Débat final

Débat final, animé par Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « République et numérique » du 28 octobre 2014.

Jean-Pierre Chevènement
Je souhaiterais que lors du débat qui va s’organiser avec la salle les questions soient centrées sur les rapports de la démocratie, de la République, avec le numérique. M. Stiegler a évoqué les questions de la production mais c’est un autre sujet, trop vaste pour une seule séance.

Gilles Casanova
Le numérique modifie fondamentalement un ensemble de secteurs industriels, de services… et la vie des gens. Qui possède le capital investi dans les machines contrôle ce qu’on en fera. Or, actuellement, 83 % de la capitalisation boursière des entreprises du numérique est américaine, 2 % seulement est européenne. Cet écart est révélateur d’un problème. En même temps, nous ne sommes pas dans un secteur figé mais dans un secteur fluide, comme en témoigne ce simple exemple : une petite entreprise française de dix personnes (Les éditions du Net), qui a décidé de lancer une « Journée du manuscrit francophone » pour permettre aux auteurs francophones de se faire publier par les moyens nouveaux de la technologie, a contacté 44 millions de visiteurs uniques en quelques semaines. C’est dire comment un tout petit groupe, à partir d’une idée simple, peut en quelques jours changer la donne sur un sujet.

L’Europe peut encore changer la donne à condition qu’elle arrive à défendre des valeurs, notamment l’idée de la citoyenneté.

Depuis 1946, tous les deux ans, on pose la même question aux Américains (avec des résultats qui ne varient quasiment pas) : Quel est selon vous le fondement de la politique des États-Unis ? Pour un peu plus de 20 % des personnes sondées, c’est la Bible appliquée à la lettre. Pour un peu moins de 40 %, c’est la Bible, que les hommes politiques doivent être capables de comprendre et d’interpréter pour que l’Amérique soit la Terre promise. On voit bien qu’il y a là une réponse d’ensemble et que In God we trust, plus qu’une devise sur la monnaie, est une pensée globale.

Quelle réponse alternative à cela l’Europe peut-elle mettre en avant ? Si ses idées sont brillantes, le secteur est fluide et tout cela peut se retourner. Si ses idées ne sont pas présentes, si elle n’est pas organisée…

Il faut savoir que Google est en train d’acheter une à une les compagnies spécialisées dans l’implantation dans le corps humain de puces électroniques qui permettent d’augmenter la capacité humaine, transformant les humains en créatures mi cybernétiques, mi biologiques. Dans le même temps, Google s’intéresse à l’énergie. Ces deux activités visent à la maîtrise globale d’un monde robotisé.

La question des valeurs est donc essentielle.

Quelle idée permettra à la France, à l’Europe, de renverser la donne ?

Quel levier peut faire basculer ce monde numérique ?

Bernard Benhamou
Si j’avais une réponse à votre dernière question, je serais déjà milliardaire et retiré dans une île du Pacifique. Plus sérieusement, je suis d’accord avec vous : la messe n’est pas dite, loin s’en faut. Nous avons assisté ces dernières années à l’accélération des cycles. Même de la part des industriels de ces technologies, les changements auxquels nous avons assisté ces cinq dernières années sont beaucoup plus radicaux, en termes de marchés et en termes d’opportunités, que ceux des quinze années précédentes, qui étaient relativement stables. Le mobile a complètement ouvert le jeu. Les objets connectés auront aussi un impact évident sur l’organisation sociale.

Oui, l’Europe a encore son mot à dire si elle ne se contente pas de rattraper les technologies déjà existantes. Nous nous souvenons de la volonté de Jacques Chirac de créer un Google français ou européen. Mais personne – pas plus Microsoft, qu’Apple ou d’autres – n’a aujourd’hui la capacité de créer ne serait-ce qu’un autre Facebook. Une fois qu’une technologie a été adoptée par plus d’un milliard de personnes, il faut passer à la suivante. Notre apport, à nous Européens, concernera-t-il la santé, l’énergie, de nouvelles générations d’objets connectés ? « L’Europe combien de divisions ? » demandaient nos interlocuteurs du département d’État aux Nations Unies, parodiant Staline (« Le Pape, combien de divisions ? »). En fait, l’’Europe n’a pas encore de divisions industrielles capables d’intervenir de façon conséquente dans le domaine des services sur Internet. Il nous faut donc être présents sur les nouvelles générations faute de quoi notre souveraineté, nos capacités d’expression et d’autodétermination seront gravement affectées. Ce n’est pas joué mais ce n’est pas simple car la prise en compte politique de toutes ces questions n’est pas du tout ce qu’elle devrait être au plus haut niveau.

