Comment garantir la cohésion des territoires ?

Intervention de Jacques Mézard, ministre de la Cohésion des territoires, lors du colloque « Désertification et réanimation des territoires » du 27 février 2018.

Je suis très heureux d’être ici, à l’invitation de Jean-Pierre Chevènement pour lequel j’ai énormément d’amitié et infiniment de respect. J’ai partagé les bancs du Sénat avec lui pendant six ans. J’en ai retiré beaucoup d’expérience aux côtés d’un homme dont la vision géopolitique dépasse largement les frontières de notre pays. Et j’ai pu mesurer ce que doit être un homme d’État.

Désertification et réanimation des territoires, tel est le thème de ce débat.

Après ce que j’ai entendu, je me demande si le mot « réanimation » est encore à l’ordre du jour et si le malade n’est pas en état de coma dépassé. Mais je suis un faux pessimiste et je pense que tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir.

Considérons qu’il y a un peu d’espoir et que ce pays a encore de grandes capacités, ce dont je suis convaincu. D’ailleurs, pour avoir survécu à tous les dégâts causés depuis très longtemps par les gouvernements successifs, ce pays a fait la preuve de sa résistance et de ses capacités. Les réformes territoriales en sont un exemple, à l’exception de ce qu’a pu faire Jean-Pierre Chevènement : je pense à la Loi Chevènement [1] dont le plan territorial est encore un exemple de ce qu’est une vision permettant aux territoires de se développer dans la liberté.

Première réflexion : la Constitution considère qu’il y a trois étages : la commune, le département et, depuis peu, la région. Or nous sommes arrivés – je dis « nous » parce que la responsabilité est collective – à un système d’une complexité rare où le citoyen, s’il n’a pas fait de très longues études universitaires ou fréquenté les bancs de Sciences Po, a beaucoup de difficultés à s’y retrouver sur l’organisation territoriale, sur la place de l’État et sur ce qui est pourtant la base du socle républicain, la fiscalité. Une fiscalité, locale ou nationale, qui n’est plus comprise pose de vrais problèmes démocratiques. Nous y sommes.

Je pouvais être considéré comme un président de groupe très brutal mais, comme ministre, je vais mesurer mes propos (avec regret). En effet, je me retrouve au gouvernement alors que, Jean-Pierre Chevènement le sait, je n’ai jamais été un adepte de la Cinquième République.

Non seulement je n’ai jamais été un adepte des lois de réformes territoriales de ces dernières années mais j’ai voté contre. Non seulement j’ai voté contre – Jean-Pierre Chevènement en a été témoin –, mais j’ai été un acteur fort de la contestation à la Haute assemblée. Ce n’était pas pour le simple plaisir de faire de l’opposition, surtout par rapport à un Président de la République que j’avais soutenu, au moins jusqu’à son élection, en 2012.
Et nous sommes arrivés à ces lois de réformes territoriales, en particulier la loi de fusion de régions et la Loi NOTRe, qui, pour moi, ont largement complexifié les choses et posent beaucoup de problèmes. Il se trouve que les vicissitudes de la vie font que je suis aujourd’hui en charge de l’aménagement du territoire… Mais je ne suis pas ministre des Collectivités territoriales, autre démonstration que la Cinquième République est quelque chose de merveilleux.

Si j’ai beaucoup lutté contre la fusion de régions, c’est que j’étais – et reste – convaincu que, comme Marie-Françoise Bechtel l’a très bien expliqué, c’est une réforme calée au coin d’une table pour répondre à des impératifs de l’Europe (je suis pourtant assez pro-européen). Au Sénat j’ai soulevé contre ce texte tout ce qui était possible, y compris quelque chose qui n’avait jamais été utilisé : faire saisir in limine litis le Conseil constitutionnel par deux présidents de groupe (j’étais président de groupe) pour absence d’étude d’impact. Mais le Conseil constitutionnel, « dans sa grande sagesse », a considéré que l’étude d’impact suffisait … alors qu’il n’y avait rien dedans. Dont acte.

Grand chamboulement ! On a une nouvelle fois bouleversé nos institutions territoriales de manière non réfléchie : dans le cadre de la fusion de régions on a mis Aurillac avec Lyon (9 heures aller-retour par la route, 11 heures par le train), Mende avec Toulouse et Guéret avec Bordeaux… Bravo à ceux qui ont pondu cette réforme, aggravée par la loi NOTRe qu’à l’époque j’avais qualifiée de « loi leurre ».

