Introduction aux complexités africaines
Intervention de M. Georges Courade, géographe, Directeur honoraire de recherches à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), auteur de « Les Afriques au défi du XXIème siècle » (Belin, 2014), au colloque « Que peut faire la France en Afrique subsaharienne » du 15 décembre 2014.
Pour nous mettre un peu dans le système de pensée africain, je citerai un proverbe sierra-léonais: « La vie, c’est comme le vélo, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre ». Si cela évoque le thème de la croissance économique, cela renvoie aussi à la mobilité et au mouvement – qu’il s’agisse de l’économie et de la démographie, mais aussi du socioculturel, substrat qui connote toute action ou réflexion. L’Homo economicus africain ne se conçoit pas déconnecté de son environnement sociétal et culturel !
Ceci dit, je ne peux entamer mon propos sans penser à l’euphorie qui s’est emparée de l’Afrique depuis quelques années. Familier du sous-continent depuis plus de quarante ans, j’ai connu l’afro-pessimisme jusque dans les années 2005-2006 (Cf. « L’Afrique des idées reçues », Belin, 2006) et je reste surpris du renversement actuel de perspectives, de type macroéconomique. Avant donc d’aborder les indicateurs qui rendent optimistes, je me dois de souligner leur fragilité, leur imprécision comme leur manipulation. On a ainsi corrigé récemment très fortement les Produits Intérieurs Bruts (PIB) des pays africains qui mesurent la richesse produite de tous les acteurs économiques (entreprises et ménages, commerce légal informel ou illégal, etc.), la valeur qu’ils ajoutent à celle qui existe déjà dans un territoire donné à partir d’indicateurs comptables mal mesurés et donc questionnés et contestés un peu partout. Ainsi, le PIB du Nigeria par exemple, est passé de 264 milliards de dollars US en 2012 à plus de 510 en avril 2014, dépassant même l’Afrique du sud en incluant des secteurs d’activité (télécoms et cinéma) qui n’étaient pas comptabilisés avant. Les chiffres de la population pour ce pays sont aussi souvent discutés et contestés. Recenser 170-180 millions de Nigérians comme cela a été fait en 2006 est un exercice de haute voltige et n’est jamais fait selon les normes statistiques habituelles dans ce pays. Ce qui est vrai pour le Nigeria l’est aussi dans la plupart des 50 pays subsahariens dont nous parlons, qu’ils soient en paix (Sénégal) ou en guerre (République Démocratique du Congo). De nombreux chiffres sont donc à relativiser.
1. Après les ajustements des institutions de Bretton woods, une croissance de 5% l’an…portée par les exportations de matières premières brutes et les classes moyennes
Ceci dit, on est obligé de constater qu’il y a un taux de croissance économique élevé depuis plus d’une décennie dans le sous-continent alors que l’aide au développement – au demeurant peu efficace – a décru. On peut ainsi observer les signes d’une petite prospérité lors de déplacements à Dakar, Ouagadougou, Yaoundé ou Brazzaville, malgré les guerres civiles qui ont frappé certains de ces pays. Cette croissance a été portée par les exportations de matières premières (brutes, toujours) et leurs prix élevés – hydrocarbures et minerais très convoités par les nouvelles puissances émergentes – et des classes moyennes très difficiles à estimer. La Banque Africaine de Développement avance le chiffre de 300 millions d’individus qui auraient des revenus supérieurs à 5 dollars US par jour. Selon d’autres sources, qui semblent plus justes, entre 50 et 100 millions de Subsahariens seraient passés dans la catégorie des « classes moyennes ». Encore faudrait-il les définir. Comme pour la pauvreté, il n’existe pas de définition objective des classes moyennes. Chacun peut placer la barre où il l’entend. Témoignent de cette petite prospérité les constructions urbaines, les achats d’automobiles neuves et la multiplication récente des supermarchés, comme le centre commercial de Nairobi, qui a été attaqué par les Shebab en septembre 2013. On souligne aussi volontiers l’ampleur du fossé entre une minorité d’ultra-riches – parce que la richesse s’étale volontiers – et l’immense armée des ultra-pauvres.
