Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, Journaliste économique, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Vers la fin de la globalisation, mythe ou réalité? quelle stratégie pour la France? » du 6 mars 2017.

Je voudrais revenir sur le panorama tracé par Jean-Pierre Chevènement en ouverture de ce colloque parce qu’il est important d’avoir quelques références historiques.

Le « cycle néolibéral », tel qu’on l’a appelé, qui commence le 15 août 1971 avec l’abandon unilatéral par les Américains de l’indexation du dollar sur l’or, comporte quatre grandes phases :

1971-1980. Après le décrochage du dollar de l’or, les idéologues, les économistes néolibéraux travaillent et accouchent d’un vrai système idéologique qui, s’appuyant sur les travaux de Milton Friedman (reprenant Schumpeter, Hayek etc.), marque une rupture avec Keynes. Les Britanniques montrent la voie sur le plan politique avec l’élection de Margareth Thatcher (mai 1979). Quelques mois plus tard (novembre 1980), Ronald Reagan est élu aux États-Unis (on ne peut pas ne pas penser au scénario Brexit-Trump). Reagan et Thatcher sont là pour appliquer les principes de l’école de Chicago et du néolibéralisme.

Pendant toute la décennie 80 la France de Mitterrand, qui nationalise, est à contre-courant.
Les Américains dérégulent, cassent les monopoles syndicaux, bataillent contre les Trade Unions, s’attaquent aux monopoles des grandes entreprises (ATT, transports aériens etc.) pour remettre du dynamisme dans le système économique. C’est parce qu’ils demandent à leurs partenaires d’appliquer la même politique au nom de la libre concurrence que la dérégulation va se mettre en place à l’échelle planétaire. L’alliance des Américains avec la Chine – qui se fait contre l’URSS, contre le Japon et au profit des multinationales américaines pour l’essentiel – est un élément déterminant dans la géopolitique et la géoéconomie mondiale.

Le Japon, ennemi économique des États-Unis dans les années 80, est remplacé aujourd’hui par la Chine. On se souvient que les Américains reprochaient aux Japonais de manipuler leur monnaie en la maintenant trop bas et d’accumuler les excédents sur les États-Unis. De plus, les Japonais voulaient apprendre aux Américains à fabriquer des voitures, envisageaient de racheter Hollywood et avaient des ambitions dans l’aéronautique et dans la défense. Les Américains, avec Reagan, réagirent violemment. Le parallèle s’impose avec ce qui se passe entre Trump et la Chine.

Au début des années 90, l’URSS implose et la Russie bascule dans ce qui n’est plus seulement la mondialisation mais la globalisation. Les démocrates américains achèvent l’idéologisation de ce néolibéralisme en y ajoutant une couche « libertaire » (faisant du « Terra nova » avant l’heure) : ils pensent qu’il faut multiplier les délocalisations, faire une croix sur la classe ouvrière, jouer les minorités et privilégier les services, la finance, le luxe. Ils abandonnent l’industrie manufacturière, les travailleurs blancs, et misent sur la High Tech, la finance, les déficits commerciaux étant compensés par les excédents dans les services, les revenus des capitaux, les revenus des brevets etc.

Dans les années 90 la France adopte exactement la même stratégie, ce qui explique que nous ayons actuellement beaucoup de problèmes similaires à ceux des Américains. C’est l’époque de « la mondialisation heureuse », chère à Alain Minc, aux élites françaises et américaines. C’est l’époque du Glass Steagall Act, c’est-à-dire de la financiarisation accélérée par les démocrates américains, notamment par Lawrence Summers.

Trop d’excès, trop de libre-échange, trop de paupérisation, dans les pays occidentaux, trop d’enrichissement, trop d’inégalités, trop de marchés financiers non contrôlés, tout cela débouche sur le krach du 15 septembre 2008.

Les Américains élisent Barack Obama en espérant qu’il remette de l’ordre, mette au pas la finance, les multinationales et redonne de l’espoir à la population américaine, aux minorités comme à la white middle class et aux white workers. Il va échouer, rien n’a été fait, rien n’a changé.