Vous avez parlé des circulaires. Certaines méritent lecture : ils sont même arrivés à prendre des décisions relatives aux compétences par circulaires ! Je suis plutôt un privatiste qu’un publiciste mais je trouve ça quand même assez fort de café !

Tout cela est imputable au fait que, dans ce pays, les élus et le Parlement ont déserté le pouvoir. J’ai été rapporteur d’une commission d’enquête qui a d’ailleurs débouché sur une loi sur les autorités administratives indépendantes [2] que j’avais présentée, peut-être férocement, comme une captation du pouvoir par la haute administration.

Ces lois de réformes territoriales, au-delà du fait qu’elles étaient totalement décorrélées de la question de la fiscalité locale, ce qui est quand même assez extraordinaire, ont aggravé l’éloignement, faisant fi de la nécessité de proximité entre le citoyen et la représentation. On a créé des conseils régionaux où certains territoires sont représentés par 3 élus sur 240 ! C’est proportionnel à la population, me dira-t-on. Là aussi on connaît les décisions du Conseil constitutionnel à propos des éloignements géographiques. Cela a été aussi décliné sur les intercommunalités.

À quoi sommes-nous arrivés ?

Le gouvernement précédent, voulant réformer les intercommunalités, avait passé une commande au CGET. J’ai le courrier, que je m’étais procuré, et j’ai la réponse de l’ancienne commissaire générale à l’égalité des territoires, dont j’avais fait lecture publique au Sénat, vers minuit, devant le secrétaire d’État André Vallini. Dans cette excellente réponse, elle disait : « Il faut que dans ce pays il n’y ait que mille intercommunalités ». Ne me demandez pas pourquoi, je n’ai toujours pas compris. Et, cela continuait : « La loi devra… » et elle s’adressait au gouvernement !

Je m’empresse de dire que, depuis le 1er janvier, le CGET a quitté la tutelle de Matignon pour être sous la tutelle du ministre de la Cohésion des territoires.

Et on a créé des intercommunalités qui n’ont aucune connexion avec les cantons eux-mêmes fusionnés. Une grande réussite de plus ! Je pourrais décliner.

Maintenant que vous êtes au pouvoir, vous allez changer tout ça, allez-vous me dire. Non, en tout cas pas maintenant.

Les élus locaux sont lassés de tous ces bouleversements, à juste titre. Alors nous essaierons d’améliorer ce qui peut être amélioré, au moins pendant ce quinquennat. Peut-être, dans un quinquennat suivant, des changements pourront-ils être envisagés, après qu’aura été tiré le nécessaire bilan de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas.

Ces réformes ont été votées par le Parlement (le Sénat lui-même, sur la loi NOTRe, a capitulé au dernier moment alors qu’il s’est opposé très fortement jusqu’au bout à la fusion de régions). Nous nous retrouvons donc avec une architecture territoriale dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est beaucoup trop compliquée et peu cohérente. Elle a abouti, contrairement à ce qui avait été indiqué, à une augmentation de la dépense. Une étude récemment sortie dans un quotidien du matin a mis en évidence que les seules régions qui avaient fait des économies étaient celles dont le périmètre n’avait pas bougé ! Félicitations aux excellents auteurs de cette réforme.

Nous n’allons pas toucher à ces lois, vous disais-je. Sauf quelques adaptations mineures.

L’exposé des motifs de la loi NOTRe dispose la fin des conseils départementaux en 2021. Il se trouve que nous avons mené des combats, en particulier au Sénat, pour obliger le gouvernement à renoncer à cette mesure. Faire de grandes régions et « en même temps » supprimer les conseils départementaux, il fallait vraiment y penser ! Dans un certain nombre de territoires ruraux, avec la fin des départements, de petites intercommunalités, même si elles étaient fusionnées, allaient devoir assumer une grande partie des compétences des départements. C’était une aberration.
Dans le programme du candidat qui est devenu Président de la République – et que j’ai rejoint très tôt – nous avons convenu qu’on ne toucherait pas aux départements, sauf peut-être dans cinq ou six grandes métropoles, sur la base de propositions, de consultations.