En tant que prescripteur et accompagnateur de technologies, je suis violemment hostile au vote électronique, en raison des risques de manipulation déjà démontrés aux États-Unis. Ce qui semble être une très bonne idée : rendre plus souple l’acte de vote, pourrait donner lieu à des manipulations techniques. Les problèmes de cryptologie déjà évoqués permettraient à des tiers de modifier le vote pendant qu’il a lieu sans que la personne s’en aperçoive. Sur un plan politique, les risques d’influence de groupes sectaires ou religieux sont plus grands lorsque la personne vote à distance. Autrefois se posait la question du vote des femmes : l’intérêt de l’isoloir était de leur permettre d’exprimer leur volonté en échappant à l’influence de leurs maris. Dans le cas d’un vote en ligne, ce genre de problème se pose à nouveau.

Anne Gazeau-Secret
Le modèle socio-économique ne me semble pas encore très bien défini. Vous citez le droit au travail, vous présentez le système des intermittents comme une solution. Vous-même et votre groupe de chercheurs travaillez déjà depuis un certain temps sur ce sujet. Mais je ne vois pas du tout dans quel système socio-économique ce « cyber-citoyen » pourra évoluer. Qui, par exemple, va financer ce système généralisé d’intermittence ?

Ma deuxième question porte sur les négociations internationales dans ce domaine. Le rapport du Conseil d’État, que j’ai lu attentivement – pour y avoir un peu participé moi-même –, est très faible sur le sujet. On voit les choses évoluer positivement dans le cadre européen. L’un d’entre vous a cité des résolutions du Parlement européen et des prises de position de la Commission européenne qui semblent encourageantes. Mais aucune convention internationale n’a fait l’objet d’un début de négociation parce que les États ne sont qu’une des parties prenantes à un modèle multi-acteurs qui fonctionne déjà depuis une bonne quinzaine d’années selon ses propres règles. L’État – et donc les citoyens qu’il représente – n’a plus la maîtrise des négociations internationales. Là encore, je ne vois pas où on va.

Bernard Stiegler
Monsieur Chevènement a dit deux choses sur lesquelles je voulais revenir et qui croisent un peu votre question.

Vous avez dit, M Chevènement, que le travail a encore de l’avenir. Je pense que, plus que jamais, le travail a de l’avenir mais la valorisation du travail ne se fera plus par la voie de l’emploi.

Dans le langage un peu technique du philosophe Gilbert Simondon, le travail, à la différence de l’emploi, est un processus d’individuation, un processus de production de singularité. L’emploi met au contraire le salarié au service d’un dispositif à l’évolution duquel il ne contribue absolument pas. On a évoqué le logiciel libre et l’économie contributive. Ars industrialis a été créé il y a dix ans pour la promotion de l’économie contributive. L’idée m’en est venue après avoir rencontré, à l’INA puis à l’IRCAM (deux institutions que j’ai dirigées), des développeurs de logiciels libres. J’ai vu dans leur mode de fonctionnement des dynamiques, des processus de motivation, de coopération, absolument extraordinaires par rapport à ce que j’ai pu connaître ailleurs. Je crois beaucoup à cela.

Amartya Sen a parlé de la « capacitation », qu’il ne faut pas confondre avec l’empowerment (autonomie de l’individu sur le modèle anglo-saxon). Chez Sen, la « capacitation » est foncièrement sociale. Dans les années 1970, Amartya Sen a soutenu que les habitants du Bangladesh avaient une meilleure résilience que les habitants de Harlem, qu’ils avaient une capacité à faire face à l’adversité absolument extraordinaire et que cela venait du fait qu’on n’avait pas détruit leur capacité sociale, ce qu’il appelle la « capacitation » (ou capabilities). Je crois qu’il faut reconstruire une économie des capabilities. Le modèle qu’on appelle à tort « fordiste » (il n’est pas simplement fordiste, il est fordo-keynésien), fondé sur une extrême division du travail automatisé à travers un processus de division taylorienne scientifique du travail, était par ailleurs fondé sur la redistribution de pouvoir d’achat à travers l’emploi. Ce modèle qui, à mon avis, a produit une très grande stérilisation de l’inventivité des relations sociales, est en train d’être purement et simplement détruit par l’automatisation. Cette question fait aujourd’hui l’unanimité parmi les spécialistes de la question. Il y a parfois des variabilités à 10 %, 15 %, 20 %, mais le système ne peut plus fonctionner comme cela. Il faut donc envisager une redistribution.

