L’intervention russe en Ukraine : mobiles, contraintes et solutions

Intervention de M. Claude Blanchemaison, ambassadeur de France en Russie de 2000 à 2003, à la table ronde « L’Ukraine » du 14 septembre 2015.

Merci beaucoup, Monsieur le ministre.

Impressionné par l’exposé des deux professeurs, je suis dans une position un peu difficile. Je partage tout ce qu’ils ont dit mais je suis un praticien, un homme de terrain. Je vais donc essayer d’apporter un éclairage pragmatique, peut-être même instrumental et, vous le verrez, finalement assez optimiste, sur la suite des événements.

Le professeur Sur s’est interrogé sur les origines de la crise. À ce qu’il a dit – que j’approuve totalement – j’ajouterai l’hypothèse d’une cause immédiate : peut-être sont-ce les tergiversations du président Ianoukovitch, puis sa fuite, qui ont conduit le président Vladimir Poutine, un homme pratique, un homme de décision et d’action, à décider en mars 2014 de s’assurer de la base de Sébastopol.

En effet, Ianoukovitch, qui était supposé être l’homme des Russes, s’est avéré être en quelque sorte une « planche pourrie » puisqu’il a donné instruction à son gouvernement de négocier un accord d’association avec Bruxelles. Lorsque cet accord d’association a été négocié, paraphé, il a battu en retraite, un peu sous pression russe, et refusé de le signer. Ensuite, lorsque ceci a déclenché les événements de Maïdan, il a réagi par une répression violente, d’où les incidents très graves survenus entre le 18 et le 21 février avec leur lot de morts (quoi qu’on pense sur l’origine de ces morts). Enfin, il y eut sa fuite le 22 février.

Le président Ianoukovitch n’était donc pas un pion fiable pour M. Poutine. Et celui-ci s’est avisé que les successeurs de Ianoukovitch, par inclination pro-occidentale vraisemblable, pourraient un jour remettre en question le bail de trente ans que le président ukrainien avait consenti à Poutine pour la base de Sébastopol, au motif qu’il s’agissait d’un contrat léonin conclu sous la contrainte et que, par conséquent, il pouvait être revu.

Il n’est pas impossible que l’état-major russe ait expliqué à M. Poutine qu’il fallait réagir avant qu’il ne soit trop tard. Il fallait éviter de se trouver entrainé dans un processus qui aboutirait au bout d’un certain temps (cinq ans, dix ans, quinze ans…), à la perte de Sébastopol, tout à fait inacceptable pour l’armée russe car c’est la condition de l’accès à la Mer Noire, donc à la Méditerranée.

Je fais là de la politique fiction, on ne sait pas ce qui s’est exactement passé dans les centres de décision à Moscou, mais on peut imaginer une réunion du Conseil de sécurité autour de Poutine qui aurait débouché sur l’idée qu’il était plus astucieux d’annexer la Crimée afin de détourner le débat vers un sujet différent. La Crimée n’a-t-elle pas toujours été russe ? (depuis 1793 en tout cas, ce qui n’est pas si vieux). On peut toujours gloser sur le caractère russe de la Crimée et déclencher des discours nationalistes historicistes qui justifient son annexion en éludant le débat sur la base de Sébastopol. Et c’est ce qui a été fait, probablement de façon assez astucieuse. Très vite, après cette annexion, le relais a été pris par l’agitation et par les combats dans les régions de l’est et du sud-est du pays, également peuplées de russophones.

On risque de retrouver quelque chose du même genre à l’avenir, bien qu’il ne s’agisse pas d’une base juridiquement russe, avec Tartous [1], ou avec la présence russe en Syrie.

Me plaçant d’un point de vue pragmatique, je voudrais souligner trois idées :

La première, c’est que l’Europe doit résoudre la partie européenne du problème et « mettre sous le tapis » la base de Sébastopol et la Crimée.

Deuxième idée : l’accord de Minsk, comme l’a dit le professeur Sur, fournit le cheminement d’une solution.

Troisième idée : il y a probablement aujourd’hui plusieurs éléments favorables à la conclusion de ce type d’accord.