Dans les années 1980-2000, l’Afrique subsaharienne a connu une phase d’austérité drastique appelée ajustement structurel (stabilisation de la demande, relance de l’offre, accumulation plutôt que redistribution pour reprendre le jargon économique) pilotée par le Fonds Monétaire International et les agences d’aide pour retrouver la compétitivité et faire face à des dettes souveraines très élevées… une thérapeutique que connaît aujourd’hui la zone Euro… Plusieurs pays ont ainsi vu leur niveau de vie revenir à celui de la période des indépendances. Ayant touché le fond, le sous-continent ne pouvait que rebondir !
Une expansion démographique unique au monde constitue le deuxième aspect, majeur de la dynamique subsaharienne. Ce sous-continent dont la superficie est 48 fois celle de la France ne comptait en 1950 que 180 millions d’habitants, soit environ 8 hab./km2. En 2014, on avance le chiffre approximatif d’un milliard d’habitants et les projections moyennes des Nations-Unies tournant autour de 2 milliards ou 2,1 milliards pour 2050. L’Agence Française de Développement (AFD) cite même des chiffres beaucoup plus élevés, sans doute pour promouvoir la limitation des naissances qui est devenue une préoccupation française après avoir été le « dada » des Américains. De 5,5 enfants par femme en moyenne aujourd’hui, on espère passer à 3 enfants par femme en 2050, mais on doute de l’ampleur de cette « transition démographique » comme disent les experts. La diminution de la démographie est en effet une question extrêmement complexe – car on touche à ce que les individus ont de plus personnel – comme on a pu l’observer dans les pays asiatiques, notamment en Inde quand on a pris des mesures drastiques pour limiter les naissances (eugénisme, primes pour se faire stériliser, etc.). Conduire une politique démographique – qui est d’abord une politique sociale – est plus facile quand le pouvoir d’achat augmente et que la condition féminine s’améliore. Difficile dans des sociétés très religieuses, pauvres et communautaires.
2. Une prospérité qui laisse subsister misère et pauvreté un peu partout
Malgré tout cela, qui connaît bien l’Afrique s’aperçoit qu’elle reste une zone de grande pauvreté. Rares sont les pays qui affichent une petite prospérité (le Gabon, l’Afrique du sud, le Botswana et, jusqu’à une période récente, la Libye).
L’affirmation de cette croissance économique doit donc être accompagnée de quelques bémols. L’Afrique subsaharienne doit prendre en charge de nombreuses questions pour s’en sortir vraiment.
Cette croissance économique de 5 % en moyenne est insuffisante pour faire face à une croissance démographique de l’ordre de 2-3 %. Pour que l’Afrique décolle véritablement, il faudrait arriver à une croissance de l’ordre de celle que la Chine a connue, c’est-à-dire 7 % à 8 % par an.
On met souvent en avant les transferts des migrants, l’augmentation de la fiscalité des États africains, les investissements directs étrangers pour expliquer cette croissance. Mais on surévalue les investissements productifs. Un certain nombre de ces investissements sont spéculatifs, d’autres vont à la consommation. Une partie de ce que les migrants (Maliens par exemple) qui se trouvent en France envoient au pays ne va pas à un investissement productif qui créerait lui-même de la richesse, mais il sert à la subsistance de la famille. Ce sont des transferts sociaux d’abord – une forme de protection sociale : nous avons l’État providence en France, l’Afrique a la famille-providence.
On imagine une Afrique qui va relayer la Chine comme « usine du monde » mais cela relève du fantasme, on en est très loin. Les calculs montrent que les ouvriers chinois (qui gagnent deux ou trois fois plus que les ouvriers de certains pays africains) produisent 10 ou 20 fois plus pour le même tarif que les ouvriers africains en raison des problèmes de productivité. Nous sommes donc loin encore de voir des usines Foxconn [1] en Afrique subsaharienne !
