Par Franck Dedieu, responsable du développement de Res Publica.
Un démographe, un économiste, un essayiste et un journaliste, tous réunis par la Fondation Res Publica à la Maison de la chimie le 24 octobre dernier sous la présidence de Jean-Pierre Chevènement. « L’hiver démographique européen » selon la formule d’un des orateurs, soulève des questions majeures sur le plan politique, économique et sociétal.
Pour Hakim El Karoui, ancien collaborateur de Jean-Pierre Raffarin à Matignon et auteur de La lutte des âges (Flammarion – 2013), la politique démographique explique les grandes options prises par l’Europe – et en particulier par l’Allemagne – pour répondre à la crise économique. Des mots d’ordre en forme d’interdiction : « Pas d’inflation, pas de transfert sociaux ou fiscaux, pas de déficit, pas de restructuration de la dette ». « Ces quatre principes fondamentaux peuvent être lus d’un point de vue générationnel : ils font les affaires des ménages avec du patrimoine et de l’épargne financière, autrement dit les retraités. En Allemagne, les plus de 65 ans représentent d’ailleurs la base électorale de la CDU d’Angela Merkel ». Au fond, partout en Europe, un double déséquilibre économique et démographique entame le pacte générationnel conclu entre les différentes classes d’âge en 1945, une époque très différente de celle d’aujourd’hui. « La croissance était élevée et la durée de vie des retraités beaucoup plus courte ». D’ailleurs, la répartition entre les générations ne ressemble en rien à celle des années 1990 : « En France, il y a vingt ans, le patrimoine des moins de 50 ans, donc des actifs, égalait celui des plus de 65 ans. Aujourd’hui, l’écart s’élève à 50% au profit des plus vieux ». L’explosion des prix de l’immobilier – en particulier en région parisienne – est passée par là. Sur le front des revenus aussi, le basculement générationnel se produit : « Les retraités en moyenne gagnent plus que les actifs grâce aux pensions mais surtout aux revenus de leur patrimoine ». Une fois le constat posé, la photo de famille prise, reste à savoir comment résoudre ce déséquilibre démographique, à renouer le pacte générationnel. « Des tendances se dégagent : le caractère universel du système social va être affaibli à l’image des allocations familiales désormais liées aux revenus. La contribution des retraités va augmenter pour financer non pas le troisième mais le quatrième âge ». Hakim El Karoui dessine quelques pistes, certaines pour le moins osées : « Augmenter le taux d’activité des jeunes, des femmes ; faire travailler plus longtemps les seniors ». D’autres de nature fiscale : « Taxer davantage l’héritage ». Et enfin des solutions plus structurelles : « faire un lien entre le niveau des salaires et le niveau des pensions. Les Japonais réfléchissent même à faire voter les bébés, plus exactement à donner un droit de vote double aux parents de famille nombreuse ».
Comme Hakim El Karoui, le journaliste Romaric Godin utilise volontiers le prisme démographique pour comprendre les options économiques choisies par les Européens après la crise de 2008. Pour le rédacteur en chef adjoint de La Tribune, la faiblesse démographique allemande explique dans une large partie son attachement gnomique à l’orthodoxie budgétaire. Et le recours Outre-Rhin à l’immigration en 2015 ne change pas fondamentalement la donne : « Malgré la hausse de 1,1 million de personnes en 2015, la faiblesse démographique accumulée depuis des années donne une population allemande autour de 82 millions de personnes. Un nombre inférieur à celui de 2002 ». Sur la foi des projections menées par l’institut de statistiques Destatis, l’Allemagne compterait à l’horizon 2060 parmi sa population 30,3% de plus de 65 ans (contre 20,7% en 2013) et les 20-65 ans seraient à peine majoritaires (51,5% contre 61% en 2013). Conclusion de Romaric Godin : cette évolution démographique induit plusieurs risques pour l’Allemagne. « D’abord le problème de la soutenabilité de la dépense publique : le ministre des Finances Wolgang Schauble a voulu à tout prix réduire la dette publique par une politique violente de désinvestissement public, afin que le pays puisse faire face aux coûts immenses de la retraite dès les années 2020. Cette position a alors justifié le refus de verser une aide directe aux pays européens en crise. Elle a aussi empêché toute relance dont la zone euro aurait tant besoin ». Mais les efforts du rigoureux grand argentier allemand paraissent un peu vains pour inverser une tendance si lourde. D’où le recours massif à l’immigration. Un tel choix impose de relever d’abord un défi économique : « il faut ‘adapter’ les réfugiés aux besoins de main d’œuvre, notamment qualifiée. Ceci demande du temps et des fonds. Un peu plus de 100 milliards d’euros sont prévus entre 2016 et 2020 ». Un défi politique également : « L’immigration, largement acceptée par la population allemande, a cependant conduit à un durcissement d’une partie de la population, mécontente de voir se creuser des inégalités sociales, se développer la pauvreté notamment des personnes âgées ».
Pour le professeur d’économie à Paris Dauphine, El Mouhoub Mouhoud, l’immigration ne signifie pas baisse de revenus des natifs. « Sur le marché du travail, l’immigration produit des effets de faible magnitude, toute la littérature économique en convient. Certes, l’accroissement de l’immigration produit une hausse de l’offre du travail et les autochtones se verraient ainsi concurrencés. Or, ce phénomène ne se produit pas. L’arrivée de migrants induit même un effet légèrement positif – de l’ordre de 5% – sur les salaires des natifs. Les deux populations sont complémentaires et non substituables. Les immigrants opèrent des tâches d’exécution et dégagent ainsi du temps aux natifs pour se tourner vers des tâches plus élaborées et ainsi obtenir des gains salariaux ». Et puis, au-delà de ces effets induits, El Mouhoub Mouhoud insiste sur la faible immigration de travail (seulement 20 000 professionnels, soit 0,3% de la population française). Il est donc normal qu’elle ait peu de conséquences sur le marché du travail. A cette idée contre-intuitive, le professeur ajoute un autre phénomène : « Sur le marché des biens, l’arrivée des réfugiés a permis à l’Allemagne et à la Suède de gagner 0,2 point de PIB. L’accueil peut produire des coûts de transition mais le surplus de demande peut les compenser ». Pour autant, l’intégration des migrants ne se fait pas sans heurts, semble-t-il admettre pour ne pas verser dans un irénisme trop flagrant. « Le taux de chômage avec les natifs s’est accru en Europe. D’où un défi à relever sur le marché du travail » conclut-il.
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