Je note au passage – une fois de plus j’avais voté contre – qu’une des dernières initiatives du précédent gouvernement a été de multiplier le nombre de métropoles, passant à 22 métropoles, dont certaines d’ailleurs n’ont de caractéristiques métropolitaines que le nom : autre aberration ! Sachant aussi que la loi de fusion de régions a mis en difficulté d’anciennes métropoles régionales. Je pense à Limoges, dont vous avez parlé, qui se trouve dans une situation très difficile, ou à Amiens (qui a peut-être d’autres atouts pour entrevoir un avenir radieux…). Ce ne sont que des exemples. Mais c’est fait, il n’est pas possible de revenir en arrière : les villes qui perdraient ce statut de métropole le vivraient comme une dégradation.

Coup de chapeau aussi au Grand Paris ! A la demande du Président de la République, avec d’autres, dont Gérard Collomb, nous avons travaillé sur la question du Grand Paris.

J’ai reçu tout le monde : les élus de la ville, des départements, les élus de l’actuelle métropole (laquelle a le budget d’une agglomération de 50 000 habitants et redistribue 99 % de ce qu’elle perçoit ! Il fallait y penser). J’ai reçu aussi les représentants de cette autre trouvaille : les EPT (Etablissements publics territoriaux) dont je me demande combien de Franciliens connaissent le nom ou le périmètre.

Unanimité chez tous ces élus, même chez ceux qui avaient soutenu ces réformes : le système actuel est aberrant, il faut le changer !

À la question : que changer ?… Même unanimité : à notre niveau, tout fonctionne parfaitement bien !

Les EPT sont d’avis qu’il faut pulvériser les départements ; le département défend son utilité ; la région suggère de supprimer telle ou telle strate… Tous déclarent fermement qu’il convient d’être destructif sur les autres strates.

Ils ne seront pas déçus.

Je constate que nous sommes arrivés à une situation d’une complexité extrême qui fait que le Grand Paris, censé devenir une « ville-monde », a des difficultés à assurer un développement au service de ses habitants. Je pense à la mobilité, élément très important ; je pense aussi aux disparités sociales : une commune riche peut jouxter une commune pauvre… Nous avons réussi à avoir des fractures territoriales catastrophiques autour de Paris, et même un peu dans Paris.

C’est la situation actuelle. Et j’ai dit que nous n’allions pas faire un nouveau bouleversement. Qu’allez-vous faire ?, allez-vous me dire.

L’intitulé de ce colloque parle de « désertification ». Mais la déprise démographique ne touche qu’une minorité de nos départements. Quelques départements sont en situation de décrochage. C’est le cas de l’Aisne, d’ailleurs, qui figure parmi les quatre départements dont les indicateurs sont les plus défavorables.

Quelques mots sur la politique que j’essaie de mettre en place.

Pour rebondir sur un certain nombre de propos qui ont été tenus, je dirai qu’il y a un impératif besoin de redonner de la matière grise à ces territoires en difficulté. Les évolutions ont fait qu’au niveau de l’ingénierie de l’État, au niveau de l’ingénierie territoriale, cette matière grise s’est beaucoup retirée (ou on l’a retirée). Je l’ai vécu dans le département que je représente toujours (un sénateur au gouvernement n’est qu’un sénateur suspendu) et dans l’agglomération que j’ai présidée pendant 16 ans, jusqu’au mois de juin dernier. Quand j’étais jeune avocat à Aurillac, à la fin des années 70, je rencontrais les jeunes membres de l’administration préfectorale. Le secrétaire général de la préfecture du Cantal s’appelait Michel Cadot, le directeur de cabinet s’appelait Daniel Canepa. Et ce matin j’ai déjeuné avec le premier président de la Cour de cassation qui, quelques années après, avait son premier poste de président de tribunal à Aurillac. Je constate que ce temps est révolu… sauf très rares exceptions. Nous avons les pires difficultés à convaincre des femmes et des hommes de haut niveau de venir dans ces territoires, y compris dans l’administration. Où vont les énarques ? Sont-ils tellement bons qu’ils sont capturés par les métropoles… ou par d’autres activités qui n’ont pas toujours à voir avec le service public ?