Les prix des matières premières, notamment ceux des hydrocarbures, ont chuté assez drastiquement en 2014. Nous assistons à un « contre-choc pétrolier » dont les pays qui vivaient sur l’argent du pétrole (Nigeria, Angola, Guinée équatoriale) vont subir des conséquences. Prix des minerais et des exportations agricoles pâtissent enfin de la panne de croissance que vivent les pays émergents de la décennie récente. Faute de valorisation de ces matières premières et de diversification économique, on retrouve la problématique de la volatilité et de l’échange inégal des périodes précédentes.
Comment enfin transformer une immense jeunesse qui est d’abord une charge démographique, en un atout, un dividende pour accélérer la croissance économique comme l’avancent certains experts ? À l’heure actuelle, près de 60 % de la population des pays africains a moins de 25 ans. Pour que ce qui constitue une charge énorme pour un petit nombre d’actifs se transforme en « dividende démographique », il faudrait doter ces jeunes de compétences adaptées à un marché de l’emploi porteur. La prudence s’impose donc sur cette éventualité qui reste en partie une hypothèse de travail.
Dans le sous-continent subsaharien enfin, les infrastructures restent notoirement insuffisantes, voire vétustes. Le Nigeria, par exemple, le pays le plus riche de la région, avait des chemins de fer – hérités de la colonisation britannique – qui sont devenus inutilisables. On est en train de les reconstruire avec l’aide chinoise, mais les coûts sont élevés. Le NEPAD (New Partnership for Africa’s Development) [2] a évalué les investissements énormes que nécessiteraient à la fois la remise en état de toutes ces infrastructures de base et la construction de celles qui sont indispensables pour doper l’économie dans une Afrique balkanisée. Certes, l’Afrique a adopté – en un temps record – les technologies de communication (téléphone mobile, etc.), mais pour accélérer les échanges de biens réels, il faut quand même transporter les marchandises physiques sur les routes, avec des camions, etc.
Tout cela est très en retard par rapport aux besoins. L’électrification progresse mais trop lentement et la qualité des réseaux laisse à désirer. Enfin, l’éducation comme la santé sont négligées, voire dans un état souvent assez lamentable comme l’ont montré l’état du système hospitalier de la Guinée qui a dû faire face au virus Ebola… Bref, l’Afrique subsaharienne qui a pris conscience de ces handicaps est un vaste chantier… pour nombre d’entreprises chinoises, indiennes, turques et – parfois – françaises… qui ne bénéficient plus de la préférence impériale ancienne.
3. Terres et minéraux en abondance dont l’exploitation et les retombées restent problématiques
À l’heure où on prévoit 9 milliards d’humains en 2050, la FAO (Food and Agriculture Organization) et un certain nombre de grands organismes, dont le mien (l’Institut de recherche pour le développement), se sont interrogés sur les terres mobilisables pour faire face à une demande alimentaire de plus en plus importante. Cette demande croît d’autant plus que la Chine a multiplié par 4 ou 5 sa consommation de viande par individu depuis cinquante ans. Or, on sait que la transformation des protéines végétales en protéines animales s’effectue avec une grande déperdition.
Selon les estimations, l’Afrique des savanes offrirait 200 millions d’hectares cultivables (terres arables), soit six à sept fois la surface agricole utile en France. Il ne s’agit pourtant pas d’« une terre vacante et sans maître », comme on le disait à l’époque coloniale, réellement disponible pour l’exploitation intensive. Le foncier africain est caractérisé par une superposition d’usages sur de nombreux terroirs et territoires entre populations nomades d’éleveurs et populations sédentaires de cultivateurs, entre ceux qui utilisent des arbres ou ceux qui font pâturer leur bêtes ou qui cultivent en faisant reposer le sol par d’importantes jachères, entre premiers occupants et migrants, etc. Cette superposition de droits validés par l’usage, la « tradition » et la jurisprudence, provoque des conflits majeurs dès qu’elle est perturbée par des facteurs internes (augmentation de la densité humaine ou animale, etc.) et externes (interventions étatiques, appropriations privées, accaparement de terres).