L’Europe doit résoudre la partie européenne du problème. C’est ce qu’elle avait fait, déjà, au moment du conflit de Géorgie à l’été 2008 où le Président de la République française, agissant en tant que président en exercice du Conseil européen, avait fait la navette entre Moscou et Tbilissi pour aboutir à un cessez-le-feu. On peut penser ce qu’on veut de cet accord, on peut même penser qu’après sa signature la situation s’était aggravée, mais, au moins, cet accord a eu le mérite d’aboutir à un cessez-le-feu et à un retrait des troupes russes du territoire géorgien sauf, bien entendu, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud qui ont ensuite déclaré unilatéralement leur indépendance, reconnue seulement par quatre ou cinq pays dans le monde.

Nous sommes donc prévenus : toute tentative de faire bouger l’équilibre entre la Russie et l’Occident sur un pays comme la Géorgie ou l’Ukraine serait suivie d’une réaction russe forte, d’autant plus, comme vous l’avez dit, que, périodiquement, venaient de Washington des bruits sur la vocation naturelle de l’Ukraine et de la Géorgie à rentrer dans l’OTAN, alimentés par les néoconservateurs et les think tanks américains. On trouve même des textes sur ce que deviendrait la base de Sébastopol dans une telle hypothèse. Cela justifie ce que j’essayais de suggérer comme élément d’explication.

Pour traiter un conflit qui a quand même fait 8 000 morts en un an, la formule de Minsk, la formule du « format Normandie » est aujourd’hui l’hypothèse la plus communément retenue pour sortir de cet aspect de la crise ukrainienne.

L’accord Minsk II du 12 février 2015 correspond aux sanctions économiques. En réalité, il y a deux rafales de sanctions très différentes :

La première est liée au « rattachement » de la Crimée. Ce sont des sanctions individuelles qui n’ont pas une grande importance car elles touchent environ 150 personnes qui, depuis longtemps, n’ont plus de comptes en Occident et ont d’autres moyens que les visas pour circuler s’ils en ont vraiment envie. Il est probable que ces sanctions-là dureront pendant un certain temps.

Ce qui est important aujourd’hui, ce sont les sanctions économiques, comme vous l’avez dit, qui ont été imposées à la suite des combats dans le Donbass, à la suite aussi de l’incident de l’avion de Malaysia Airlines [2] dont on ne sait toujours pas dans quelles conditions il est tombé ni à qui il faut imputer la mort de tous les passagers et de l’équipage de cet avion.

Aujourd’hui, on peut être relativement optimiste sur l’application de Minsk II. M. Porochenko lui-même dit que le cessez-le-feu est respecté depuis le 1er septembre de cette année. Il semble aussi que les armes lourdes aient été retirées de la ligne de front, comme le prévoit l’accord Minsk II. Je ne suis pas dans le secret des dieux, je ne sais pas ce que les quatre ministres des Affaires étrangères se sont dit samedi dernier à Berlin [3]. Il y a des rencontres très fréquentes au niveau des ministres, au niveau des experts. Quatre groupes de travail se réunissent tous les mois à Minsk pour examiner l’état de réalisation des accords, tant en ce qui concerne le cessez-le-feu qu’en ce qui concerne les questions économiques, les questions humanitaires et les questions du dialogue politique.

Que reste-t-il à faire ?

Il reste à organiser des élections dans le Donbass, qui seront possibles lorsque M. Porochenko aura fait voter pour la troisième fois à la Rada la modification de la constitution, ce qui nécessite trois votes : les deux premiers votes ont été positifs, il faudra 300 voix positives au troisième vote, c’est beaucoup mais « ça doit pouvoir s’arranger », comme on dit en Ukraine. On peut penser que M. Porochenko va réaliser sa partie du contrat en fédéralisant (on dit en Ukraine « en décentralisant ») le pays donc en donnant une certaine autonomie aux provinces du Donetsk et de Louhansk.
Il restera alors, côté russe, à réaliser quelque chose qui sera sans doute assez difficile, et c’est à ce moment-là qu’il faudra faire pression sur M. Poutine, pour que les garde-frontières ukrainiens puissent retourner sur la frontière ukrainienne entre la Donbass et la Russie (aujourd’hui il n’y a plus de frontière et les Russes sont des deux côtés).