L’une de mes demandes, dans le cadre du programme « Action publique 2022 », est qu’on renvoie de la matière grise de l’administration centrale vers les territoires. Je crois à la nécessité d’aller vers de la déconcentration. Même si ça ne plait pas. Je n’ai jamais renié mon tempérament jacobin, surtout quand le jacobinisme se décline à l’échelle des territoires avec les grandes régions. C’est pour moi une priorité de redonner cette capacité d’ingénierie.
Nous allons créer une Agence de la cohésion des territoires.

Il ne s’agit pas de recréer la DATAR, ce qui a vécu a vécu, mais d’essayer de regrouper autour du CGET un certain nombre de structures et de moyens permettant de « rebooster » l’ingénierie de l’État et de mettre cette ingénierie à disposition des territoires. Ce n’est pas facile à faire. Il y a des résistances. Mais nous lancerons dans les toutes prochaines semaines une mission de préfiguration pour aboutir dans les deux mois à des propositions qui pourront être mises en place le plus rapidement possible. En tout cas, c’est une vraie volonté, plusieurs d’entre vous l’ont souligné, de redonner cette ingénierie aux territoires qui ont des capacités.

Jean-Pierre Chevènement me rappelait hier que le dernier rapport que j’avais commis au Sénat traitait des innovations technologiques des collectivités locales [3]. Je l’avais fait pour montrer que les collectivités étaient capables d’innovation, qu’il y a une intelligence territoriale qui n’est pas toujours suffisamment connue et qui n’est pas dupliquée. Je pense que nous avons intérêt à ce que cette capacité d’innovation soit facilitée.

Nous avons donc ce besoin d’intelligence territoriale et, je l’ai entendu, le besoin de faciliter les choses. À chaque membre du corps préfectoral que je rencontre je donne consigne, comme ministre de la Cohésion des territoires, de faciliter le travail de ceux qui travaillent sur le terrain (collectivités, citoyens, entreprises). Je demande aussi, dans le cadre d’« Action publique 2022 » qu’on donne le maximum de liberté aux préfets sur le terrain afin qu’ils puissent apprécier, interpréter, faciliter le travail des uns et des autres. En effet, dans ce pays on a le don de s’attacher des boulets aux pieds les uns les autres. Et les mots utilisés par le Président de la République : « libérer et protéger » me conviennent parfaitement, à condition de les mettre en application.

Sur la « réanimation des territoires », la difficulté est de faire plus avec moins. Je ne fais pas le procès de ce qui s’est passé avant (sauf pour la réforme territoriale que j’ai combattue au Sénat) mais on ne peut ignorer un certain nombre de préoccupations budgétaires. Il faut donc utiliser le mieux possible l’argent public.

Si le Président de la République a voulu un ministère de la Cohésion des territoires, c’est qu’il a dû considérer dans sa profonde sagesse que ces territoires en manquaient.

Je vois plusieurs sujets sur lesquels nous devons intervenir particulièrement au niveau des territoires en utilisant les moyens propres à faciliter les choses.

Je pense d’abord à la question de la politique de la ville.

Le « Commissariat général à l’égalité des territoires » (dénomination que j’ai contestée dès le début mais ce n’est pas simplement en changeant le titre qu’on change le fond) est le résultat de la réunion de l’ancienne DIV et de l’ex DATAR.

Les problèmes que nous connaissons dans ce qu’on appelle les quartiers fragiles donnent lieu à la politique de la ville. Le NPNRU (Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain, qui remplace l’ANRU) dénombre 450 quartiers (200 d’intérêt national et 250 d’intérêt régional) qui ont été fléchés sous le précédent quinquennat. Là encore, cette politique commence à peine et nous n’allons pas redécouper pour passer de 450 à 380 ou à 480. Mais la situation de ces quartiers, est quand même très diverse.

Quelques dizaines de quartiers sont explosifs. On ne se rend pas suffisamment compte qu’on est à la merci, chaque jour, d’une étincelle qui peut allumer des feux extrêmement importants. Moi qui suis un laïque invétéré, je peux vous dire qu’il y a des quartiers où la situation est devenue critique. Je suis allé le jour de la rentrée scolaire dans une commune proche de Paris qui bénéficie des classes dédoublées selon le système mis en place par le ministre de l’Éducation nationale, (12 élèves par classe). Les enseignantes me disaient qu’aucun des parents des deux fois douze élèves que j’ai vus ne parlait français. On ne peut même pas dire qu’ils parlent ‘une’ autre langue car dans cette commune on parle plusieurs dizaines de langues. C’est une des communes où 20 % à 25 % des enfants ne sont pas scolarisés (ou le sont là où ils ne devraient pas l’être). Jean-Pierre Chevènement connaît ce sujet mieux que moi. Si nous sommes incapables de reprendre la situation en main, nous nous préparons des lendemains qui déchantent. Plusieurs dizaines de quartiers sont dans cette situation.