On peut dire souvent qu’une bonne partie des conflits subsahariens ne sont pas liés à des « haines tribales ancestrales » ou religieuses comme l’avancent des journalistes peu soucieux de décrypter les complexités africaines, mais liés à des questions foncières qui permettent – ne l’oublions pas – la survie de centaines de millions de Subsahariens. L’augmentation de la population dans un pays comme le Nigeria conduit à la conquête de nouvelles terres dans la région centrale – le Middle Belt – moins peuplée et induit des confrontations à connotation religieuse (Jos), mais dont le fondement reste l’accès aux terres arables.
L’exploration des ressources pétrolières et gazières subsahariennes, qui n’avait pas été extrêmement poussée à l’époque coloniale et dans les premières décennies de l’indépendance, s’est poursuivie activement après les premiers chocs pétroliers, la prise en compte d’un certain épuisement des ressources facilement accessibles et les changements géopolitiques survenus dans les pays fournisseurs du Moyen-Orient. Qualité des hydrocarbures, stabilité politique relative, facilités accordées aux compagnies pétrolières et progrès technologiques pour sonder l’offshore profond ont poussé dans cette direction depuis les années 1990. En plus des champs pétroliers du golfe de Guinée et du Soudan, on a découvert du pétrole en Tanzanie, en Ouganda, au Ghana, au Tchad, en Mauritanie et au Niger. Face à Total ou BP, et après les firmes américaines (Exxon-Mobil ou Texaco) ont surgi firmes chinoises, indiennes, indonésiennes ou coréennes.
Avec les besoins colossaux de minerais pour l’industrie lourde (fer, cuivre, bauxite, chrome, nickel, etc.) et légère (colombo-tantalite pour l’industrie numérique) des nouveaux pays émergents (Chine, Inde, Brésil, Turquie, Indonésie, etc.), le sous-continent subsaharien qui recèle un tiers des réserves minérales de la planète, a été plus que jamais sollicité par des multinationales à la force de frappe considérable comme Rio Tinto ou Xtrata, Chinalco ou Valé. Le gratin du capitalisme mondial a débarqué en force en Afrique subsaharienne bousculant les firmes européennes qui géraient tranquillement leurs acquis dans leurs « prés carrés » sans pour autant susciter une capacité subsaharienne – indispensable – d’exploitation des ressources.
La NNPC (Nigerian National Petroleum Company) ou la Sonangol, les deux puissantes sociétés nationales pétrolières du Nigeria et d’Angola nées des joint-ventures avec les firmes extérieures restent en retrait par rapport à leurs homologues du Golfe ou de Russie pour gérer des raffineries ou valoriser les potentialités du pays. Seul, un gazoduc a été construit entre Port Harcourt au Nigeria et Accra au Ghana pour distribuer un peu du gaz brûlé dans les torchères du delta du Niger alors que les Subsahariens utilisent massivement le bois pour leur cuisine contribuant à une aggravation de la déforestation. L’Afrique subsaharienne reste encore rentière !
Plus grave peut-être, les terres arables supposées disponibles dont je viens de parler ont attiré une bonne partie des investisseurs de la planète, asiatiques, européens et américains. Même la Fondation de l’Université d’Harvard possède des terres en Afrique ! On ne connaît pas l’importance de cet accaparement de terres, relativement dissimulé, mais il est important. 160 millions d’ha (5 fois la SAU française !) seraient convoités depuis 2000 selon les inventaires les plus sérieux ! C’est du jamais vu !
Une autre potentialité se doit d’être comptabilisée dans le contexte actuel, la biodiversité pour alimenter, voire soigner la planète. Quand on évoque la faim en Afrique, on oublie toujours bien des plantes négligées, comme le fonio ou les tubercules. Nos organismes français de recherche en agronomie ont montré qu’on peut obtenir un rendement de 10 à 14 tonnes de manioc à l’hectare, contre une tonne de sorgho ! Et le manioc peut permettre la soudure, cette période d’insécurité alimentaire entre deux récoltes dans les zones de savanes ou du sud du Sahel par sa durée de conservation en terre. Des ressources ne sont donc pas suffisamment prises en compte pour résoudre les problèmes d’alimentation. On a découvert aussi des vertus thérapeutiques à certaines plantes que l’on reproduit parfois en synthèse dans les grands laboratoires pharmaceutiques.
