressant. Un grand État-nation est – enfin – apparu en Europe en 1990 : la République fédérale d’Allemagne. Jusque-là, elle était toujours ou trop grande (avec des Alsaciens-Lorrains, des Polonais … et plus encore sous le IIIème Reich) ou divisée (deux États, une nation pendant la Guerre froide). Elle est aujourd’hui un État-nation européen normal (si j’ose encore employer le mot « normal »). C’est à mon avis un élément essentiel de l’histoire européenne. C’est un peu une ruse de la raison, d’une certaine façon, parce que d’autres remettent maintenant en cause le modèle de l’État-nation.
Cela a été dit, la nation reste ce qu’elle était pour le Général de Gaulle : la base réelle de la vie démocratique, telle que nous la concevons (je parle de démocratie libérale, bien entendu).
Ce sont des choses tout à fait fondamentales qui ne sont pas nées avec la Guerre de 14 mais qui se sont développées, consolidées, généralisées avec le processus entamé par la Guerre de 14.
Ces trois facteurs essentiels issus de cette guerre peuvent paraître contradictoires mais coexistent dans la réalité. Il faut savoir les gérer de façon à ce qu’ils se confortent mutuellement et ne se détruisent pas … comme ils peuvent très facilement le faire, vous l’avez compris !
Je prendrai un exemple historique. Le Général de Gaulle, quand on analyse sa politique au-delà des polémiques de l’époque, a très bien joué des trois. Dans certains de ses discours, de ses conférences de presse, la mondialisation, les problèmes qu’elle pose et les solutions qu’il faut lui apporter sont très clairement décrits. L’État-nation tenait pour lui la place qu’on sait, ce n’est pas la peine d’insister. Et non seulement il avait un projet pour l’Europe mais il a collaboré pendant longtemps avec les institutions européennes existantes, y compris intégrées (la Communauté économique européenne est née à peu près au moment où il est arrivé au pouvoir) bien qu’au départ il y fût hostile. Et pendant des années, jusqu’en 1965, tous les progrès fondamentaux, dans le sens européen du terme, dans le sens de la Communauté économique, ont été faits à Bruxelles, problème après problème, pas seulement pour la politique agricole commune, par accord fondamental entre Paris et Bruxelles qui, ensuite, allait convaincre les autres, avec l’appui de l’Allemagne (un appui qui n’était pas automatique, il fallait l’obtenir !).
Je reviens à la situation actuelle. Un pays me paraît avoir de mieux en mieux compris la nécessité de jouer sur les trois plans, de façon à la fois raisonnable et habile, c’est justement la République fédérale d’Allemagne.
L’une des raisons de ses succès est qu’elle n’hésite pas à avoir une politique. Il y a une politique de la République fédérale. Je suis d’accord avec vous, Monsieur le ministre, la République fédérale, ce n’est pas la Suisse. D’ailleurs la Suisse n’est pas non plus ce qu’on croit. Vous dites très drôlement dans votre livre : « Heureusement que la République fédérale n’est pas peuplée de 82 millions d’Helvètes »…
La République fédérale a sa politique et, en même temps, elle participe pleinement à la construction européenne. Les représentations de tous les Länder à Bruxelles sont impressionnantes. Le service bavarois qui s’occupe des relations avec Bruxelles comporte plus de quarante personnes (quelques-unes à Munich et les autres à Bruxelles) chargées de veiller sur les intérêts de la Bavière.
Au niveau mondial, vous avez rappelé des chiffres…
L’Allemagne a compris que ces trois domaines doivent être coordonnés le mieux possible.
La situation de marasme, de catalepsie même dans beaucoup de domaines, qui affecte depuis dix ans la France et l’Union Européenne ne peut durer davantage. L’évolution nécessaire devra tenir compte de ces trois facteurs. Tout projet de relance ou de réforme qui ne tiendrait pas compte de l’un de ces trois facteurs (ou qui éliminerait par la pensée) serait voué à l’échec. La volonté de dépasser totalement l’État-nation nous entraînerait à la catastrophe. Il serait absurde de nier la mondialisation qui est une réalité, qu’on le regrette ou non (lequel d’entre nous serait prêt à vivre une seconde sans les produits qui viennent d’un peu partout ?). Et, bien entendu, que seraient nos pays dans la mondialisation s’il n’y avait pas, vous l’avez rappelé, cher ami, des structures européennes ? Il est possible qu’elles aient un peu oublié leur mission de rassemblement et de protection mais cela peut être corrigé. Je l’espère ardemment.
Enfin, considérons la France. Votre démontage de l’euro m’a beaucoup impressionné.
Je ne vois pas comment la France arrivera à retrouver une croissance que rendent nécessaire la rapidité de l’augmentation de sa population et les tensions qui existent. Je ne sais pas comment nous parviendrons à régler les problèmes de nos banlieues sans une vigoureuse croissance. Je ne vois pas comment la France retrouvera cette croissance dans le cadre de l’euro tel qu’il est géré actuellement. Je ne plaide pas pour la disparition de l’euro mais il faut là toute une série de transformations, y compris peut-être, vous y avez fait allusion, une certaine forme de dévaluation extérieure.
N’ignorons pas d’autre part que la France et l’Italie, deux pays très semblables de ce point de vue, quelle que soit la possibilité d’aménager le carcan de l’euro, ne pourront pas faire l’économie des réformes très profondes déjà réalisées dans d’autres pays d’Europe et que les Anglais commencent à mettre en œuvre de leur côté. Sinon, sortie de l’euro, aménagement de l’euro ou transformation de l’euro en deux zones ne seraient qu’un cautère sur une jambe de bois qui ne nous donnerait que six mois ou un an de répit. Nous Français nous retrouverions ensuite dans la situation antérieure. Il faut tenir compte aussi de cet aspect.
Pour le moment, je me contenterai de ces quelques remarques, si vous le voulez bien.
[1] « L’Europe est derrière nous », Henry Contamine, Paris, Fayard, 1953
[2] Le texte de Heil dir im Siegerkranz de 1871 à 1918, hymne non-officiel de l’Empire allemand, avait été écrit par Heinrich Harries (théologien de langue allemande né dans le duché de Schleswig alors possession danoise) en 1790, sur la musique du God Save the King , pour l’anniversaire du roi du Danemark, Christian VII.
[3] M. Soutou s’adresse à M. Sur (voir intervention de M. Sur : « …n’est définissable que ce qui n’a pas d’histoire »)
[4] « …La France défend en effet depuis longtemps le principe de la stabilisation des cours des matières premières. Elle est sans conteste, parmi les pays industrialisés, celui qui a reconnu et pris en considération le premier les besoins et les intérêts de pays producteurs et elle s’est employée à convaincre progressivement les autres pays développés de la nécessité de ne pas laisser fonctionner dans le désordre et l’incertitude les grands marchés des produits de base.
– C’est ainsi que la France a joué un rôle moteur dans l’adoption, en 1976 du « Programme intégré » de la CNUCED, qui vise à organiser les marchés de 18 produits de base… »
Extrait de l’interview accordée par M. Valéry Giscard d’Estaing à Radio-France, sur le « trilogue » (euro-arabo-africain) et la politique de coopération, à l’occasion de la conférence franco-africaine, Nice, le jeudi 8 mai 1980
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