Votre question porte sur la solvabilité, la crédibilité, la possibilité d’organiser un système comme celui de l’intermittence généralisée.

Comment envisage-t-on la redistribution ?

Pour moi l’intermittence est ce qui repose sur la valorisation de la capacité individuelle et collective, au sens d’Amartya Sen.

Jean-Pierre Chevènement
Ce n’est pas l’orientation du gouvernement.

Bernard Stiegler
Non, pas du tout.

Comment construire ce système socio-économique ? C’est la question qui vous fait résister à la proposition. Mais le problème est posé par l’automatisation, pas par ma proposition. Si on ne trouve pas une solution à cette redistribution, c’est l’effondrement du système, purement et simplement, dans la guerre civile, dans la crise économique, dans une guerre généralisée… On peut émettre toutes sortes d’hypothèses mais c’est une certitude.

Le discours de Bill Gates était très simple : puisqu’il y aura de plus en plus de robots, les producteurs devront être de moins en moins exigeants et accepter de diminuer encore les salaires. C’est une folie ! C’est selon cette logique que, depuis Reagan et Thatcher, on a diminué le pouvoir d’achat des gens et développé les subprimes – et tout l’attirail qui les accompagne – pour continuer à faire fonctionner la machine. C’est une situation d’insolvabilité.

Pour répondre à votre question : il va falloir taxer le capital, évidemment. C’est l’aspect négatif des choses. Tout ce qui relève des taxations, interdictions… est un aspect qui n’est pas dynamique mais qu’il faut être capable d’assumer. Ce qui fait qu’une société fonctionne, c’est l’aspect dynamique, les processus positifs de motivation.

La clef ce ces questions est selon moi la révision du statut du savoir dans les sociétés.
Les savoirs ont été liquidés. C’est Adam Smith qui, le premier, a analysé la liquidation des savoirs par le processus de prolétarisation dans « La richesse des nations » où il écrit qu’il faudra compenser ces processus pour limiter leurs effets catastrophiques. Marx, à son tour, analyse de manière systématique cette prolétarisation qui aboutit à toute une série de contradictions. On ne trouve pas ces contradictions dans « Le Capital » (qui a cherché à théoriser ces évolutions dans une discussion avec la classe ouvrière anglaise) mais dans les Grundrisse où ces choses sont vraiment pensées. Ce que nous vivons en ce moment avec le numérique a été décrit dans les Grundrisse avant d’être repris par nombre de philosophes : à ce stade du capitalisme, c’est le savoir qui fait le dynamisme économique et non plus le travail au sens du travail salarié, de l’emploi. En revanche, le savoir est produit par du travail. Je ne crois pas du tout à la fin du travail, je crois au contraire, comme Dominique Méda, à la réinvention du travail, à la reconstruction du travail, mais pas dans le modèle de l’emploi. Il y aura de moins en moins besoin d’employés.

En 1920, un grand anthropologue, Marcel Mauss a écrit un texte extraordinaire : « L’internation » dans lequel il dit que l’international n’est pas la destruction des nations. Mais pour lui l’internation n’est pas simplement le concert des nations, c’est un nouveau processus qu’à cette date on ne voyait pas encore se développer mais dont il prévoyait le développement au cours du XXème siècle, le siècle du commerce, des échanges. M. Mauss croyait à l’apparition d’un processus d’individuation à l’échelle planétaire. Ce concept d’individuation est très important pour moi. Gilbert Simondon a montré que l’individuation psychique ne se fait jamais en dehors d’une individuation de groupe. Ce que dit Marcel Mauss, c’est que l’individuation nationale ne se fera pas indépendamment d’une individuation internationale, de l’internation. Ce qui devrait, selon Mauss, rendre cela possible, « un espace public collectif à l’échelle planétaire qui changera complètement les relations », c’est ce que nous connaissons sous le nom de Web, c’est ce que nous vivons aujourd’hui et cela suppose de repenser complètement le droit, la nation, l’internation.