Si les ressources sont pléthoriques, leur exploitation reste entre les mains de firmes étrangères et ne se fait pas selon des normes écologiques strictes. Les royalties qui en sont tirées sont enfin loin d’être gérées de manière optimale. Ainsi, la pollution est extrêmement importante dans l’extraction du pétrole au Nigeria. Le delta du Niger est pollué sur 25 000 km2 suite à une exploitation pétrolière non régulée.
Grande et petite corruption se sont répandues, surtout depuis la période des ajustements structurels. Et c’est la « petite corruption », celle qu’on subit qui révolte ! On surnomme « mange-mille » les policiers qui, sur les routes du Cameroun, demandent mille francs CFA aux automobilistes pour les laisser continuer leur route.
4. Des accès difficiles, des densités mal réparties, des migrations bloquées à proximité d’une Europe vieillissante
On a avancé le chiffre approximatif d’un milliard d’habitants pour l’Afrique subsaharienne mais la répartition de cette population est très contrastée. Des territoires trop pleins font face à des espaces vides. On observe une forte concentration dans toute la région du Nigeria, la région des Grands lacs et l’Éthiopie. Dans ces zones très densément peuplées, un desserrement de la population est nécessaire pour surmonter de trop fortes pressions sur les terres cultivables et sur le marché de l’emploi urbain, mais se heurte à la xénophobie qui s’est développée depuis quelques décennies après une longue période d’hospitalité. Ainsi voit-on après l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela en Afrique du sud que l’une des premières décisions prises fut d’éjecter les Subsahariens qui n’étaient pas considérés comme sud-africains pour laisser plus de place aux « autochtones » et leur donner des postes via la discrimination positive. C’est au nom de cette idée d’autochtonie que l’on a chassé les étrangers au pays et à la petite région notamment au Nigeria en 1983, en Côte d’Ivoire et au Kenya beaucoup plus récemment. La France, pays d’immigration ancienne, connaît aussi une telle tentation en période de crise et de partage de la redistribution.
Des problèmes ont été soulevés entre ceux qui se croient les dépositaires de la nationalité et les « immigrants » alors que toute la tradition africaine a été depuis des siècles d’être mobile. Cette mobilité s’est réduite avec la multiplication des barrières (frontières étatiques et limites historico-culturelles) et les migrations s’en trouvent diminuées. D’où les problèmes pour desserrer la population qui se trouve en trop grand nombre dans certains pays (Rwanda, Burkina Faso, etc.). Le régime rwandais de Kagame n’a pas hésité à soutenir militairement les migrants tutsis et assimilés en RDC et celui de Campaoré les nordistes ivoiriens contre le régime Gbagbo. Ce type de question a entretenu les conflits qui se sont déroulés en République Démocratique du Congo et en Côte d’Ivoire. A cela s’ajoute l’isolement de certains pays et régions. L’enclavement concerne quinze pays subsahariens, dont l’Ethiopie, deuxième pays subsaharien par la taille démographique.
Au total, les migrations internationales subsahariennes qui concernent une population de l’ordre de 30 millions de personnes en 2014 se réalise encore à l’intérieur du continent. Un effet de loupe médiatique fait craindre une déferlante subsaharienne en Europe – sans avoir lieu cependant. On oublie aussi que le continent européen a disposé d’un exutoire en XIXème siècle aux Amériques où sont partis plus de 60 millions de migrants pauvres. Enfin, le vieillissement européen accéléré supposera l’appel à du sang neuf pour rééquilibrer une pyramide des âges qui met en danger nombre d’équilibres économiques et sociaux. Bref, la puissance démographique africaine interpelle l’Europe par-delà une geste humanitaire et une peur malthusienne.