Il ne s’agit pas de chercher les responsables de ce désastre mais de trouver des solutions par la politique de la ville.

Ce sont des quartiers qui comptent deux fois et demie plus de chômeurs que la moyenne nationale, où des jeunes diplômés ne trouvent pas de travail parce qu’ils sont discriminés en raison de leur lieu de résidence, où, étrangement, il y a moins de commissariats que dans certains beaux quartiers et moins de médecins que la moyenne nationale.

Cela ne se réglera pas en quelques mois. Il convient donc d’utiliser l’interministériel, de mobiliser tous les ministères compétents, des sports à la culture en passant par la santé et par le ministère du travail.

Nous inaugurons un nouveau système d’emplois francs qui cette fois-ci, je l’espère, va fonctionner. Nous comptons sur la police de sécurité au quotidien mise en place par le ministre de l’Intérieur. Nous allons veiller à la multiplication des installations sportives et culturelles. Tout ne va pas se débloquer en six mois mais il est indispensable d’agir vite. C’est de la « réanimation » d’urgence.

Il n’y a pas de « désertification » dans ces quartiers, loin de là. Ceux qui réussissent vont s’installer ailleurs et sont remplacés par des populations qui ont encore plus de difficultés. On a inventé une sorte de mouvement perpétuel.

Jean-Pierre Chevènement a parlé de la « diagonale du vide ». J’étais la semaine dernière dans le bassin minier où il y a à la fois beaucoup d’innovation, beaucoup de volonté des élus et de grandes capacités. Mais il faut y mettre un certain nombre de moyens. Je ne pense pas qu’on puisse régler les problèmes par des politiques de saupoudrage en passant d’un territoire à un autre. Il faut aussi des politiques à l’échelle nationale.
J’ai lancé une opération « Villes moyennes » avec la volonté de redynamiser ces villes.

L’opposition urbain/rural n’a guère de sens. Il y a des zones urbaines qui vont bien, des zones rurales qui vont bien et des zones qui souffrent des deux côtés.

Plusieurs d’entre vous ont parlé des métropoles. Selon certains universitaires, certains élus, la théorie du ruissellement ferait que, grâce aux métropoles, tous les autres territoires recevraient de l’eau. J’ai alerté Gérard Collomb, puisque nous sommes dans la même région : Mon cher Gérard, Monsieur le ministre de l’Intérieur, je n’ai jusqu’à présent pas vu arriver une goutte d’eau ! … Mais on peut espérer.

Les « espaces interstitiels » entre les « métropoles » ont besoin qu’on leur redonne du punch, encore qu’il y a des villes moyennes qui vont très bien mais il y en a un certain nombre dont la population diminue au profit de leur périphérie ou des métropoles, ou des deux, avec des centre-bourgs où s’alignent les logements vacants et les commerces fermés ou en grande difficulté. C’est pourquoi je lance un plan « Villes moyennes » en mobilisant des fonds. Jean-Pierre Chevènement sait aussi bien que moi qu’un ministre qui n’a pas de fonds, doit en trouver ailleurs. Je me suis donc évertué à trouver ailleurs cinq milliards d’euros pour les villes moyennes. On peut y arriver.

Ce plan « Villes moyennes » est aussi une réponse à la « désertification » parce qu’une ville moyenne est complètement couplée au territoire rural qui l’entoure et réciproquement, les deux vont de pair. Les redynamiser à l’échelle nationale est une nécessité.