« Code is Law », disait Bernard Benhamou, citant Lawrence Lessig. Aujourd’hui l’Europe devrait réinventer le Web. Le Web tel qu’il fonctionne aujourd’hui est très différent du Web conçu par le CERN il y a vingt-et-un ans car il a été très profondément modifié par les grandes entreprises américaines qui ont pris le contrôle du business. Depuis 1989 nous avons appris énormément de choses. Moi-même je travaille depuis ce temps-là exclusivement dans ce secteur. Toutes sortes de questions nouvelles se posent que le modèle Web d’il y a vingt-cinq ans ne traitait absolument pas. À l’IRI (Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou) nous nous battons pour un nouveau Web que nous appelons un « Web herméneutique » qui n’est pas basé uniquement sur le calcul mais sur des langages–annotations et le partage des travaux pour constituer des communautés de savoirs. Nous travaillons avec le W3C (World Wide Web Consortium) et avec Tim Berners-Lee qui, sans partager forcément notre idée, y fait droit, y fait écho.

Je pense que la question internationale doit se jouer sur la reconceptualisation de ces instruments.

Jean-Pierre Chevènement
J’aimerais poser la question du long terme car la République, la démocratie, ce n’est pas seulement le court terme. Le recours fréquent au référendum électronique peut éventuellement se concevoir dans les cantons suisses mais où trouve-t-on dans ce système la capacité de projection à long terme indissociable de la République ?

Vincent Rousseau
Je suis élu de la commune du Kremlin-Bicêtre en charge du numérique.

À partir de ce que vous avez décrit, notamment la destruction de l’emploi, du tissu industriel, il me semble que l’utopie cybernéticienne qui est en train de se mettre à jour amène aussi la destruction à terme du politique par la mise en place d’une technocratie numérique. J’aurais voulu avoir votre sentiment là-dessus.

Il me semble qu’à la question de la souveraineté on aurait pu ajouter celle de la solidarité. Ne devrait-on pas commencer à définir une République sociale numérique ?

Bernard Benhamou
Comme Bernard Stiegler, j’ai participé au rapport du Conseil d’État évoqué par Mme Gazeau-Secret. Mais le rapport qui est véritablement consacré aux aspects internationaux de gouvernance est celui du Sénat sur l’Europe au secours de la gouvernance mondiale de l’Internet, rédigé par M. Gaétan Gorce et Mme Catherine Morin-Desailly. Il vous intéressera d’autant plus qu’il y est question d’un projet de traité. Nous sommes quelques-uns à plaider en faveur d’un tel traité depuis quelques années, mais pas nécessairement auprès des Nations Unies. L’ancien diplomate auprès des Nations Unies que je suis n’est pas du tout favorable à passer par les fourches caudines de la Russie, de la Chine et de quelques autres pays qui ont déjà manifesté leur volonté très forte de restructurer la gouvernance de l’Internet à leur seul bénéfice. Je pense beaucoup plus à un traité bilatéral élargi, un traité euro/US dans un premier temps, auquel se joindraient peut-être par la suite le Brésil et l’Inde, avant que d’essayer de faire entrer les autres BRICS, à savoir Russie et Chine dont les visions sur la liberté d’expression, sur la protection de la vie privée, n’ont selon moi rien à voir avec les nôtres. Je crois à un « effet boule de neige » mais passer d’emblée par le système onusien serait un non-sens.

La redéfinition sociale d’une république numérique devra être repensée au-delà de quelques universitaires, quelques spécialistes : le cercle, dans ces domaines, est resté extraordinairement étroit. Ces questions ont été très longtemps vécues par le politique comme étant des questions logistiques (« l’intendance suivra ») alors qu’elles redéfinissent les périmètres d’action du politique et ses pouvoirs. La prise de pouvoir par la techno-élite numérique existe déjà. Comme toute technocratie, elle est l’antithèse même de la démocratie. Lorsque l’expert se substitue au citoyen pour déterminer ce qui est bel et bon à faire, à consommer… nous ne sommes plus en démocratie.