5. La construction des Etats, l’ébauche d’une géopolitique autour de trois pôles et les défis d’une jeunesse impatiente
Dire que l’État est impuissant en Afrique est un lieu commun – lancé par les Américains de la revue Foreign Policy et repris sans inventaire par les Européens – qui doit être nuancé. Le géographe que je suis constate que les frontières ne sont pas gardées, mais devaient-elles l’être ? En Afrique, les frontières sont des sources de richesse, c’est pourquoi on ne les supprime pas ! Autour du Nigeria, par exemple, on voit se constituer des lieux d’enrichissement liés au change Naira-Franc CFA et aux échanges commerciaux soutenus par les politiques différentielles de subvention. Le Nigeria subventionne par exemple son essence alors qu’elle est très chère dans les pays francophones voisins, d’où un commerce du carburant un peu partout dans des conditions très dangereuses. Autour de l’Éthiopie des troupeaux entiers de bovins partent en contrebande vers le Yémen et l’Arabie Saoudite. La contrebande reste partout une ressource économique très importante et fait vivre des pays comme le Bénin ou la Gambie et des pays en guerre ou sous perfusion.
Si la nation est toujours en construction dans le cadre d’un multiculturalisme de fait, l’État existe d’abord pour la reproduction des gens qui sont au pouvoir. Et dans un système multiculturel, les satrapes en poste – mêmes ceux qui pratiquent le pluralisme partisan et les élections compétitives – y parviennent en répartissant prébendes et fonctions de manière ethno-régionale. La stabilité est, en bien des cas, à ce prix. L’armée est rarement l’expression de chaque partie du territoire et l’éducation poursuit le projet colonial d’instruction quand elle a été généralisée. Ces deux outils de construction nationale n’ont donc qu’un rôle mineur et ne sont pas relayés par un système fiscal trop fondé sur les seuls impôts indirects (droits de douanes, TVA) au lieu d’impôts sur le revenu ou le patrimoine, difficiles à estimer vu la place de l’informel. Il ne faut donc pas s’étonner que l’on observe comme l’a montré Charles Tilly, que la guerre est une manière de construire le pouvoir et de renforcer l’Etat [3] (l’histoire française est là pour le prouver).
Au vu de l’actuelle carte subsaharienne, trois grands pôles s’affirment à mon avis : le Nigeria, encore empêtré dans ses divisions et fractures béantes (on le regrette dans toute l’Afrique de l’Ouest), l’Éthiopie, un vieil État très pauvre, et l’Afrique du sud dont on déplore qu’elle n’agisse pas suffisamment en tant qu’État dominant dans sa sphère d’influence.
J’ai parlé des 50 % à 60 % de moins de 25 ans dans la population des pays africains. C’est un défi gigantesque qu’aucun continent n’a dû résoudre en si peu de temps. S’il faut éduquer, créer des emplois et préparer tous ses jeunes à les exercer, il convient de leur faire une place dans le système politique comme dans la société. Or, les aînés, les vieux verrouillent en bien des lieux l’ordre politique et social de manière drastique par l’instrumentalisation de la tradition, le patronage politicien ou les menaces sorcières. Le choix du conjoint dans le couple ou le rajeunissement des élites restent encore largement à l’ordre du jour. Dès lors, on comprend que cette jeunesse – quand elle ne constitue pas la piétaille des milices des chefs de guerre en RDC ou au Libéria ou une société anomique de la débrouille, des services sexuels, de la drogue et de la délinquance (voir le film Bronx-Barbés) dans les mégalopoles subsahariennes – fait bouger les choses. Je citerai l’exemple du mouvement « Y en a marre » au Sénégal [4] et le « Balai citoyen » au Burkina Faso.
6. La France à la peine hors et dans son « pré carré »
Pourquoi la France perd-elle des parts de marché dans sa sphère d’influence (comme en Côte d’Ivoire) et surtout dans « les pays qui comptent » comme le Nigeria et l’Afrique du sud ? Le savoir-faire français, la connaissance que nos scientifiques, nos médecins, nos administrateurs, nos diplomates ont eu de l’Afrique, ne suffisent-ils plus à nous permettre de maintenir nos relations économiques avec ce continent ? C’est un problème sur lequel je n’ai pas de réponse définitive. J’ai quelques hypothèses, c’est tout.