Il faut aussi assumer le fait qu’il y a un déséquilibre entre les ressources des différents territoires. Nous n’avons pas réussi jusqu’ici à réaliser une véritable péréquation, qu’elle soit verticale ou horizontale. Un certain nombre de systèmes – la DSR (dotation de solidarité rurale), la DSU (dotation de solidarité urbaine) – ont une réelle utilité. Mais nous rencontrons une difficulté récurrente au niveau de la péréquation horizontale : d’une manière générale, les plus riches n’ont pas tellement envie d’envoyer des finances vers les plus pauvres (« … Si on crée un nouvel impôt, oui, peut-être, mais là pour l’instant, tu comprends, j’ai des projets, il faut que je les réalise… ». Je caricature à peine). On le vit d’ailleurs aujourd’hui au niveau des départements avec les DMTO (droits de mutation à titre onéreux). Les chiffres 2017 des DMTO [4] montrent que dans certains départements, les recettes ont explosé. Tout le monde crie famine mais certains ont la bouche pleine et n’ont pas envie de redistribuer.

Au niveau de la fiscalité locale et des dotations de l’État, nous avons encore beaucoup de progrès à faire. J’ai dit depuis le début que la taxe d’habitation n’a pas vocation à perdurer. On est dans le système de 80/20 et, j’en suis convaincu et c’est d’ailleurs la vision du Président de la République, cette taxe sera éteinte d’ici la fin du quinquennat pour faire place à de nouvelles façons de financer les collectivités locales. En effet le système actuel est d’une injustice profonde. Quelle est la différence entre un bien immobilier à Paris et un bien immobilier dans beaucoup de villes moyennes ? 300 000 euros, prix d’un petit studio à Paris, permettent d’acheter une belle maison dans nos ville moyennes mais c’est le même capital foncier. Et il arrive fréquemment que l’impôt local soit dix fois plus élevé dans nos villes moyennes.

Ce sont des sujets auxquels nous allons nous attaquer.

Pour lutter contre la « désertification », il faut éviter que la mer se retire de certains territoires ruraux. Quand un territoire rural n’est plus accessible ou moins accessible, quand il n’y a plus de trésorerie, quand il n’y a plus, ou beaucoup moins, de services publics… le désert s’étend. Dans mon département les douanes ont disparu en juillet (je n’y suis pour rien, la décision avait été prise avant). Ce n’est pas grave, on peut penser que les douanes n’avaient rien à faire dans le Cantal [5]… Mais lorsque tout ça se retire, il y a un moment où la gestion de ces territoires devient extrêmement problématique.

Je suis là où je suis pour éviter que cela continue. Je ne sais pas si j’y arriverai. En tout cas c’est la volonté que j’exprime au sein du gouvernement. Jean-Pierre Chevènement le sait, j’ai l’habitude de dire ce que je pense.

Il est nécessaire de donner à ces territoires les moyens de vivre. Le mot « égalité » des territoires me paraît absurde. Nous avons besoin d’équité.
Quand j’étais jeune étudiant à Paris, je rejoignais Paris par le Capitole en 5h30. Je quittais Aurillac à 18h, j’étais à Paris-Austerlitz à 23h30. Grâce au travail des gouvernements successifs, on met aujourd’hui entre deux et trois heures de plus (aller-retour) pour rejoindre la capitale ! Nos concitoyens peuvent accepter que les choses n’avancent pas, pour différentes raisons, financières et autres, mais ils vivent très mal le fait qu’elles reculent ! Je prends cet exemple parce qu’il m’est familier mais c’est vrai dans toute une série de territoires. C’est ce genre de choses qui contribuent à générer les votes extrémistes qu’on connaît. Je mets donc beaucoup plus de temps aujourd’hui pour venir à Paris que je n’en mettais il y a trente ans, que ce soit par le train, que ce soit par la route, malgré les autoroutes. Quant à l’avion, il ne fonctionne pas le samedi, ni le dimanche matin, ni les jours fériés et il a en moyenne dix ou onze pannes par mois. Il en est de même pour Brive, Castres, Agen… C’est la réalité de nos territoires.

J’espère pouvoir contribuer à la « réanimation » de nos territoires dont certains sont quand même un peu dans le coma. C’est un des enjeux de l’action que m’a confiée le Président de la République. Il faut donc que je fasse entendre fortement ce message, en appelant au bon sens qui, souvent, supplée à de grandes ambitions technocratiques. C’est en tout cas ce que m’a appris l’expérience de la gestion d’une collectivité locale et d’une agglomération.

On a parlé aussi des fonds européens qui sont extrêmement difficiles d’emploi. Leur gestion est passée aux régions… ce n’est pas pis que quand c’était l’État. C’est compliqué.