Depuis 2008, les banques centrales ont fait fonctionner la planche à billets. On a évité le collapse total mais, sous la présidence Obama, l’endettement public a doublé, passant de 10 000 à 20 000 milliards de dollars. Au niveau mondial on atteint 200 trillions (= 200 000 milliards) de dollars, 57 000 milliards de dollars de plus qu’en 2008. La France a suivi le mouvement, naturellement. Si elle a généré de l’endettement, la planche à billets n’a pas réglé les problèmes : le système perdure, les inégalités se sont accrues, le système financier a continué d’engranger les bénéfices, l’investissement productif n’est pas reparti. Même si les TRI (taux de rentabilité sur investissement) ont diminué ces dernières années, ils restent très élevés. Le chômage a diminué aux États-Unis, nous dit-on, mais environ la moitié des chômeurs sont sortis des statistiques.

Face à tout cela la colère gronde, la colère enfle. En Occident, les classes moyennes paupérisées – car c’est bien de paupérisation qu’il s’agit quoi qu’en disent les statistiques – se tournent vers ceux qu’on désigne comme « populistes » et qui, de l’extrême gauche à l’extrême droite, prétendent tout changer. Le système se révélant incapable de se réformer, de réguler et d’apporter de l’espoir à ces classes moyennes qui étaient majoritaires, celles-ci se détournent du système et se tournent vers les extrêmes.

Parallèlement, on observe un ralentissement de la croissance (un point de croissance en moins par décennie).

Phénomène nouveau, depuis trois ans, le commerce mondial ralentit. Pendant toute la « mondialisation heureuse », et même pendant les années 80, le commerce mondial progressait deux à trois fois plus vite que le PIB mondial pour aboutir, non sans quelques aberrations, à ce mouvement brownien des marchandises, des conteneurs. Toutes les grandes entreprises s’étaient organisées en disséquant leurs chaînes de valeur, produisant le sous-ensemble là où les coûts étaient les plus bas, assemblant là où c’était le moins cher, réexportant là où il y avait une demande solvable, c’est-à-dire essentiellement en Occident et au Japon, et localisant les bénéfices dans des paradis fiscaux. « L’optimisation fiscale » est en effet cohérente avec le but de la globalisation : la disparition, à terme, des États et des nations.

En 2009, j’avais écrit un livre intitulé « La dernière bulle » [1], sous-titré : « Comment on n’en finit pas d’enrichir les élites et de paupériser les classes moyennes. Comment Wall Street a phagocyté Obama et a fabriqué une fausse reprise ». C’est le problème. La réforme fiscale n’a été faite ni dans un sens ni dans l’autre. Obama a essayé. Il a fait une réforme, l’Obama Care, qu’il a payée cher parce que, pour que les grandes entreprises acceptent, il a été obligé d’aller à Canossa et il a cédé devant les lobbies.

Obama est un intellectuel, il s’exprime remarquablement bien, il a une prestance. Trump est un peu son antithèse… Cela étant dit, il faut regarder les chiffres. Après huit ans d’Obama les déficits perdurent. La balance des comptes courants américains (balance des biens, des services et des revenus financiers), le vrai ‘juge de paix’, est déficitaire en moyenne de 500 milliards de dollars chaque année. La balance commerciale est déficitaire de 750 milliards de dollars ! C’est-à-dire que rien n’a changé. Les pays excédentaires sont toujours la Chine, l’Allemagne et le Mexique, ce qui explique que Trump cible ces trois pays. Les déficits perdurent et, le système mis en place depuis près de quarante ans – et surtout dans les quinze ou vingt dernières années – ayant échoué, on change le logiciel.

Ce qui s’est passé avec le Brexit et surtout avec l’élection de Trump, nonobstant toutes les incertitudes, toutes les approximations, toutes les outrances… est bien un changement de logiciel : exit le libre-échange absolu, on change de paradigme.

Selon moi, Trump est un libéral-protectionniste. Il est en effet pour l’économie de marché, donc libéral. Pour savoir qui soutient Trump, il ne faut se fier ni aux médias français ni aux médias américains. Il est soutenu par une bonne partie des Trade unions et du patronat, sauf la Silicon Valley. Une réforme fiscale d’ampleur est en préparation, qui va changer toutes les règles du jeu de la comptabilité des entreprises, avec des effets considérables sur le reste du monde. Ce changement de comptabilité doit aboutir à favoriser la production locale et à défavoriser les importations. Pour la grande distribution (Walmart) et un certain nombre d’industriels (tel Apple) qui vivent sur l’importation, cela pose un problème. D’autres, en revanche, y voient leur intérêt. Là sont les enjeux.