À propos de la notion de surveillance, déjà évoquée, on n’a plus besoin d’un lecteur pour analyser ce que fait une personne, on peut le faire à partir de tendances. Une expérience récente a valu à Facebook une volée de bois vert de la part de l’ensemble de la communauté internaute. Facebook a créé une expérience grandeur nature de manipulation psychologique de masse en modifiant les pages de manière à voir qui était plus ou moins heureux en fonction de ce qu’ils modifiaient. C’est l’équivalent sur les réseaux sociaux du « temps de cerveau disponible » (expression célèbre de Le Lay sur TF1) et c’est invisible ! Si les gens de Harvard qui ont participé à l’expérience n’avaient pas vendu la mèche, nous n’en saurions rien. La manipulation de masse est donc maintenant une chose possible, réalisable et constante et le citoyen accède à une « transparence » plus grande. D’où les notions de traité, d’opposabilité, de lutte contre la surveillance de masse. Le groupe d’experts de la Maison blanche reconnaît que cette surveillance n’a pas de résultats tangibles sur le terrorisme. Les programmes de la NSA qui ont fait tant de bruit n’auraient apparemment pas été utiles dans le cadre des arrestations des filières terroristes.

Si république numérique il y a, il y a citoyen numérique d’abord et avant tout. Cela implique la capacité à se saisir de ces questions et à ne pas considérer ces technologies comme une boîte noire. Imaginez ce que serait une société dans laquelle l’issue d’un vote, la neutralité, le bon déroulement d’une élection politique reposerait sur l’analyse de quelques experts en cryptographie (vingt personnes sur la place de Paris). Imaginez les pressions, le lobbying, la corruption possible de ces gens pour faire dévier un vote vers un candidat ou un autre, sans oublier la possibilité d’altérer les algorithmes qui font fonctionner les machines de vote. La société Diebold a été accusée d’avoir favorisé les représentants républicains aux États-Unis dans certains États en modifiant les algorithmes de manière subtile (et non en bourrant les urnes comme on le faisait dans certaines provinces reculées…), en ajoutant de manière parfaitement invisible quelques % de plus sur chacun des bureaux de vote.

Le devenir de nos démocraties ne peut pas être joué aux dés et encore moins sur des algorithmes de chiffrement.

Henri Oberdorff

« Que fait l’Europe ? L’Europe devrait faire ceci ou cela… », vous entends-je répéter. Mais l’Europe n’est pas une personne, c’est 28 États membres.

La question qui est posée est celle de la gouvernance politique de l’Europe.

La politique industrielle n’est pas dans les traités, ce n’est pas une compétence européenne mais une compétence nationale. Et les États ne veulent pas qu’elle figure dans les traités. Pour que « l’Europe fasse… », encore faudrait-il que les responsables en manifestent la volonté !

Jean-Pierre Chevènement
Qui dit 28 États dit 28 commissaires. Et la Commission a le monopole de la proposition. Le fait que les Allemands aient introduit un commissaire au numérique laisse penser qu’il y a une volonté d’agir dans ce domaine, en tout cas chez Mme Merkel et au niveau du gouvernement allemand, ce qui est très important parce que les Allemands ont ou peuvent avoir les moyens de financement correspondants. On a évoqué les 1000 milliards investis dans le Web par l’administration américaine de la défense (il s’agit des fractions accumulées sur un certain temps). Songez que le budget européen dans sa globalité atteint à peine 900 milliards sur sept ans : les moyens de ce qu’on appelle « l’Europe » sont vraiment très peu de choses comparés à ceux du budget fédéral américain. Le seul budget de la défense représente 700 milliards de dollars par an !

Henri Oberdorff
Le Premier ministre Cameron refuse de payer ce qu’il doit à l’Union Européenne et il s’agit seulement de 2 milliards !

Jean-Pierre Chevènement
Seule une impulsion nationale peut débloquer un système qui est en fait concurrentiel. En d’autres temps elle aurait pu venir de la France, comme ce fut le cas pour Airbus, Ariane etc. Aujourd’hui, elle viendra probablement de l’Allemagne. Il est absurde de croire qu’une décision sera prise au niveau européen et que l’Europe en tant que telle, s’avançant en majesté, va organiser la conquête des espaces infinis du Web, ce qu’elle n’a pas été capable de faire depuis 1993, depuis que le Web existe. Pas plus elle n’y parviendra dans les vingt ou trente prochaines années s’il n’y a pas d’initiative au niveau de quelques États. J’en ai cité deux, on pourrait ajouter l’Italie… et les Britanniques s’ils étaient bien disposés, ce qui – semble-t-il – n’est pas aujourd’hui le cas. Mais la vie prendra des formes différentes.