Un sujet important arrive, celui de la politique agricole commune et des fonds de cohésion des territoires dont les montants sont considérables pour nos territoires. Je suis de ceux qui luttent pour que la France maintienne des positions très fortes au niveau européen sur ces sujets, faute de quoi nous aurons encore plus de difficultés à mener un certain nombre d’actions.

Voilà comment je conçois la politique que j’ai à mener. On ne peut pas faire vivre des territoires s’ils ne sont pas accessibles, si ce sont des déserts médicaux, si l’éducation n’est pas donnée dans de bonnes conditions. Je suis de ceux qui considèrent qu’on a besoin, dans ces villes moyennes, dans ces territoires, de formations post-bac, pas forcément les premiers cycles parce qu’on n’aura pas forcément les bons étudiants ni les bons enseignants, mais dans tous nos IUT, dans certaines formations, nous avons des capacités de spécialisation, de niches qui nous permettent de faire venir de la matière grise et de la conserver. C’est aussi un des enjeux des années qui viennent.

C’est un challenge. J’estime que j’ai un travail de « réparation » à faire (quand il y a des fractures, il faut réparer). Ce n’est pas un travail qui portera tout de suite ses fruits. La première étape consiste à éviter qu’on rajoute des dégradations. L’étape suivante sera de créer assez rapidement des instruments pour faciliter les choses, en concertation avec les collectivités locales. Je l’ai dit : les grandes régions sont là, on fera avec. Je leur propose d’ailleurs de travailler avec elles. Mais je reste persuadé que les réformes qui ont été mises en place ces dernières années sont davantage des moyens d’aggraver les fractures territoriales que de les résoudre.

Voilà ce que je voulais dire de manière un peu libre, Monsieur le ministre, sur la politique que j’entends mener tant que le Président de la République me fera confiance.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, cher Jacques, Monsieur le ministre, merci de ce regard lucide et de cette parole responsable. Vous me faites penser à un médecin qui se refuserait à prescrire des remèdes de cheval parce que le malade y succomberait. Je pense que cette approche est celle d’un homme de gouvernement qui sait prendre un peu de temps quand il le faut. Il faut le temps de faire un bilan et de trouver des solutions cohérentes.

Beaucoup de choses très sages ont été dites par Jacques Mézard. Ce n’est pas souvent qu’un membre du gouvernement s’adresse aux citoyens sur le ton de la confidence. Nous avons perçu les accents d’une profonde sincérité et, en même temps, un regard sans pitié sur les politiques qui nous ont mis dans la situation où nous sommes aujourd’hui.

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[1] Loi n° 99-586 du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale.
[2] Loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017 portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes.
Un État dans l’État : canaliser la prolifération des autorités administratives indépendantes pour mieux les contrôler, rapport n° 126 (2015-2016) de Monsieur Jacques MÉZARD, fait au nom de la commission d’enquête sur le bilan et le contrôle de la création, de l’organisation, de l’activité et de la gestion des autorités administratives indépendantes, p. 71.
[3] Les nouvelles technologies au service de la modernisation des territoires. Rapport d’information de Messieurs Jacques MÉZARD et Philippe MOUILLER, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales n° 509 (2016-2017) – 19 avril 2017.
[4] Le fonds national de péréquation des droits de mutation à titre onéreux (DMTO) perçus par les départements, mis en place en 2011, est alimenté par un prélèvement sur « stock » lié au montant de DMTO par habitant dans le département par rapport à la moyenne de l’ensemble des départements, sur la base des recettes de l’année précédant la répartition, et un prélèvement sur « flux » prenant en compte la dynamique de progression des recettes de DMTO de chaque département.
Sont bénéficiaires des ressources du fonds les départements dont le potentiel financier par habitant est inférieur à la moyenne de l’ensemble des départements ou dont le revenu par habitant est inférieur au revenu moyen de l’ensemble des départements.
[5] Le projet stratégique douanier (2016) prévoit la suppression d’un certain nombre de bureaux des douanes. Ces bureaux n’accueillaient pas le grand public, mais les professionnels concernés par la taxe à l’essieu, la fiscalité énergétique, le remboursement de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (ex-TIPP), les débitants de tabac etc.

Le cahier imprimé du colloque « Désertification et réanimation des territoires » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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