Les 5 principaux partenaires commerciaux de l’Afrique subsaharienne (2012)
7. Comment trouver une place plus enviable?
Il nous faut de toute urgence changer de regard sur le sous-continent :
– Il est important que nous prenions conscience que les Africains veulent maîtriser leurs affaires. À tous les niveaux (villages, chefferies), les populations souhaitent être autonomes. Quand une ONG, dans un élan de générosité, propose un puits ou une école aux habitants d’un village, ceux-ci ont le droit de refuser le puits ou l’école. Ce que nous croyons bon pour eux doit passer par le filtre de leur propre autonomie, de leur propre logique.
– Il convient de prendre conscience que nos technologies ne vont pas être adoptées telles quelles. L’Afrique subsaharienne est le pays de l’hybridation, dans tous les domaines, même dans le domaine religieux (les missionnaires peuvent en témoigner).
– L’Afrique a ses logiques propres, même si elles ne s’affichent pas, qu’il nous faut respecter. Quand vous, « blanc », arrivez dans un village, tout le monde va vous dire oui à tout… sauf que le oui ne veut pas dire oui ! Je pourrais citer de nombreux exemples. Initier une action locale ciblant les femmes sans solliciter les hommes est ainsi une erreur. Une société communautaire a des règles différentes d’une société individualiste.
– Dernier point, les Africains recherchent la souveraineté, non seulement dans le domaine politique, mais aussi dans le domaine alimentaire. Un exemple : les syndicats agricoles de l’UEMOA (Union économique et Monétaire Ouest Africaine) ont fait capoter une conférence sur le coton à Cancún en 2003 où les Américains voulaient imposer leur prix.
Ces quatre points-clés m’amènent à formuler quelques propositions pour repenser notre appui et nos interventions subsahariennes au mieux des intérêts des Africains et des nôtres :
– Pour le géographe que je suis, la question du peuplement est essentielle et exige une approche élargie (bien au-delà de la distribution de pilules contraceptives…). On parle beaucoup de la question des migrations (aujourd’hui, le Président de la République inaugurait – enfin – le Musée de l’immigration [5]). La France est elle-même un pays de migrations. Un tiers des Français ont des parents ou des grands parents qui ne sont pas nés français. Il en est de même en Afrique. La question des migrations à l’intérieur des pays africains se pose dans les mêmes termes qu’en France.
– Les nombreux travaux d’organismes comme le mien (IRD), sur les sols, sur le climat, sur les plantes ont révélé à la fois l’importance et la fragilité des potentialités en Afrique. Cela nécessite une gestion prudente compte tenu, en particulier, de la répartition de la population.
– À propos de la condition féminine, je crois fortement que la limitation et l’espacement des naissances s’imposeront naturellement à mesure que les pays africains s’enrichiront. On le constate déjà dans certains pays (l’Île Maurice, l’Afrique du sud) dont le taux de fécondité se rapproche de celui de la France. J’ai pu l’observer aussi en Inde et en Amérique latine. Plutôt que des campagnes à l’américaine de distribution de dérivés de la pilule et de stérilets, la question démographique en Afrique nécessite une approche beaucoup plus globale et systémique.
– En ce qui concerne l’urbanisation, nous, Européens, avons une représentation des immenses villes africaines, mais nous ne connaissons pas les villes petites et moyennes qui regroupent plus de population urbaine que les très grandes villes. Nous sommes effarés par Lagos. Il est vrai qu’un Français qui fait du go slow à Lagos n’y voit qu’une extraordinaire confusion. Pourtant, c’est structuré. Je sais qu’il y a en France des équipes urbaines qui ont une bonne expérience de ces questions.