Je remarque aujourd’hui l’absence de conscience politique : il n’est pas un homme d’État européen pour dire : voilà ce qu’il faut faire ! Voilà un espace à conquérir ! Voilà un projet qui donne un sens à l’Europe ! Nul homme d’État en Europe pour promouvoir une conception de la démocratie qui s’inspirerait de l’idée d’ « internation » chère à Marcel Mauss : un très bon concept qui demandera qu’on surmonte l’obstacle de la langue, à moins que tout le monde se mette à parler anglais, ce qui est déjà le cas sur le Web. Cela pose le problème d’une fracture démocratique qui existe dans chaque pays.

Pierre-Louis Cavoleau
Quel serait l’impact du potentiel traité transatlantique, en particulier sur les décisions juridiques qui pourraient être prises ?

Bernard Benhamou
Je précise que c’est une proposition qui a été faite par le Sénat et nous sommes quelques-uns à y avoir réfléchi un peu.

Aujourd’hui, un accord transatlantique, Safe harbor, permet aux sociétés américaines d’utiliser les données des Européens. Je suis favorable au fait qu’on revienne sur le Safe Harbor pour considérer que les données recueillies sur les Européens par les entreprises américaines en Europe doivent rester en Europe (cela fait l’objet de grandes discussions en Allemagne). De même en ce qui concerne « l’établissement virtuel stable » (la capacité de décrire une société non pas d’abord dans son siège mais dans son lieu d’activité réelle). Si une société est basée en Californie mais que ses clients sont en Europe, il faut qu’elle puisse être considérée fiscalement, mais aussi sur le traitement des données personnelles, comme relevant à chaque fois de la juridiction européenne dans ces domaines. Pour être opérationnel, un traité de ce genre devrait avoir un noyau dur de principes qui tiennent sur une demi-page, pas plus.

Parmi ces principes, il y a les principes généraux de l’architecture de l’Internet que nous avions déjà fait rentrer dans la discussion aux Nations Unies en 2003 et 2005. Le premier de ces principes est la neutralité, qui n’est ni philosophique ni même technique : c’est un principe politique au sens où la neutralité détermine le fait que le réseau doit être neutre par rapports à ses acteurs, ce qui évite en particulier une prise de contrôle monopolistique. C’est donc aussi un droit anti-trust sur les trois couches du réseau : le transport (les tuyaux), les applications (tout ce qui permet de faire fonctionner l’Internet, donc le Web, le mail etc.), et enfin les contenus. Celui qui a le pouvoir sur les trois couches a un pouvoir total, absolu, d’exclusion. C’est ce que nous avons connu avec le minitel, un système centralisateur où ne pouvaient s’inscrire que les gens qui étaient autorisés par l’État à créer un service. Aujourd’hui nous bénéficions d’un service décentralisé.

Je souhaiterais rappeler que l’un des inventeurs du Web, récompensé par la Reine de la plus haute distinction du Royaume-Uni, s’appelle M. Louis Pouzin. Il a été reconnu par les autres créateurs beaucoup plus connus, en particulier Vinton Cerf, qui travaille maintenant chez Google, comme ayant été à la base des réseaux « par paquets », repris dans certaines technologies militaires, dont RITA (Réseau intégré des transmissions automatiques). Une autre création de Louis Pouzin, le réseau Cyclades, aurait pu, s’il avait été développé ici, nous faire devenir la puissance motrice de l’Internet mondial. Il se trouve que nous Français l’avons refusé au prétexte que ce n’était pas un réseau contrôlable.

J’ai travaillé avec Gérard Théry, co-inventeur du Minitel, pour qui l’Internet était la dernière des abominations dont on ne devait surtout pas entendre parler alors même qu’on voyait bien le caractère fragile du Minitel qui, par sa centralisation extrême, était totalement inapproprié pour devenir un outil mondial. L’adaptation, citée à plusieurs reprises par Bernard Stiegler, vient du fait qu’on n’a pas besoin de demander d’autorisation pour créer. Si le Web avait dépendu d’une autorisation, aucun État, pas même les États-Unis, ne l’aurait accordée parce que justement ce pouvait être dangereux en termes de contrôle. Il s’est trouvé par la suite un certain Tim Berners-Lee qui a eu l’idée du web qui a permis aux ressources de l’Internet de devenir facilement accessibles.