On peut penser, en écoutant le Président de la République française, que ceci n’est pas hors de portée. Il a indiqué que M. Poutine viendrait à Paris, probablement le 2 octobre, avec Mme Merkel et M. Porochenko, pour porter une évaluation sur l’état de réalisation de ces accords de Minsk II et voir ce qu’il y a à faire pour aboutir à la fin de l’année à une réalisation convenable. Si la réalisation est convenable, a-t-il ajouté, les sanctions seront levées. Mais je crois qu’il s’est trompé. En réalité, les sanctions n’ont pas à être levées puisqu’elles ont été adoptées à l’unanimité pour une période de temps déterminée, jusqu’au 31 janvier prochain. Il suffit qu’un ou deux États membres ne votent pas la reconduction pour qu’elles tombent le 31 janvier prochain. Et si Mme Merkel, M. Hollande et quelques autres (les Italiens, les Grecs, les Espagnols…) estiment qu’on peut considérer politiquement que l’accord de Minsk est plus ou moins réalisé on ne votera pas le renouvellement des sanctions économiques. Il y a des intérêts considérables en jeu, vous l’avez dit, en matière agricole (on voudrait bien vendre de la viande de porc en Russie aujourd’hui) et dans d’autres domaines.
À propos des échanges, il faut se méfier un peu des statistiques : si on voulait regarder l’évolution réelle des flux, il faudrait enlever le pétrole (donc le gaz) dont le prix a été divisé par deux. Il faudrait aussi enlever l’aéronautique civile car la livraison de dix Airbus ou de dix Boeing suffit à déstabiliser complètement les statistiques entre les États-Unis et l’Europe par rapport à la Russie.

Il y a aujourd’hui des éléments favorables à la conclusion d’un accord : un élément économique et un élément géopolitique.

L’élément économique bien qu’évident, est peu évoqué :
L’économie de l’Ukraine est dans un état désastreux. Les réformes ont été très faibles. Le PNB a diminué de 7 % l’année dernière (ce sera probablement encore le cas en 2015).

Si le FMI a bien promis 17,5 milliards de dollars, il a conditionné ce prêt à des réformes structurelles – qui ne sont pas faites – et à l’obtention d’autres financements, à hauteur de 40 milliards de dollars. Qui va prêter ces 40 milliards de dollars ? Certainement pas la Russie qui, prenant acte du tropisme européen de l’Ukraine, se désintéresse ostensiblement de la crise économique et de la restauration de l’économie ukrainienne. « C’est le job de l’Union Européenne ! », c’est en tout cas ce que disent les Russes. Les Russes réclament même les 3,5 milliards de dollars prêtés au Gouvernement de M. Ianoukovitch au mois de décembre, au moment où ce dernier avait refusé de signer l’accord d’association avec l’Union européenne.

Évidemment, comme il faudra rééchelonner la dette ukrainienne, qui est aujourd’hui de 72 milliards de dollars, il n’y a pas de raison pour que les Russes ne participent pas à ce rééchelonnement. Ce sera probablement un élément dur de la négociation car les Russes seront réticents à aider le régime de Kiev. Et ils ont quelques motifs d’être fermes dans la négociation puisque, comme on le sait, le prix des hydrocarbures a été divisé par deux, ce qui réduit d’autant les recettes budgétaires de la Russie et amoindrit considérablement les exportations dont les hydrocarbures constituent un pourcentage très important. Parallèlement au prix des hydrocarbures, le taux de change du rouble s’est effondré (les courbes coïncident à peu près). Cela signifie que la classe moyenne qui n’avait pas mis ses avoirs à l’abri en monnaie étrangère est partiellement ruinée. On peut donc voir surgir des problèmes intérieurs liés à cet effondrement du rouble. Par conséquent tout le monde devrait être incité au compromis.

La deuxième raison d’aboutir à un accord est géopolitique.

Les journaux ne parlent plus de l’Ukraine, qui semble ne plus intéresser personne. On parle maintenant de la Syrie et de la lutte contre le terrorisme, contre Daech.

Comme par hasard, Fox News et quelques autres media font apparaître que la Russie est en train de construire une base aérienne à Lattaquié, qu’elle débarque un matériel militaire considérable, de quoi construire une tour de contrôle et des bâtiments suffisants pour loger quelques bataillons. M. Poutine va se rendre, pour la première fois depuis sept ans, à l’Assemblée générale des Nations Unies, et il est probable qu’il rencontrera M. Obama en marge de la session de New-York. Il y a matière à discussion, en effet, entre M. Obama et M. Poutine sur la question : Devons-nous ou non coordonner nos actions pour combattre le terrorisme de Daech ? Je crois savoir, à la lecture d’un certain nombre de textes, qu’il y a un débat actuellement à Washington sur ce sujet entre ceux qui considèrent qu’il faut se coordonner et avec la Russie et l’Iran et ceux qui considèrent que ce n’est pas une bonne idée parce que les Russes ont toujours de mauvaises intentions et qu’en réalité le seul objectif de Poutine est de maintenir Bachar el-Assad au pouvoir et non de lutter contre Daech. On peut en douter parce que sur le plan de la lutte contre l’islamisme Poutine a donné quelques gages avec la façon dont il a détruit physiquement les islamistes en Tchétchénie.