– Me souvenant de l’époque où toute la gauche se préoccupait des prix agricoles, de la dette africaine… je m’étonne que l’accaparement foncier qui touche des millions d’hectares ne soulève guère de militantisme dans notre pays. L’agriculture familiale paysanne a encore un avenir en Afrique. 500 millions de personnes vivent aujourd’hui dans le milieu rural et, selon les projections, ils seront encore plus nombreux en 2050. Par ailleurs, dans les villes, les emplois industriels, formels, ne seront pas tous au rendez-vous. L’agriculture a donc un avenir. Je ne parle pas de l’agriculture agro-industrielle que j’avais étudiée en 1972 même si Unilever revient en Afrique avec ses grandes plantations. La petite agriculture paysanne peut livrer des produits agricoles que les « bobos » recherchent : utilisant très peu d’engrais (10 kg/hectare au maximum dans les cultures d’exportation), les agricultures africaines sont proches des agricultures « biologiques ».
– La formation des compétences est une question essentielle. Un des problèmes de l’école en Afrique, c’est qu’elle est restée trop proche du modèle britannique – avec le General Certificate ordinary level ou Advanced Level – ou du modèle français, avec le bac et toutes les dérives que Monsieur le ministre connaît bien. L’Afrique manque de techniciens moyens. Elle a de grands médecins, qui d’ailleurs travaillent souvent en France ou en Angleterre. Mais ce qui manque cruellement dans le dispensaire de brousse, c’est l’infirmier qui sache faire un diagnostic et soigner les gens sans avoir besoin d’un énorme accompagnement technologique. C’est vrai dans tous les domaines. La compétence du technicien moyen est très importante.
– Enfin, je préconiserai la « réinvention de la tradition ». La condition des femmes en Afrique, le rapport à la modernité ne peuvent pas évoluer dans l’imitation immédiate du modèle européen. L’employé en costume cravate qui vous accueille dans une poste africaine semble imiter le bureaucrate français, mais c’est une apparence. L’évolution des sociétés africaines peut être décrite par ce que le grand historien britannique Eric Hobsbawm a appelé « la réinvention de la tradition » [6]. Nous-mêmes réinventons sans arrêt la tradition, républicaine par exemple.
Voilà mes propositions pour repenser la relation de la France avec l’Afrique subsaharienne. Merci.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Courade, pour ces grilles de lecture simples qui permettent d’accéder à une réalité infiniment complexe.
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[1] Du nom de la société taïwanaise Foxconn, premier sous-traitant mondial des géants de l’électronique et plus important fabricant mondial de matériel informatique, principalement implantée en République populaire de Chine et fréquemment pointée du doigt pour les conditions de travail dans ses usines.
[2] Le Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD) est le cadre stratégique de l’Union Africaine pour le développement socio-économique du continent. Le NEPAD offre aux pays africains l’occasion unique de prendre totalement le contrôle de leur programme de développement, de travailler ensemble et de coopérer plus efficacement avec les partenaires internationaux en vue de relever les défis critiques auxquels le continent est confronté : pauvreté, développement et marginalisation du continent au plan international.
[3] Charles Tilly: « La guerre fait l’État et l’État fait la guerre » (Charles Tilly, Contrainte et capital dans la formation de l’Europe, Paris, Aubier, 1992.)
[4] Le mouvement Y en a marre a été lancé en janvier 2011 par un collectif de rappeurs, d’étudiants et de journalistes excédés par les nombreuses coupures d’électricité. Ce mouvement a fait campagne contre Wade pendant la présidentielle de 2012, suscitant une prise de conscience chez les jeunes qu’il encourageait à s’inscrire sur les listes électorales. Il tente de poursuivre sa dynamique au service du développement du Sénégal.
[5] Le lundi 15 décembre 2014, le président François Hollande a inauguré le musée national de l’histoire de l’immigration (Palais de la Porte Dorée), seul musée national à n’avoir jamais été officiellement inauguré depuis son ouverture, 7 ans plus tôt.
[6] The Invention of Tradition, recueil d’études publié sous la direction d’E. Hobsbawm & T. Ranger, Cambridge, Cambridge University Press, 1983
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Le cahier imprimé du colloque « Que peut faire la France en Afrique subsaharienne ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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