Pour l’Internet c’est à peine différent. Je crois que les principes généraux de l’architecture d’Internet sont aujourd’hui aussi fondamentaux que les principes constitutionnels. Ils doivent obtenir rang de principes constitutionnels. Une société numérique ne peut pas se bâtir sur un modèle de centralisation extrême qui poserait les problèmes que nous avons connus avec le Minitel qui s’est éteint, comme, dans la course darwinienne à la survie, tout animal qui ne s’est pas doté d’un cerveau et de capacités autonomes. Le Minitel est mort parce qu’il n’a pas évolué.

Bernard Stiegler rappelait la volonté de créer un autre Web, voire un autre Internet. Aux États-Unis on parle de la logique de « l’ardoise vierge » (clean slate) : faisons table rase du passé et recréons un Internet adapté aux objets connectés, adapté à une plus grande sécurité, à une plus grande protection des citoyens. Le diable serait dans ce cas-là dans les détails, c’est-à-dire dans le protocole qui permettrait de le créer, qui pourrait mener à un Internet « à la chinoise » entièrement contrôlé et, pis encore, autocensuré par les gens. Une étude remarquable du Pew Internet Center montre que, suite à l’affaire Snowden, les gens n’osent plus parler de sujets sensibles par crainte d’être surveillés par une personne ou par un groupe.

Bernard Stiegler
Il faut bien distinguer l’Internet et le Web qui ne posent pas du tout les mêmes questions.

Il faut évidemment une architecture du Net dont je ne souhaite pas qu’elle évolue. Je me suis exprimé en tant que membre du Conseil national du numérique sur ce sujet. Mais le Web est ce qui a donné à tout un chacun accès à l’Internet, ce qui n’était pas le cas jusqu’en 1993. J’étais sur Internet comme beaucoup d’universitaires français parce qu’au cours des années 1980 l’Europe s’était un peu mobilisée pour que les universités européennes accèdent au Net. Mais ce n’est pas du tout la même chose que d’accéder au Web. Le Web a créé une dynamique que le Net ne pouvait pas créer. Il est très important de revenir aux fondements du Web dont Tim Berners-Lee et toute l’équipe qui y avait contribué posaient comme premier principe qu’il ne devait pas devenir un espace commercial, un espace conduit par le business, mais qu’il était fait pour la controverse scientifique, la contradiction publique, la résolution des contradictions par des voies rationnelles. L’avenir de la planète, pas simplement de l’Europe ou de la France, repose sur le développement d’une société de savoir, non pas d’une industrie de la connaissance, qui est pour moi une prolétarisation du savoir.

Développer une vraie société de savoir, c’est développer de nouveaux instruments de savoirs et le Web est un instrument de savoirs. Il faut que l’Europe reprenne des initiatives dans ce domaine. Voilà ce que je crois.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Stiegler.

Je tiens à vous remercier tous très sincèrement et très chaleureusement.

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[1] « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations » (An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations) ouvrage d’Adam Smith publié en 1776. (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques »,‎ 1995)
[2] « Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie » (le Grundrisse), Introduction générale à la critique de l’économie politique, de Karl Marx, 1857
[3] « La nation et l’internationalisme » Communication en français au colloque: « The Problem of Nationality », Proceedings of the Aristotelien Society, Londres, 1920. Texte reproduit in Marcel Mauss, œuvres. 3. Cohésion sociale et division de la sociologie (pp. 626 à 634). Paris: Les Éditions de Minuit, Collection: Le sens commun, 1969.
[4] « L’Europe au secours de l’Internet : démocratiser la gouvernance de l’Internet en s’appuyant sur une ambition politique et industrielle européenne », Rapport d’information de Mme Catherine MORIN-DESAILLY, président M. Gaétan Gorce, fait au nom de la MCI sur la gouvernance mondiale de l’Internet ; n° 696 tome I (2013-2014) – 8 juillet 2014
[5] Safe Harbor : ensemble de principes de protection des données personnelles, négociés entre les autorités américaines et la Commission européenne en 2001. Les entreprises établies aux États-Unis adhèrent à ces principes auprès du Département du Commerce américain. Cette adhésion les autorise à recevoir des données en provenance de l’Union Européenne.
[6] Le 18 mars 2013, Louis Pouzin reçoit le premier Queen Elizabeth Prize for Engineering conjointement avec Robert Kahn, Vinton Cerf, Tim Berners-Lee et Mark Andreessen. Le prix leur est attribué pour leurs contributions majeures à la création et au développement d’Internet et du World Wide Web. (Wikipédia)

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Le cahier imprimé du colloque « République et numérique » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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