J’ajouterai un mot sur l’affaire de la Crimée qui, selon moi, restera une épine dans le pied des Russes. Le point de vue juridique du professeur Sur est incontestable mais il y a aussi le point de vue politique. La plupart des pays dans le monde, y compris la Chine, considèrent qu’il n’est pas bon de faire bouger les frontières au XXIème siècle, en Europe ou ailleurs, et que cette affaire est un précédent regrettable, redoutable. C’est aussi le point de vue du Japon et de la plupart des pays d’Asie. Ils ne s’expriment pas publiquement parce que ça n’est pas dans leurs méthodes et qu’ils n’ont pas de raison de heurter la Russie, mais quand on parle à des diplomates de ces pays asiatiques, ils sont relativement critiques sur cet aspect des choses. D’ailleurs la Chine s’est abstenue au Conseil de sécurité sur un projet de résolution relatif à la Crimée, ce qui était tout à fait extraordinaire compte tenu du contexte du Conseil de sécurité à l’époque où ce vote est intervenu.

Voilà où nous en sommes. Je voulais, Monsieur le ministre, apporter ces quelques éléments concrets au débat.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur.

Je souhaite vraiment que vous ayez raison en pointant les éléments de contexte favorables à une issue positive de cette crise.

Je me trompe peut-être mais je crains que ce ne soit plus difficile. Au point où nous en sommes arrivés, je pensais que l’affaire pourrait se résorber plus vite.

J’observe – je parle sous le contrôle du professeur Nivat – la volonté de construire une nation dans une Ukraine récente et fragile. Elle n’a existé que trois ans de 1917 à 1920 puis depuis 1991, n’a pas de tradition d’État, subit le poids des oligarques. Un certain nombre d’éléments, enfin, surtout issus de l’ouest de l’Ukraine ont la volonté de façonner une Ukraine qui se distinguerait clairement de la Russie, au besoin contre elle.
Je ne vois pas pourquoi les Américains se seraient engagés comme ils l’ont fait s’ils n’avaient pas eu l’intention d’aller plus loin.

Du côté russe, compte tenu de ce qu’est l’opinion publique en Russie, je ne crois pas qu’une gentille décentralisation à Lougansk et à Donetsk puisse apparaître comme une fin heureuse de cette affaire.

Je souhaite vivement que ce soit possible mais les mentalités ont évolué, comme l’a observé le professeur Nivat qui écoute régulièrement les radios ukrainienne et russe. Il y a un élément de contexte psychologique. Je souhaite me tromper mais je suis devenu moins optimiste au fil du temps.
Mais vous êtes un diplomate, un praticien éminent tandis je ne suis qu’un amateur. J’espère donc de tout cœur que vous avez raison. On verra ce qui sortira du prochain sommet de Paris, le 2 octobre prochain, en « format de Normandie ».

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[1] Tartous, seul point de ravitaillement et de réparation de la Marine russe en mer Méditerranée (en vertu d’un accord soviéto-syrien datant de 1971), permet aux navires de guerre russes d’éviter d’avoir à regagner leurs bases de la Mer Noire en passant par les Détroits turcs.
[2] Le 17 juillet 2014, un Boeing 777-200ER assurant le vol MH17 reliant Amsterdam à Kuala-Lumpur a été abattu en Ukraine par un missile sol-air, faisant 298 victimes (283 passagers et 15 membres d’équipage).
[3] Les ministres des Affaires étrangères français, allemand, russe et ukrainien ont participé le samedi 12 septembre 2015 à une réunion consacrée à la situation dans l’est de l’Ukraine et à la mise en œuvre du paquet de mesures adopté à Minsk le 12 février 2015 en « format Normandie ». Ils se sont mis d’accord pour accélérer les négociations de paix entre Kiev et les rebelles de l’Est du pays. L’objectif : parvenir à un accord de paix avant l’hiver.

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Le cahier imprimé de la table-ronde « L’Ukraine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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