Là s’observe le changement : la globalisation était une réalité, la déglobalisation n’est pas encore une réalité mais elle n’est plus un mythe, elle est en marche.

Des forces en présence s’exercent, ce qui explique le déchaînement contre Trump. On nous a expliqué pendant des années qu’il n’y avait pas d’autre politique possible que le libre-échange (le protectionnisme était diabolisé), qu’il n’y avait pas d’autre solution que l’ouverture totale des frontières, y compris à l’immigration, et que les problèmes venaient de ce qu’on n’avait pas fait suffisamment de libre-échange. Il fallait donc aller encore au-delà et enlever encore un peu plus de pouvoir aux États, aux nations, aux peuples (c’est le sens des traités de libre-échange). C’est ce qui était en jeu, donner le pouvoir aux forces économiques, essentiellement aux multinationales et notamment aux GAFA.

On a souvent parlé ici du pouvoir que se sont arrogé ces géants du Web, de ce monopole considérable sur nos vies de tous les jours, sur nos données. La première option consiste à continuer en faisant des amodiations, de vagues régulations à la marge, pour éviter de basculer dans une guerre commerciale totale, avec tous les risques que cela comporte. Sommes-nous capables collectivement d’inventer une troisième voie, une régulation qui fasse qu’il y ait un peu plus de retour sur investissement pour les populations occidentales ? Faut-il revoir les chaînes de valeur ? Faut-il relocaliser ? Sans doute puisque c’est déjà à l’œuvre.

Depuis trois ans le commerce mondial progresse moins vite que le PIB. La croissance du commerce mondial (1,8 %) est aujourd’hui inférieure à la croissance du PIB mondial (3 % l’année dernière). Cela signifie que les dirigeants des multinationales, qui ont perçu dans les pays occidentaux une opposition à cette globalisation à outrance, donc une volonté de relocalisation et de récupération (et un peu de la revanche du local sur le global), anticipent le mouvement. De plus, depuis trois ans ils se sont aperçus que la 3D et la numérisation permettent de relocaliser certaines activités. Ils savent aussi que l’étirement complet des chaînes de valeur comporte des risques. Il suffit qu’un des éléments, pour une raison quelconque, fasse défaut et c’est l’ensemble du produit qui ne peut plus être assemblé. Cela pousse aussi à une certaine relocalisation. C’est ce mouvement qui est en cours depuis deux ou trois ans et qui va s’accélérer, indiscutablement.

Ce débat est largement absent des débats actuels, notamment en France. Je crois que la seule question qui vaille est celle de l’emploi. C’est l’objectif numéro un de Trump (comme cela l’était pour un certain président français élu il y a cinq ans), il veut recréer de l’emploi, rapatrier de l’emploi. C’est ce qui sera le plus difficile. On va rapatrier les activités parce que la robotisation et la numérisation le permettent et que l’investissement peut redevenir rentable. En revanche, les usines robotisées emploient considérablement moins de personnel et pas le même type de personnel. L’idée de taxer les robots et payer les gens à ne rien faire n’est pas très satisfaisante intellectuellement.

Comment allons-nous pouvoir recréer des emplois pérennes dans une économie du XXIème siècle numérisée, en cette troisième révolution industrielle ? C’est tout l’enjeu. Je suis persuadé qu’il y a des solutions. Je ne vois pas beaucoup les économistes au travail, en tout cas pas sur ces thèmes-là. Ils nous expliquent qu’il faut soit continuer dans le libre-échange, soit « inventer » le revenu universel (idée qui, en réalité, remonte à plus d’un siècle).

Nous devons travailler à trouver une troisième voie qui permettra de reconstituer de nouvelles classes moyennes. Nous ne pouvons pas nous contenter de cette espèce de nomadisation du monde, de constitution d’une hyper-classe (les fameuses « élites mondialisées »), d’un vaste magma d’emplois de services et de la disparition de toutes ces classes moyennes qui ont fait notre prospérité et ont garanti la paix sur notre continent depuis soixante-dix ans.

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[1] La dernière bulle, Jean-Michel Quatrepoint, éd. Fayard, sept. 2009.

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Le cahier imprimé du colloque « Vers la fin de la globalisation, mythe ou réalité? quelle stratégie pour la France? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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